Quand le cerveau du scientifique analyse le cerveau du lecteur: «Les neurones de la lecture», de Stanislas Dehaene
« Je voudrais que vous vous émerveilliez, non seulement de ce que vous lisez, mais du miracle que cela soit lisible[1] », écrivait Nabokov dans Feu pâle. C’est cet émerveillement devant la lecture, devant, plus précisément, la possibilité de l’acte de lire, que célèbre Stanislas Dehaene dans son dernier essai, Les neurones de la lecture[2]. Comment lit-on ? Qu’accomplit notre cerveau pendant que nous parcourons les pages d’un roman, les gros titres d’un journal, le mode d’emploi d’un nouvel appareil ? Comment les mots, ces amoncellements de petits signes noirs sur fond blanc, finissent-ils par être décodés, puis associés aux concepts qu’ils évoquent, jusqu’à créer dans l’esprit du lecteur un fil narratif cohérent, qui charrie informations et sentiments ? Et comment tout cela peut-il s’accomplir si rapidement, dans une mécanique qui, chez les lecteurs experts, se fait totalement oublier ? Autant de questions que Dehaene, professeur au Collège de France et titulaire de la chaire de psychologie cogni tive expérimentale, réussit à rendre totalement passionnantes dans un volumineux ouvrage de vulgarisation qui se lit avec autant d’intérêt qu’un excellent polar !
Ainsi, il commence par nous montrer, patiemment, combien l’acte de lire – qui nous semble si évident – implique des habiletés fines, et souvent opposées. Le cerveau, par exemple, doit décoder les formes que constituent les lettres, et le faire à une vitesse qui nous permet de reconnaître un mot en 50 millisecondes environ. Or, si l’on songe que le même mot peut présenter une forme fort différente selon les contextes où il apparaît (en majuscules, en italiques, imprimé ou écrit à la main, etc.) et une grosseur variable, ce déchiffrage présente déjà une grande complexité : il exige du cerveau une capacité d’adaptation impressionnante devant la variété des formes qu’il doit associer. Mais, paradoxalement, les mots peuvent aussi, de l’un à l’autre, présenter de grandes similitudes – pensons à la ressemblance entre deux et doux, par exemple, ou entre soie et soin. Le cerveau doit alors amplifier des variations infimes dans la forme d’un mot pour le distinguer adéquatement.
Tout ce décodage, nous explique-t-il, se produit dans le cerveau à travers certains niveaux d’analyse : « […] la lettre au plus bas niveau, la paire de lettres ou »bigrammes « ensuite […], puis le graphème, la syllabe, le morphème et enfin le mot[3] ». Parallèlement à cette explication du cerveau du lecteur, Dehaene présente aussi, en bon pédagogue, un historique de la recherche sur le sujet.
Chaque découverte est replacée dans son contexte. Ainsi, apprend-on, les premiers jalons de la neurologie de la lecture ont été posés, au XIXe siècle, grâce aux observations effectuées sur des patients qui ont, après avoir été victimes de lésions cérébrales, perdu des capacités précises (celle de lire, par exemple, ou d’écrire) et dont on a, à la mort, disséqué le cerveau. D’autres avancées ont été faites, plus tard, un peu par hasard, grâce à des expériences menées sur des sujets que l’on traitait avant tout pour des épilepsies particulièrement sévères. Ce n’est que depuis 1988, avec l’invention de l’imagerie par résonance magnétique (IRM), que l’étude du cerveau a pu enfin prendre son envol, puisque cette technique médicale permet de savoir, pratiquement en temps réel, quelles réactions sont provoquées dans un cerveau par un quelconque stimulus.
