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L’orthographe au collégial: doute méthodique et stratégies métacognitives

L’orthographe au collégial: doute méthodique et stratégies métacognitives

En 1990, Pascale Lefrançois a remporté le championnat du monde d’orthographe (catégorie junior). Elle est l’auteure de L’Orthographe déjouée et du Dictionnaire orthographique (publiés chez Mondia). Depuis septembre 1997, elle est étudiante au troisième cycle en sciences de l’éducation et personne-ressource au Centre d’aide et de perfectionnement en français du Collège Jean-de-Brébeuf.

Pour certains, c’est la politesse de la langue ; pour d’autres, la science des ânes. Quoi qu’on en pense, l’orthographe demeure une des facettes incontournables de notre langue, qu’il faut apprendre sinon à apprécier, du moins à apprivoiser. Car au-delà des débats qui l’entourent, bien des questions demeurent. Faudrait-il la réformer ? Est-elle moins bien maîtrisée en 1998 qu’en 1950 ? Devrait-on compter sur les correcteurs orthographiques ? L’orthographe[1] reste un problème de taille pour les professeurs, qui s’interrogent sur la manière la plus efficace de l’enseigner à leurs élèves. Un des obstacles didactiques majeurs est lié à la nature même de l’orthographe : il n’y a la plupart du temps rien à y comprendre (à moins de pouvoir faire appel à l’étymologie, ce dont peu d’étudiants sont capables) et on ne peut compter que sur sa mémoire, rarement sur sa logique ou son raisonnement, pour parvenir à retenir l’orthographe d’un mot. À cet égard, je tenterai dans cet article de répondre à deux questions : Comment les experts réussissent-ils à maîtriser l’orthographe ? Comment les professeurs pourraient-ils s’inspirer de ces stratégies expertes dans leur enseignement, plus particulièrement à l’ordre collégial ?

Stratégies des experts en orthographe

Si l’on souhaite rendre nos étudiants « fonctionnels » en orthographe, c’est-à-dire capables d’orthographier correctement le plus de mots possible sans consulter le dictionnaire ou alors en y faisant appel en cas de besoin, il peut être pertinent d’analyser le comportement des experts en la matière. Mais au fait, existe-t-il des experts en orthographe ? Et si oui, qui sont ces énergumènes ? On se représente souvent l’expert en orthographe comme un rat de bibliothèque, qui dévore les 60 000 mots du Petit Larousse ou du Petit Robert comme d’autres grignotent des arachides. Il faut tout de suite se détromper, car malgré les merveilles dont le cerveau humain est capable, il est fort improbable, pour ne pas dire impossible, qu’un seul individu emmagasine et utilise de façon appropriée le contenu d’un dictionnaire entier. Et point n’est besoin de remporter les honneurs de la Dictée de Pivot ou de la Dictée des Amériques pour démontrer des compétences fonctionnelles en orthographe et même être considéré comme un expert. On définira donc ici l’expert comme celui 1) qui peut orthographier correctement, de façon autonome, un nombre minimal de mots qui lui permet de communiquer par écrit et 2) qui sait auto-évaluer ses connaissances, en douter au bon moment et consulter le dictionnaire chaque fois qu’il hésite.

Le comportement expert, qui se manifeste à l’occasion d’une situation d’écriture, dépend essentiellement de deux processus intimement liés : l’un d’acquisition et d’organisation des connaissances, c’est-à-dire des caractéristiques orthographiques des mots, l’autre de récupération en mémoire et d’utilisation de ces connaissances. Certains individus disposent de ce qu’on pourrait qualifier de mémoire photographique : ils voient le mot, le stockent en mémoire entouré de tout son contexte (position dans la page, mots qui l’accompagnent, images qui l’illustrent) et vont le récupérer grâce à ce contexte pour le reproduire tel qu’ils l’ont vu la première fois. Mais tous ne sont pas dotés d’une telle mémoire et certains experts, qu’il m’a été donné de rencontrer à l’occasion de différents concours d’orthographe, adoptent des stratégies aussi variées qu’efficaces.

