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Lecture et empathie: la littérature au cœur de la relation soignant-soigné

Si la compétence langagière est souvent considérée uniquement dans sa dimension linguistique, c’est-à-dire en mettant l’accent sur la maitrise du code, sa composante communicationnelle demeure des plus déterminantes. Cette dernière fait pourtant l’objet de peu d’interventions pédagogiques dans les cours de français et littérature. Savoir adapter son discours en fonction d’un contexte précis se révèle d’autant plus crucial en situation de soins – dans les programmes techniques de la santé, par exemple –, où les élèves doivent relever de réels défis de communication. Le cours Littérature, communication et empathie, développé par Bruno Lemieux, du cégep de Sherbrooke, s’intéresse notamment à de tels enjeux. Pour cette initiative, l’auteur a reçu le prix Réalisation pédagogique en français, langue d’enseignement au collégial, remis conjointement par le Conseil pédagogique interdisciplinaire du Québec (CPIQ) et l’Office québécois de la langue française (OQLF) dans le cadre des Mérites du français en éducation, en 2013.

« Qu’est-ce qu’on peut pour notre ami / Qui souffre une douleur infinie // Qu’est-ce qu’on peut pour notre cœur / Qui se tourmente et se lamente » (Garneau 1993 : 72). Ces quatre vers du poète Hector de Saint-Denys Garneau associent deux réalités fondamentales de la condition humaine : la souffrance, à laquelle nul n’échappe dans sa vie, et la compassion, qui module le rapport à autrui. Cependant, cette capacité à ressentir la souffrance de quelqu’un en qui l’on reconnait sa propre humanité peut-elle s’enseigner comme il en va de la lecture ou de l’écriture? La littérature peut-elle constituer le lieu d’apprentissage d’une communication empathique? Nous pensons que oui, à la suite de la mise en œuvre d’un projet d’innovation pédagogique[1] lié au cours de français de la formation générale propre au programme d’études. Ce cours était destiné, dans notre cas, aux étudiants des programmes de la santé en raison du contenu littéraire que nous y avions spécifiquement intégré. À l’instar de la philosophe Martha Nussbaum, nous croyons que « les capacités de pensée et d’imagination […] nous rendent humains et font de nos relations des relations humaines riches » (Nussbaum 2011 : 14-15). Nussbaum précise ainsi l’entendement qu’elle a de ces dispositions : « Ces capacités – la pensée critique; la capacité à dépasser les intérêts locaux pour affronter les problèmes mondiaux en « citoyen du monde »; enfin la capacité à imaginer avec empathie les difficultés d’autrui – dépendent de l’étude des humanités et des arts. » (15-16).

Le projet Littérature, communication et empathie

Le projet dont il est ici question souscrit tant à la pensée humaniste qu’aux nouvelles tendances en prestation de soins, connues sous l’appellation de « médecine narrative ». Cette approche met à profit le récit de vie et l’écoute empathique dans l’établissement de la relation soignant-soigné. En l’absence de véritables cas ou en complément des cas observés lors de stages étudiants en milieu hospitalier, des œuvres littéraires variées abordant des enjeux de santé, de maladie, de deuil ou de guérison ont servi de corpus référentiel à cette expérience didactique. Celle-ci était fondée sur les récentes avancées de la recherche montrant l’influence de la littérature sur le développement de l’empathie. À cet égard, nous retenons la synthèse des travaux en psychologie comportementale que livre Keith Oatley, de l’Université de Toronto, dans un article paru en 2012 et dont le titre à lui seul fait écho au fondement de notre démarche : « Les romans renforcent l’empathie ». Colligeant plusieurs études, le professeur émérite soutient qu’ « entrer dans les mondes imaginaires des romans améliore notre empathie et notre capacité à adopter le point de vue d’autrui » (Oatley 2012 : 65). Comment cela se produit-il? Oatley nous propose une hypothèse explicative intéressante :

« […] les personnages de romans sont comme des cercles, c’est-à-dire des abstractions : les scientifiques utilisent les cercles pour résoudre des problèmes de physique, de même, les auteurs et les lecteurs utilisent des personnages de fiction pour réfléchir aux personnes qu’ils côtoient tous les jours. […] Tout comme les simulations sur ordinateur nous ont aidés à comprendre la perception, l’apprentissage et la mémoire, les histoires sont des simulations susceptibles d’aider les lecteurs à comprendre non seulement les personnages des romans, mais la psychologie de l’homme en général. » (Oatley 2012 : 64-65)

