Pour une lecture authentique au collégial: le journal de lecture
Colette Buguet-Melançon enseigne le français, langue et littérature, au collège Édouard-Montpetit depuis plusieurs années. En 1986, elle y mettait sur pied, avec son collègue Daniel Lanthier, le premier centre d’aide basé sur l’aide par les pairs. Entre 1992 et 1995, elle a également été présidente de l’Association des professionnels de l’enseignement du français au collégial (APEFC).
Son article rapporte une expérience qu’elle a menée dans son collège et qui s’est révélée très fructueuse : celle d’aborder le texte littéraire au moyen d’un journal de lecture.
L’ordre d’enseignement collégial distingue le système d’éducation du Québec des autres modèles occidentaux. En effet, ce qui ailleurs constitue la dernière année du cycle du secondaire est ici dispensé dans nos « cégeps », puis associé à la formation préuniversitaire ou professionnelle. Cette situation implique nécessairement une pédagogie et une didactique particulières : elles doivent être adaptées à une population de jeunes adultes en pleine recherche d’identité et appropriées à l’acquisition de compétences de l’ordre postsecondaire. Par ailleurs, ce découpage ne doit pas nous faire perdre de vue que la première année du collégial est une année de maturation menant progressivement à une prise d’autonomie intellectuelle.
À leur entrée au collège, les élèves n’ont normalement pas acquis les habiletés terminales qui devraient leur permettre de passer de savoirs ponctuels à des savoirs complexes et organisés. Pour cela, ils auront à construire leur pensée, leur affectivité et leur culture au-delà du dialogue oral immédiat et courant, dans le dialogue réfléchi avec le livre. La conquête de l’écrit, par la lecture et l’écriture, doit trouver son épanouissement au collégial non seulement comme outil de communication mais comme outil d’élaboration, de clarification et de structuration de la pensée et de la sensibilité. Plus encore, la lecture au collégial doit permettre le développement de la capacité à interpréter par la symbolisation, et par le processus de la distanciation si nécessaire à la construction de l’identité.
Les élèves arrivent au cégep, nous l’avons maintes fois dénoncé, avec une formation trop hétérogène. Certains et certaines sont déjà de bons, voire d’excellents lecteurs, mais découragés par l’aspect routinier et obligatoire et par la faible performance que leur demandent les éternelles « questions de compréhension » ne faisant appel qu’au premier niveau de lecture ; d’autres n’en sont qu’au déchiffrement. Cette situation caractérise la pédagogie collégiale et nous impose des adaptations importantes si nous voulons solliciter les uns et les autres. Nous ébaucherons ici une réflexion sur un outil qui semble répondre en partie à ce défi : le journal de lecture. En dépit de leur hétérogénéité, les élèves ont néanmoins des besoins communs et propres à la formation collégiale : ils doivent apprendre à lire des textes spécialisés et les textes littéraires en particulier. C’est sur le terrain de la didactique du texte littéraire que nous risquerons quelques hypothèses de travail. L’ensemble des remarques visera à dénouer les blocages intellectuels et affectifs dus à ce que d’aucuns nomment un « choc culturel » et qui entravent l’accès à la lecture du texte littéraire. Ainsi, quelques propositions tenteront de montrer l’importance de développer chez l’élève la conscience de son statut de lecteur, d’autres viseront une certaine réhabilitation de l’histoire littéraire et, finalement, on tracera des pistes d’utilisation du journal de lecture.
Prendre conscience de son statut de lecteur : une source de motivation
Aux antipodes du texte technique et, à un moindre degré, du texte scientifique, le texte littéraire, de par ses fonctions (expressive et ludique), implique une approche très différente de celle utilisée pour d’autres textes. Première différence, et elle est de taille, le sens construit est un sens personnel ; deuxième différence, le texte littéraire est polysémique et navigue avec délices dans les eaux troubles de l’implicite ; troisième différence, le texte littéraire joue sur deux plans d’énonciation : celui du récit (l’histoire racontée) et celui du discours (le point de vue du narrateur). Plus qu’une activité purement intellectuelle, la lecture d’un texte littéraire est une expérience qui met en jeu l’affectivité et sollicite l’imaginaire.
Dans cette perspective, on comprend mieux l’importance d’une formation qui prépare l’élève à s’approprier ses responsabilités dans la construction du sens d’un texte : ouverture d’esprit, mobilisation de ses connaissances linguistiques et générales et de ses stratégies de lecture. Or nos élèves sont peu, sinon pas habitués à une telle autonomie intellectuelle. Les amener à concevoir leur responsabilité dans le processus qu’Umberto Eco nomme, dans Lector in fabula, la « coopération interprétative », les convaincre, à la suite de Montaigne, Pascal, Voltaire et Sartre, que leur contribution active est essentielle à la re-création du livre est d’autant moins facile que cette liberté doit être conciliée avec la rigueur de l’analyse. Une rigueur qui, au demeurant, les rebute tant elle leur semble aller à l’encontre de leur sensibilité. Cependant, la prise de conscience de leur statut de lecteur donne généralement aux élèves un sentiment de valorisation qui favorise leurs efforts et place la maîtrise des procédés d’analyse dans une perspective plus amène et dynamique. Fiers de leur droit à la « liberté d’expression », ils se prêtent de meilleure grâce au jeu de la coopération interprétative.
La didactique de la lecture au collégial : une didactique de la culture
Dans un certain sens, en élargissant le champ de la littérature, la réforme du collégial a mis en évidence, outre l’aspect universel, l’aspect référentiel de la lecture littéraire. Pour beaucoup de jeunes cependant, l’écart entre leurs références culturelles et celles qui nourrissent le texte est si grand que le texte résiste, parfois trop. La sensibilité et l’intelligence ne suffisent pas toujours à éclairer les niveaux supérieurs d’inférence qui doivent mener à l’interprétation. Faut-il réhabiliter l’histoire littéraire ?