Quelques-uns inventent des anecdotes mnémotechniques autour des mots, se disant, par exemple, qu’échalote n’a qu’un t parce que ce légume n’a qu’une tige blanche. Il faut cependant s’assurer, lorsqu’on conçoit de telles histoires, c’est-à-dire au moment de l’acquisition des connaissances, qu’on ne sera pas porté à les tourner à l’envers par erreur au moment de leur récupération : si, pour se rappeler l’orthographe de toit, on s’est dit « pas besoin d’ajouter un toit, un accent circonflexe, à toit », il faut prendre garde à ne pas penser, au moment d’écrire, qu’ « on doit mettre un toit, un accent circonflexe, pour qu’il en soit vraiment un » ! À force de créer des histoires autour de différents mots, il devient facile de les embrouiller ! Au lieu d’illustrer ainsi les mots, on peut apprendre à les épeler sur un rythme particulier et on n’a qu’à se remémorer ce rythme pour récupérer en mémoire l’orthographe correcte du mot ; on pourrait, par exemple, scander une des orthographes de haschisch de la façon suivante : h-a-s / c-h-i / s-c-h. Il faut avoir automatisé suffisamment la scansion du mot lors de l’apprentissage pour pouvoir la récupérer rapidement et sans erreur.

Une autre stratégie consiste à mettre des mots en parallèle, selon une caractéristique orthographique posant problème (contraster, par exemple, siphon et typhon, en se disant que le typhon étant plus gros que le siphon, il s’écrit avec une lettre plus longue, c’est-à-dire un y). Sur le même principe, on peut dégager des tendances générales à travers tous les mots français (retenir que, de tous les mots se terminant par les sons « essence », seuls essence, quintessence, connaissance, naissance,paissance et leurs dérivés ne se terminent pas par « escence », ce qui élimine les doutes sur déliquescence, obsolescence, etc.)[2]. Dans certains cas, les listes d’exceptions sont courtes, donc faciles à retenir ; mais dans la plupart des cas, de bonnes capacités mnésiques sont nécessaires pour se rappeler les mots cibles et ne pas les confondre.

Une dernière stratégie consiste à faire appel à l’étymologie des mots pour retrouver leur orthographe. Lorsqu’on sait que l’hippogriffe est un animal mythologique à moitié cheval, on n’est plus tenté d’écrire ce mot avec le préfixe hypo-, ou encore, lorsqu’on sait qu’une sinécure ne désigne pas une cure intensive de cinéma mais plutôt un travail peu exigeant, on n’est plus enclin à l’orthographier avec un c. Une telle stratégie demande cependant une connaissance assez poussée des origines du français, connaissance qu’on acquiert avec l’expérience et qui est souvent propre aux experts.

Notons, d’une part, que ces stratégies ne sont pas les seules possibles et, d’autre part, qu’elles sont également applicables à d’autres connaissances linguistiques (le genre des noms, le pluriel des mots composés, entre autres). Après avoir décrit rapidement ces quelques stratégies, il s’agit maintenant de voir de quelle manière les étudiants pourraient à leur tour les adopter, tant au moment de l’acquisition des connaissances orthographiques qu’au moment de leur récupération.

Stratégies utilisables au collégial

On pourra se demander d’emblée : pourquoi parler encore d’orthographe au collégial ? En théorie, l’orthographe d’usage devrait être maîtrisée sinon au primaire, du moins au secondaire, et ne devraient être appris au collégial que les mots plus savants, ceux avec lesquels les étudiants entrent en contact pour la première fois. Or, dans la pratique, lorsqu’on côtoie les étudiants du collégial, on se rend vite compte que plusieurs d’entre eux connaissent mal les rudiments de l’orthographe et qu’ils ont de la difficulté à assimiler les mots nouveaux. Bien que l’enseignement de l’orthographe soit encore nécessaire et pertinent au collégial, très peu d’études ont porté sur le sujet ; selon une recension des travaux réalisée par Jaffré en 1992, parmi les 215 recherches portant sur l’orthographe, seules six, soit environ 2 %, s’intéressaient à cet ordre d’enseignement.

La problématique de l’enseignement de l’orthographe au collégial se distingue de celle des autres ordres en ce qu’il ne s’agit pas seulement de construction de nouvelles connaissances, mais aussi de déconstruction de connaissances antérieures erronées. En effet, les étudiants commettent parfois les mêmes erreurs depuis de nombreuses années et il est alors plus ardu de modifier une habitude bien ancrée que de leur en faire acquérir une tout à fait nouvelle. Mais alors, comment procéder pour qu’un tel changement ait lieu ? À mon avis, un élément de réponse se trouve dans le concept de métacognition : les étudiants doivent choisir consciemment, délibérément, les stratégies qu’ils utiliseront pour apprendre ou réapprendre l’orthographe, puis pour appliquer ces nouvelles connaissances à bon escient, dans le contexte approprié. Capables d’une telle réflexion sur leurs propres processus d’apprentissage, ils pourront individualiser leurs stratégies d’apprentissage et d’auto-évaluation à partir des quelques stratégies expertes que pourraient leur exposer leurs professeurs.