C’est dans cet esprit que nous avons réalisé le projet Littérature, communication et empathie et l’avons intégré au cours de formation générale propre au programme, Langue et communication (601-HAU-SH), lequel offrait une structure d’accueil optimale pour notre proposition[2]. Dans un premier temps, une recherche-action a été menée entre 2009 et 2012 auprès d’intervenants des milieux de la santé de la région administrative de l’Estrie afin de bien mesurer les enjeux de communication qui s’y posent; dans un second temps, une expérimentation a été effectuée en 2012 et en 2013 au cégep de Sherbrooke avec deux groupes d’étudiants des programmes de la santé[3]. Cette proposition de formation a placé la lecture d’œuvres de fiction au cœur du développement d’aptitudes de communication et de compassion accrues chez les futurs travailleurs et travailleuses de la santé.

Les fondements et la structure de la proposition didactique

Le cours Langue et communication a pour objectif de mener les étudiants à « produire différents types de discours oraux et écrits […] à partir d’une situation de communication liée à un domaine d’activité professionnelle ou à un champ du savoir » (compétence 4EFP), selon les termes du devis ministériel. Ainsi, l’essentiel de l’expérience a consisté à enseigner les théories de la communication, puis à les mettre à profit, concurremment aux autres méthodes et théories littéraires, dans l’analyse d’œuvres de tous genres (romans, poèmes, chansons, scénarios de films, essais, etc.) illustrant différents enjeux de la vie humaine. Les éléments de ce corpus ont servi d’objets d’appréhension et d’étude des comportements et des besoins humains en situation de mal-être afin de modéliser chez les futurs soignants ou travailleurs de la santé une meilleure conscience des attitudes favorisant le mieux-être de chacun. Lectures, discussions, présentations orales et productions écrites, l’ensemble des travaux étaient portés par cette orientation thématique; l’interdisciplinarité était donc explicite et continue.

La séquence d’apprentissage mise en œuvre au sein de ce dispositif didactique renvoyait à un cycle modulable d’étapes de durées variables, se répétant plusieurs fois au cours du trimestre selon les œuvres abordées et les notions à intégrer. Les étapes de cette séquence sont les suivantes :

  • Présenter une œuvre aux étudiants – auteur, contexte, caractéristiques génériques, thèmes, etc. – afin qu’ils puissent se l’approprier et l’analyser aux fins des objectifs de l’exercice – exemplification de notions théoriques, étude comparative, etc. Selon la nature de l’œuvre, l’appropriation peut s’effectuer collectivement en classe (poème, chanson, récit bref, film) ou individuellement en dehors du milieu scolaire (long récit, roman, essai, article scientifique).
  • Inviter les étudiants, en cours d’appropriation de l’œuvre ou immédiatement après selon les cas, à noter très librement et de façon informelle leurs impressions, réactions, questions face à la situation de vie ou aux enjeux de communication qui y sont dépeints. Ces notes, consignées dans un carnet personnel, ne sont pas lues par l’enseignant ou l’enseignante, et constituent au fil du trimestre un bassin référentiel où chacun peut remonter le cours de ses pensées – et y faire le constat de son évolution –, ce qui est précieux quand vient le temps de rédiger l’essai final.
  • Guider les étudiants dans leur analyse de l’œuvre (ou d’une partie de celle-ci) en les amenant à recourir à différents modèles théoriques – par exemple, le schéma actantiel de Greimas, le schéma de la communication de Jakobson, le concept de la communication non verbale de Mehrabian, celui de la « prise d’expérience » de Kaufman et Libby (voir plus loin) ou celui de résilience de Cyrulnik. Cette étape peut se réaliser de différentes manières : individuellement ou en petit groupe; sur le mode de la discussion ou de l’écrit; en tout ou en partie en classe ou à la maison.
  • Encadrer les étudiants dans leur démarche de recherche complémentaire visant à recueillir toute information propre à éclairer la compréhension des cas illustrés par les œuvres analysées. Cette étape participative les amène à faire preuve à la fois d’intuition et de sens critique dans la sélection de données, lesquelles peuvent très souvent provenir des cours spécifiques de leur programme de formation à visée professionnelle. De plus, le travail en sous-groupe étant favorisé, chacun doit être en mesure de communiquer de façon claire, cohérente et efficace le résultat de ses recherches à ses coéquipiers ou à l’ensemble du groupe.
  • Accompagner les étudiants dans la production des types de discours oraux et écrits liés à leur champ d’études, selon l’énoncé de compétence ministériel associé au cours Langue et communication. Différents types de travaux sont produits au cours du trimestre – du compte rendu critique à l’exposé formel –, le tout menant à la rédaction d’un essai personnel final. Dans ce dernier, les étudiants sont invités à faire le point sur l’état de la connaissance à propos d’un sujet de leur choix et, partant de là, à développer une réflexion intégrant les notions liées : 1- à leur champ spécifique de formation; 2- à la communication; 3- à la littérature et à la culture générale.

