L’oral a ses raisons
C’est bien connu, l’écrit est soumis à des règles strictes. L’orthographe française est en effet normalisée et n’admet que très peu de variations. Cependant, la forme écrite des mots ne correspond pas forcément à leur prononciation, ce dont on ne s’étonne même plus. Ce qui nous surprend toujours, toutefois, c’est que la forme sonore des mots, elle, présente des variations. Bien sûr, nous ne parlons pas tous de la même manière, et ce, pour diverses raisons : origine, âge, scolarité, situation de communication, etc. Mais il existe d’autres types de variations qui ne relèvent pas des personnes, mais de la langue elle-même, ou plus précisément, de son système phonologique.
Lorsque nous parlons, les sons s’enchaînent et, en se combinant, s’influencent les uns les autres. Ces interactions et les changements qui en résultent sont l’objet d’étude de la phonétique combinatoire, dont l’un des principes est celui de l’économie linguistique. Selon ce principe, deux forces contraires sont en jeu : l’inertie des organes phonateurs, qui vise à restreindre la dépense d’énergie articulatoire, et le maintien obligé d’une différenciation entre les sons pour qu’il y ait discrimination et compréhension. Dans la chaîne parlée, les sons s’influenceront donc tout en respectant l’équilibre entre ces deux forces. Voyons quelques-uns de ces jeux d’influence.
Un premier cas est l’assimilation. Ce phénomène phonétique se produit lorsqu’un son adopte un trait d’un autre son qui lui est contigu ou non. C’est par l’assimilation que s’explique la prononciation –izme, plutôt que –isme, que l’on peut entendre en français européen dans des mots comme socialisme ou conformisme. La consonne s est une consonne sourde, c’est-à-dire que les cordes vocales ne vibrent pas lorsqu’elle est prononcée. Mais placée entre les sons i et m, deux sons pour lesquels il y a vibration des cordes vocales, la consonne s se sonorise et devient z, consonne sonore correspondante.
Les voyelles peuvent elles aussi se modifier en fonction de leur entourage. Par exemple, la voyelle ê du mot blême se prononce en principe è. Mais on prononce et on entend souvent ce ê prononcé in, blinme. C’est que ce ê fait aussi l’objet d’une assimilation, qui prend ici la forme d’une nasalisation. La voyelle è est une voyelle orale : lors de son émission, l’air n’est expiré que par la bouche, le voile du palais étant relevé, bloquant ainsi le passage de l’air par le nez. La consonne m qui suit la voyelle è dans blême est, elle, une consonne nasale ; lors de sa production, le voile du palais est abaissé, permettant ainsi le passage de l’air par la bouche et par le nez. C’est ce trait de nasalité qu’adopte la voyelle è dans blême par anticipation de la prononciation du m qui suit. L’assimilation, qu’elle affecte les consonnes ou les voyelles, tend à minimiser l’énergie articulatoire.
Un deuxième cas de changement phonétique touche particulièrement le français d’ici. Sans doute avez-vous remarqué que la plupart des Québécois ne prononcent pas les t et les d de la même façon dans tous les mots, et surtout, que cette prononciation diffère de celle d’autres francophones ; on dira, par exemple : petsit et dzurable. On appelle affrication le phénomène en cause et affriquées les consonnes ainsi modifiées. L’affrication consiste à prononcer une consonne occlusive, consonne pour laquelle il y a fermeture complète (occlusion) du canal buccal lors de sa production, en terminant par un resserrement (constriction) de ce canal ; le t et le d, consonnes occlusives, se terminent ainsi par un faible s ou z, consonnes constrictives. Cet enchaînement ne se produit que devant les voyelles i et u, qui sont les voyelles les plus fermées, la bouche étant presque fermée et la langue proche du palais lors de leur articulation. C’est donc par anticipation de cette fermeture que l’affrication se produit, le t et le d subissant ainsi l’influence du i ou du u qui suit.
Si l’affrication du t et du d est un phénomène généralisé au Québec et non connoté socialement, il n’en va pas de même d’un autre phénomène linguistique bien connu, la diphtongaison. Ce phénomène, qui consiste à modifier le timbre d’une voyelle au cours de son émission, est associé ici à des parlers plus populaires. Phonétiquement, la diphtongaison touche les voyelles longues qui sont suivies d’une consonne et qui forment une syllabe accentuée, comme dans les mots mère, pâte, coeur et garage. Mais il ne faut pas conclure que le phénomène phonétique de la diphtongaison est nécessairement lié à la langue populaire. Plusieurs langues, dont l’anglais, l’allemand et l’italien, possèdent des diphtongues. L’ancien français en avait également plusieurs, qui ont disparu en français moderne, mais dont la graphie a conservé des traces ; c’est le cas de mots comme voir, saut, chaise et oiseau.
L’oral possède donc ses propres lois qui, à notre insu, régissent la forme sonore des mots que nous enchaînons. Interaction, influence, économie linguistique, que de raisons de s’intéresser à la langue orale, si souvent négligée !
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