Au collégial, comme d’ailleurs aux autres ordres d’enseignement, il faut que les connaissances acquises de façon déclarative (savoir que chapitre s’écrit sans accent circonflexe) soient appliquées au moment de l’écriture, c’est-à-dire qu’elles passent à l’ordre procédural (écrire chapitre sans accent circonflexe au cours de la production de textes). Car la non-application de leurs connaissances, pourtant justes, constitue très souvent le problème des étudiants. Là encore, c’est par la réflexion métacognitive que ces derniers iront récupérer en mémoire leurs connaissances adéquates pour les utiliser au moment voulu. De plus, le vocabulaire potentiel étant plus étendu au collégial, retenir chaque mot comme unité individuelle devient une tâche extrêmement exigeante, voire impossible, cognitivement. Aussi, il est essentiel que les connaissances orthographiques soient organisées en unités plus larges, que des liens soient créés entre les mots pour constituer ces unités. On peut grouper les mots par famille (par exemple, infâme est le seul mot de sa famille à prendre un accent circonflexe) ou selon d’autres critères (par exemple, tous les mots qui se terminent par les sons « assion » s’écrivent –ation, à l’exception de passion et de compassion). Une fois qu’on a établi de tels liens, on peut retenir l’orthographe de plusieurs mots à l’aide d’un seul ou de deux, ce qui permet d’économiser bon nombre d’unités mnésiques.

Il est capital aussi que les étudiants apprennent d’abord à pratiquer ce qu’on pourrait qualifier de doute méthodique, c’est-à-dire qu’ils remettent en cause leurs connaissances antérieures qui pourraient être erronées, sans toutefois aller jusqu’à tout chercher dans le dictionnaire. Puis, ils devraient être capables de trouver la source de leurs erreurs, en se disant, par exemple, « Je confondais parmi avec toujours et jamais, et c’est pour cela que j’y ajoutais indûment un s. » ; ou « Je dois distinguer pylône et cyclone, le premier prend un accent mais pas le second car le vent l’a emporté au passage » ; ou encore, « Je dois penser que le mot pyromane, désignant celui qui allume des feux, vient du grec, donc qu’il s’écrit avec y. » Il s’agit en quelque sorte de récupérer les stratégies expertes décrites précédemment (anecdotes mnémotechniques autour des mots, épellation rythmée, comparaison entre mots semblables et différents, appel à l’étymologie) pour expliquer les connaissances erronées, corriger ces connaissances, en acquérir de nouvelles et savoir les utiliser. Le rôle de l’enseignant dans ce processus consiste à accompagner, dans la mesure du possible, chaque étudiant en difficulté pour lui faire prendre conscience de ses types de faiblesses, lui proposer des stratégies pour y remédier et l’aider à s’approprier une de ces stratégies, ou la combinaison de quelques-unes. L’enseignant ne peut évidemment offrir de recette miracle, et c’est à l’étudiant qu’appartient la tâche de trouver ses propres méthodes d’apprentissage.

L’enseignement de l’orthographe
au collégial

On peut se demander si l’apprentissage de l’orthographe est encore possible au collégial, si les mauvaises habitudes prises au cours des années précédentes peuvent être remplacées par de plus efficaces. Car malheureusement, on n’a pas encore inventé la technique qui permettrait d’instiller des mots bien orthographiés dans la mémoire des apprenants… Il n’est certes pas idéal, et il est au contraire plus ardu, d’exiger d’étudiants qui ont déjà automatisé des processus de base (respect de l’orthographe au cours de l’écriture) pour centrer leur attention sur des processus de plus haut niveau (enchaînement logique de l’argumentation, choix d’un style approprié au contexte et au lecteur visé) qu’ils se concentrent de nouveau sur le plus bas niveau et qu’ils aient ainsi à traiter tous les aspects de l’écriture en même temps. Mais ce retour aux processus de base, par le truchement d’une réflexion métacognitive, est nécessaire à court terme pour que, à moyen et à long termes, des habitudes efficaces soient mises en place automatiquement. En attendant le jour où les élèves sortiront du primaire et du secondaire avec des bases orthographiques solides, il appartient encore aux enseignants du collégial d’amener les étudiants à douter d’eux-mêmes au bon moment et de leur faire développer des stratégies efficaces, tant sur le plan de l’acquisition des connaissances orthographiques que sur celui de leur récupération en situation d’écriture.

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  1. Par orthographe, on entendra dans cet article orthographe d’usage. Retour
  2. La plupart des exemples mentionnés dans cet article sont tirés de L’Orthographe déjouée. Retour
Référence JAFFRé, J.-P., Didactiques de l’orthographe, Paris, Hachette Éducation, 1992.

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