Le recours à la littérature et l’emprunt à la médecine narrative

Dans son ouvrage intitulé Qu’est-ce que la littérature? paru originellement en 1947, Jean-Paul Sartre écrivait que « l’ambiguïté du signe implique qu’on puisse à son gré le traverser comme une vitre et poursuivre à travers lui la chose signifiée ou tourner son regard vers sa réalité et le considérer comme objet » (1985 : 18). Précisant la distinction qu’il fait entre la dimension utilitaire du langage et la dimension poétique que celui-ci peut aussi atteindre, il ajoutait : « Nous sommes dans le langage comme dans notre corps; nous le sentons spontanément en le dépassant vers d’autres fins… » (27). Pour Sartre, cet élan de « la « vraie », la « pure » littérature, [cette] subjectivité qui se livre sous les espèces de l’objectif » (42) ne pourra se révéler qu’à travers « l’effort conjugué de l’auteur et du lecteur qui fera surgir cet objet concret et imaginaire qu’est l’ouvrage de l’esprit. Il n’y a d’art que pour et par autrui. La lecture, en effet, semble la synthèse de la perception et de la création. » (55). Dans cette optique, la littérature peut aller par-delà son en-soi et offrir un espace où appréhender et comprendre autre chose qu’elle-même, comme, dans le cadre de notre projet, des enjeux liés à la santé, à la maladie, au deuil ou à la guérison. La littérature peut trouver une résonnance dans les affects des individus selon ce principe avancé par Sartre voulant que « nous sommes dans le langage comme dans notre corps ». Dans cette perspective, elle concentre l’offrande des auteurs « ayant développé la capacité de capter grâce à la magie des mots rassemblés certains états d’âme » (Désy 2011 : 79) et peut ainsi contribuer à accroitre les capacités d’écoute et d’empathie des lecteurs qui la fréquentent.

Dans un contexte scolaire, la littérature offre bien davantage qu’un espace d’apprentissage de l’orthographe, de la syntaxe et de l’organisation des idées. L’œuvre littéraire devient d’autant plus motivante à aborder qu’est reconnu, à travers le projet pédagogique qui la propose, le fait que « la lecture est création ». L’objet littéraire lui-même, ainsi propulsé par l’intérêt que lui porte l’étudiant-lecteur, s’installe dans sa conscience pour contribuer à sa dynamique, associant le parcours des personnages à des concepts vus ailleurs et autrement, ou encore, en facilitant l’établissement d’une dialectique de l’altérité du fait qu’il ne s’agisse pas de vraies personnes, mais de personnages. Selon l’image de Sartre, « l’objet littéraire est une étrange toupie, qui n’existe qu’en mouvement. Pour la faire surgir, il faut un acte concret qui s’appelle la lecture, et elle ne dure qu’autant que cette lecture peut durer. Hors de là, il n’y a que des tracés noirs sur le papier. » (1985 : 52)

Prenons en guise d’exemple Oscar et la dame rose (2002), d’Eric-Emmanuel Schmitt; dans ce roman, un enfant atteint d’un cancer incurable raconte ses derniers jours dans des lettres qu’il destine à Dieu. Cet ouvrage, s’il est lu et analysé dans un contexte favorable à une démarche heuristique, induit chez les étudiants le développement d’aptitudes communicationnelles propices à l’expérience véritable d’une rencontre avec un malade atteint de cancer dans leur futur milieu professionnel. Un extrait de l’essai final qu’une étudiante a rédigé au terme du trimestre d’automne 2014 illustre bien ce phénomène; elle y établit une relation entre des expériences personnelles, son choix professionnel, les notions apprises dans le cours et les ouvrages lus (voir l’encadré ci-dessous).