L’IRM a ainsi permis de découvrir un fait surprenant : « Chez tous les individus, dans toutes les cultures du monde, la même région cérébrale, à quelques millimètres près, intervient pour décoder les mots écrits[4]. » Cette universalité pourrait laisser supposer qu’une mutation génétique a rendu possible, dans le cerveau humain, le décodage du langage écrit. Mais l’écriture est une invention trop récente pour que le génome humain ait eu le temps de se reprogrammer. Dehaene postule donc que la lecture serait le fruit d’un recyclage d’une partie du cerveau. Celui-ci, nous expliquet- il, s’il peut se modifier sans cesse – ses synapses évoluant de façon constante jusqu’à notre mort – n’est pas non plus un bloc d’argile inentamé que nous pouvons sculpter à notre guise. Il en ressort, selon Dehaene, que « si le cerveau n’a pas eu le temps d’évoluer sous la pression des contraintes de l’écriture, c’est donc l’écriture qui a évolué afin de tenir compte des contraintes de notre cerveau[5] ». Ainsi, dans toutes les langues du monde, les lettres seraient composées d’une série de formes primitives, qu’il nomme « protolettres ». Ces formes sont celles qui se retrouvent le plus souvent dans les images naturelles – ce sont les angles formés par des objets dans l’espace lorsqu’ils se rejoignent, se superposent, se masquent. De plus, la partie du cerveau qui, chez l’humain, sert à la lecture est plutôt, chez les grands singes, dédiée à la reconnaissance fine des objets.
Dehaene termine cette démonstration fascinante en s’attardant au processus, difficile et complexe, de l’apprentissage de la lecture – en somme, selon sa théorie, à la façon dont l’humain attribue à certains neurones une nouvelle fonction, celle de lire. Il décrit les étapes qui jalonnent ce recyclage des neurones chez un apprenti lecteur. Ce faisant, il présente quelques déviances de cette reprogrammation – notamment la synesthésie ! Rimbaud, avec ses voyelles colorées, témoignait donc d’une réalité biologique. Moins poétique, le problème de la dyslexie est aussi abordé.
À travers toute cette démonstration, Dehaene demeure toujours d’une clarté, d’une rigueur[6] et d’une logique sans failles. Son entreprise de vulgarisation est menée de main de maître, et appuyée par des graphiques nombreux et éclairants. Mieux encore : il ajoute humour[7] et culture à ses explications, citant tour à tour Platon et Woody Allen, Borges et Lewis Carroll. Il n’hésite pas non plus à prendre position, réclamant une réforme de l’orthographe en français et dénonçant vigoureusement les méthodes dites globales d’apprentissage de la lecture, dont l’inefficacité a été scientifiquement démontrée. D’ailleurs, dans le numéro de septembre 2008 de la revue Québec Science, notamment inspiré par l’essai de Dehaene, de nombreux intervenants signalent les errances du programme québécois de français au primaire, qui préconise dans l’enseignement de la lecture l’usage des mots-étiquettes.
Pour que l’on cesse de perpétuer de telles erreurs, Dehaene, dans son essai, va jusqu’à appeler « de [s]es vœux une unification des recherches pédagogiques, psychologiques et neuroscientifiques afin d’étendre la science de la lecture[8] », convaincu qu’une approche multidisciplinaire, qui tire profit aussi bien des expériences des professeurs que de celles des scientifiques, pourra paver la voie à de grandes découvertes, notamment pour aider les enfants en difficulté et les dyslexiques. Et il s’engage même plus loin dans la voie de la multidisciplinarité, évoquant des pistes fascinantes où se rencontrent culture artistique et culture scientifique. Ainsi, il présente brièvement les thèses de Jean-Pierre Changeux sur la neuro-esthétique[9]. À quand Les neurones de la littérature ? Il est en tout cas permis d’y rêver…
- Ibid., p. 261. Citation mise en exergue. Retour
- Stanislas Dehaene, Les neurones de la lecture, Paris, Odile Jacob, 2007, 478 pages. Retour
- Ibid., p. 51. Retour
- Ibid., p. 27. Retour
- Ibid., p. 29. Retour
- Toutes les références des expériences citées sont données et la bibliographie occupe 30 pages. Retour
- Un exemple savoureux : Dehaene nous apprend que des scientifiques ont découvert, dans la région temporale antérieure du cerveau d’un patient épileptique, un neurone qui ne répondait qu’à la vue de la star d’Hollywood Jennifer Aniston – « en pied, en buste, en caricature, et même à la présentation de son nom écrit en toutes lettres ! » (Ibid., p. 178.) Retour
- Ibid., p. 423. Retour
- Ibid., p. 403. Retour
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