Interrogés à l’issue de leur quatrième cours de français, des étudiants de Lettres, pourtant passionnés de lecture, expriment leur besoin d’une introduction suffisante à l’oeuvre qui leur permette de mieux la situer dans une perspective non seulement esthétique mais historique, sociale et philosophique. Plus particulièrement, leur intérêt pour l’écrivain et pour son statut dans une société donnée leur apparaît comme une dimension éclairante dans leur lecture. Ils avancent ainsi un argument intéressant : même tracée à grands traits, une mise en situation, bien sûr, facilite l’interprétation, mais elle dégage surtout une disponibilité qui peut être investie dans une analyse plus approfondie et nuancée, donc plus « littéraire » du texte. Somme toute, le choix d’éléments pertinents d’histoire littéraire permet de créer une situation de réception beaucoup plus attentive et stimulante pour les élèves.
Un « tête à texte » formateur : le journal de lecture
« Depuis toujours, j’entretiens un lien très intime avec les pages écrites. Elles me parlent, me suscitent, et je leur réponds. Jeu d’échanges, de sensibilités, de confrontation, j’annote les pages. En fait, je dialogue avec l’auteur.[…] Vingt-cinq ans après, je retrouve donc intacte la trace vivante de mes pensées, de ma sensibilité d’alors. »
Bernard Pivot. Entrevue pour la revue Lire.
Si la prise de conscience de son statut de lecteur peut aider l’élève à développer des stratégies de lecture active, cela ne lève pas pour autant les blocages psychologiques qui surviennent lorsque les élèves, pensant pourtant bien faire, censurent leur démarche intuitive et sensible, et n’établissent aucun lien entre leur lecture spontanée et le processus d’analyse enseigné. Ils se contorsionnent alors devant la « page blanche » en s’efforçant de gommer les manifestations de leur affectivité. L’utilisation d’un journal de lecture, de forme libre et exclusivement soumis à une évaluation formative, permet dans la plupart des cas de libérer les tensions et de recueillir tous les matériaux observés au cours de la lecture spontanée. Ce sont ces éléments, fruits d’une lecture authentique, qui seront utilisés dans une analyse structurée, après avoir été clarifiés et approfondis par le dialogue avec le professeur. Se trouveront ainsi notés, selon le cas, des impressions, des réactions, des questions, des mots nouveaux, des citations et, éventuellement, des bribes d’analyse.
La tenue du journal de lecture représente généralement pour les élèves une activité agréable, dans laquelle ils s’investissent parce qu’elle est une authentique situation de communication qui leur donne la possibilité de s’exprimer et les valorise en tant qu’individus. Ce contexte, qui n’entraîne aucun risque de pénalisation, favorise en retour le difficile passage des observations ponctuelles à l’interprétation, puis à l’organisation d’une réflexion structurée. En effet, le professeur intervient dans le dialogue de l’élève avec le texte par ses questions et ses commentaires visant à amener celui-ci à approfondir, à préciser sa pensée, à donner des arguments à l’appui de ses déclarations, à nuancer ses affirmations et à établir des liens entre ses observations. Surtout, les interventions du professeur permettent la prise en considération et la canalisation de l’affectivité, si importante dans la motivation. Les élèves se prennent volontiers au jeu et répondent aux questions posées, et éventuellement ils en posent de nouvelles.
Outil de travail, le journal permet de guider l’élève dans le passage de la lecture affective à la lecture analytique et méthodique, voire à la lecture créatrice qui constitue le troisième niveau. En rendant compte de sa lecture sous une forme libre, l’élève développe des habiletés fondamentales dans le cours de français ; souvent pêle-mêle, il :
- dégage des informations, des sentiments, des idées, des valeurs ;
- réagit en questionnant, en approfondissant, en rejetant ou en confirmant ses valeurs ;
- développe sa curiosité (appel au dialogue avec le professeur, demandes de suggestions de lecture).
De son côté, le professeur, riche des informations qu’il tire de la lecture des journaux, cible mieux son enseignement en réponse aux besoins les plus essentiels. Ayant répondu aux questions personnelles, il peut faire des synthèses plus larges et montrer la richesse des interprétations personnelles, ce qui valorise l’originalité des points de vue, et consacrer plus de temps à des discussions sur le texte. Enfin, au fil de la session, par cette démarche d’encadrement formatif, il peut aider l’élève à mieux cerner ses attitudes et ses processus de lecture, et l’amener à jeter un regard critique sur l’ensemble de son parcours, soit sur l’évolution de sa sensibilité et de sa pensée et sur son évolution comme lecteur. Dans ce dialogue, la complicité qui s’établit généralement entre le professeur et l’élève se révèle très fructueuse et encourage ce dernier à poursuivre son expérience.
Certes, la tâche de la correction (trois fois par session) n’est pas négligeable, mais elle est compensée par le plaisir d’un contact individualisé avec l’élève et par la garantie, puisque le travail n’est pas noté, d’une réflexion authentique et motivée. De plus, cette démarche d’encadrement favorise non seulement le passage d’une lecture spontanée et « impressionniste » à une lecture critique, mais aussi la production de travaux écrits plus satisfaisants pour l’élève et pour le professeur. Au total, inscrire la lecture du texte littéraire dans une perspective de projet personnel procure à l’élève (et au professeur) un agréable sentiment de… compétence.
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