Extrait d’un essai rédigé dans le cadre du cours Littérature, communication et empathie

« Pour moi, la communication est avant tout un défi puisque je suis une personne timide dans la vie de tous les jours. Et le fait de rédiger cet essai me permet de réfléchir à cela, de peser mes mots avant de les communiquer. Tout premier contact me fait sortir de ma zone de confort; pourtant, j’aime franchir cette limite afin d’établir une relation. Les soins infirmiers reposent en grande partie sur la relation de confiance qu’il faut établir avec le patient et c’est ce que je veux développer et entretenir avec les humains. Je veux contribuer à changer la vie des gens, je veux les aider en étant constamment en relation avec eux. Pour moi, c’est ça la valeur et la richesse de la vie humaine. Pour ma carrière, je ne me suis jamais vue enfermée dans un bureau à manipuler et classer des papiers. Le fait d’avoir vu des membres de ma famille hospitalisés et d’avoir aimé leur rendre visite (d’avoir même été curieuse du travail du personnel soignant au point de les observer) m’a donné le goût d’être infirmière.

« En repensant aux choses vues dans le cours, je me rends compte à quel point la qualité de la communication est importante dans la vie des malades. En ce sens, le roman Oscar et la dame rose a été pour moi une révélation. J’ai adoré cette histoire où Mamie-Rose, une aidante, accompagne un jeune garçon atteint du cancer; Mamie-Rose est en quelque sorte un idéal à atteindre, pour moi en tout cas. Ce sont des relations comme celle qu’elle a avec Oscar que je souhaite avoir avec mes patients, lorsque ce sera possible, dans ma carrière d’infirmière. J’ai beaucoup aimé ce que Mamie-Rose dit à Oscar vers la fin de sa vie en lui parlant de ses parents, qui éprouvaient de la difficulté à communiquer avec lui : « Ils sont très jaloux que nous nous entendions si bien. Non, pas jaloux, tristes. Tristes de ne pas y parvenir aussi. » Je trouve que c’est d’autant plus triste que c’est pour eux la dernière chance de communiquer avec lui et qu’ils auront des regrets.

« Communiquer, c’est aussi partager nos états d’âme, quels qu’ils soient. Et plus la communication est bonne entre les personnes, plus riche sera la relation. Il est bon cependant de nous rappeler que certaines personnes ne sont pas du tout à l’aise avec la maladie et la souffrance physique et, encore moins, la souffrance morale. Nous ne pouvons pas exiger d’elles qu’elles soient à l’aise. Étant donné que je suis, moi, à l’aise avec les malades et que je suis davantage consciente des effets de la communication, je tenterai d’en faire profiter le plus grand nombre dans l’exercice de ma profession. »

Valérie, étudiante en Soins infirmiers

Nous pourrions multiplier les exemples. C’est cependant le processus de transfert de sens qu’il faut retenir ici : lire de telles œuvres littéraires aide ces futurs soignants à appréhender et à comprendre ce que vivent les personnages dont ils suivent l’histoire, à ressentir par procuration leur souffrance comme leurs espoirs. D’ailleurs, selon une étude de la Ohio State University publiée en 2012, un phénomène de « prise d’expérience » se produit chez le lecteur « qui se fond à la trame narrative comme s’il était lui-même un personnage du monde de la fiction, épousant alors l’état d’esprit et la perspective de celui-ci à mesure que progresse l’histoire » (Kaufman et Libby 2012 : 2, la traduction est de nous). Cette recherche définit la prise d’expérience, dont les effets sont proportionnels à la capacité du lecteur de s’identifier au personnage à travers une narration au « je » et une similitude des déterminants psychosociaux, « comme un mécanisme par lequel le discours narratif accroît le registre expérientiel du lecteur et transforme du coup ses croyances et ses aptitudes » (19). Le phénomène pourrait trouver son explication dans les résultats de récents travaux en neuropsychologie cognitive, comme l’explique Keith Oatley :

« La puissance du roman vient de la connexion émotionnelle qui s’établit entre le lecteur et les personnages d’une histoire – en un mot, de l’empathie. Les scientifiques ont recherché les racines de certains aspects de ce lien dans le cerveau. Par exemple, dans une étude en IRM fonctionnelle réalisée en 2004, la neuroscientifique Tania Singer et ses collègues, de l’University College de Londres, ont découvert que des régions cérébrales […] s’activent aussi bien lorsque nous souffrons que lorsque nous savons que quelqu’un que nous aimons souffre. Ces régions semblent impliquées dans les aspects émotionnels de la souffrance.

« L’empathie émotionnelle qui est essentielle pour nos relations nous permet aussi de nous imaginer vivre les aventures des personnages des romans que nous lisons. En fait, des études récentes en imagerie cérébrale révèlent que nous « vivons intérieurement » ce qu’un personnage ressent en imaginant ses sentiments et ses actions. » (Oatley 2012 : 68)

La littérature, avec sa puissance d’évocation, peut ainsi exemplifier le réel mieux que n’y parviennent le manuel scientifique, le rapport de recherche ou le compte rendu technique, et, en cela, peut offrir une contribution complémentaire à la formation professionnelle, mais fondamentale quant au développement de l’empathie.

Encore marginal, ce mouvement appelé « médecine narrative » gagne pourtant les facultés de médecine d’Amérique et d’Europe depuis le début des années 2000. Créé à l’Université Columbia par la Dre Rita Charon, le premier programme du genre propose aux médecins en formation de compléter leur apprentissage scientifique par un partage de connaissances et d’expériences basé sur une pratique de lecture et, surtout, d’écriture de textes narratifs à travers lesquels ils racontent les cas auxquels ils font face et les émotions que cela fait naitre en eux. À l’Université Laval, le Dr Jean Désy, médecin, essayiste et poète, est un fervent promoteur de cette approche narrative dans son enseignement, lui qui donne carrément des cours de littérature à la Faculté de médecine. Et le parallèle qu’il établit entre médecine et littérature est très inspirant :

« À qui ai-je donc affaire, aujourd’hui, en tant que soignant? […] Quel est cet individu, devant moi, tout à coup pareil à un personnage de théâtre, pareil à ces êtres que mettent en scène Shakespeare ou Molière, personnages qui, tous, trouvent leur écho dans le monde, avec leurs qualités propres, leurs troubles, leurs manques, leurs besoins, leurs détresses, leurs forces et leurs joies? Pour quelle raison quelqu’un s’est-il déplacé pour me voir? Que cherche-t-il? Que veut-il exprimer? » (Désy 2011 : 41)

Partageant son questionnement avec ses étudiants, il leur suggère une piste interprétative elle aussi empruntée au monde littéraire : « Moi, lecteur-soignant, puis-je croire que j’arriverai à comprendre ce personnage-narrateur, ce patient, que je déchiffrerai les signaux qu’il me transmet, les plus grossiers comme les plus subtils? » (Désy 2011 : 42) Cette transposition du rapport soignant-soigné en un rapport lecteur-narrateur, n’est pas sans nous rappeler les propos de Sartre, selon qui la réalité de l’art découle des efforts conjugués de l’auteur et du lecteur.

* * *

L’empathie peut donc s’enseigner – du moins jusqu’à un certain point –, comme on apprend à lire et à écrire. La littérature peut, en effet, constituer le lieu d’apprentissage d’une communication empathique, le temps de la lecture ajoutant de la valeur et de la profondeur au temps de l’expérience concrète. Nous avons la conviction que notre approche peut servir, à moyen et long terme, à modéliser chez les futurs soignants une meilleure conscience des attitudes favorisant le mieux-être de la personne soignée et, du même coup, le mieux-être collectif. Il faut se rappeler qu’au jour le jour, ce sont les techniciens et techniciennes de la santé, bien plus que les médecins et les spécialistes, qui accompagnent les gens malades et qui peuvent ajouter une dimension humaine à la qualité professionnelle de la prestation des soins de santé.

Nous sommes convaincu qu’une approche didactique interdisciplinaire amalgamant, d’une part, la formation technique spécifique des programmes de la santé et, d’autre part, la littérature et les théories de la communication, peut contribuer de façon significative à la formation d’êtres humains plus accomplis. Dans Les émotions démocratiquesComment former le citoyen du XXIe siècle?, Martha Nussbaum formule ainsi ce projet :

« La logique ou la connaissance factuelle seules ne suffisent pas à mettre les citoyens en rapport avec le monde complexe qui les entoure. Une troisième capacité du citoyen, étroitement liée aux deux premières, est ce qu’on peut appeler l’imagination narrative. J’entends par là la capacité à imaginer l’effet que cela fait d’être à la place d’un autre, à interpréter intelligemment l’histoire de cette personne, à comprendre les émotions, les souhaits et les désirs qu’elle peut avoir. Le développement de cette sympathie se trouve au cœur des meilleurs projets modernes d’éducation démocratique, en Occident et ailleurs. Un tel développement doit, pour une bonne part, avoir lieu en famille. Mais l’école et même l’université jouent également un rôle important. Pour qu’elles l’assument convenablement, elles doivent accorder une place centrale aux humanités et aux arts, et cultiver un type d’éducation participatif qui éveille et affine la capacité à voir le monde avec les yeux d’autrui. » (Nussbaum 2011 : 121-122)

Ce à quoi il ne faut pas oublier d’ajouter qu’une telle démarche ouvre aux étudiants et étudiantes la possibilité de développer un rapport à la littérature, à la culture et à la communication leur permettant de se ressourcer, de continuer à évoluer de façon autonome sur le plan humain, afin de mieux vivre pour eux-mêmes et, ce faisant, de mieux aider les personnes qui ont et auront besoin d’eux.

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  1. L’auteur tient à remercier le Service de soutien à l’enseignement et à la recherche du cégep de Sherbrooke pour l’aide reçue dans la réalisation de ce projet d’innovation pédagogique, une première subvention accordée en 2009 lui ayant permis d’entamer une recherche-action. [Retour]
  2. De nombreux textes démontrent l’influence de la littérature et de son enseignement sur le développement de l’empathie. Outre les travaux de NUSSBAUM et d’OATLEY, nous recommandons ceux des auteurs suivants : Suzanne KEEN (2006), « A Theory of Narrative Empathy », Narrative; Geoff F. KAUFMAN et Lisa K. LIBB (2012), « Changing beliefs and behavior through experience-taking », Journal of Personality and Social Psychology. Sur le plan de l’importance d’une communication empathique dans la relation soignant-soigné, nous suggérons la lecture du livre de David SERVAN-SCHREIBER (2011), On peut se dire au revoir plusieurs fois; ainsi que l’article de Ralph BALEZ et autres (2014), « Annoncer un lymphome : l’empathie dans la formation des étudiants en médecine », dans la revue Psycho-Oncologie. [Retour]
  3. Soins infirmiers, Techniques d’analyses biomédicales, Techniques d’inhalothérapie et Techniques de réadaptation physique. Depuis le trimestre d’automne 2014, le projet a intégré l’offre régulière du cours Langue et communication. [Retour]

RÉFÉRENCES

BALEZ, R., C. BERTHOU et F.-G. CARPENTIER (2014). « Annoncer un lymphome : l’empathie dans la formation des étudiants en médecine », Psycho-Oncologie, no 8, p. 29-36.

BUREAU, S. (2007). Stéphan Bureau rencontre Boris Cyrulnik – Amour, résilience, bonheur, [Documentaire], Montréal, Contact TV Deux inc.

CHARON, R. (2004). « Narrative and Medicine », The New England Journal of Medicine, no 350, p. 862-864.

DÉSY, J. (2011). Vivre ne suffit pas, Montréal, XYZ éditeur.

GARNEAU, H. de S.-D. (1993). Regards et jeux dans l’espace; suivi de Les solitudes, Montréal, Bibliothèque québécoise.

GREIMAS, A.J. (1966). Sémantique structurale, Paris, Larousse.

JAKOBSON, R. (1963). Essais de linguistique générale, Paris, Éditions de Minuit.

KAUFMAN, G.F., et L.K. LIBBY (2012). « Changing beliefs and behavior through experience-taking », Journal of Personality and Social Psychology, vol. 103, no 1, p. 1-19.

KEEN, S. (2006). « A Theory of Narrative Empathy », Narrative, vol. 14, no 3, p. 207-236.

MEHRABIAN, A., et S.R. FERRIS (1967). « Inference of Attitudes from Nonverbal Communication in Two Channels », Journal of Consulting Psychology, vol. 31, no 3, p. 248-252.

NUSSBAUM, M. (2011). Les émotions démocratiques, Paris, Éditions Flammarion (Climats).

OATLEY, K. (2012). « Les romans renforcent l’empathie », Cerveau & Psycho, no 51, p. 64-69.

REY, A. (2006). Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert.

SARTRE, J.-P. (1985). Qu’est-ce que la littérature?, Paris, Folio Essais.

SCHMITT, E.-E. (2002). Oscar et la dame rose, Paris, Albin Michel.

SERVAN-SCHREIBER, D. (2011). On peut se dire au revoir plusieurs fois, Paris, Robert Laffont.

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