La mise en texte, ou comment gérer simultanément un nombre incroyable de données
Ssur le plan cognitif, écrire est une activité humaine d’une grande complexité, plus encore que jouer aux échecs (Kellogg, 1994, cité dans Favart et Olive, 2005). Des chercheurs de différents domaines – principalement de la psychologie et de la didactique du français – se sont intéressés au sous-processus de la mise en texte. Ils ont mis au jour son déroulement et ses exigences, ce qui a permis l’élaboration de propositions pour faciliter son enseignement et son apprentissage. Le présent article rapporte succinctement leurs principaux résultats[2]. Avant de montrer ce qui facilite la mise en texte, nous présenterons les niveaux d’organisation du texte, pour ensuite exposer la théorie capacitaire, théorie permettant de comprendre certaines difficultés rencontrées par les élèves en écriture.
Le texte : une construction complexe
Selon une étude de Lafont-Terranova et Colin (2006), la majorité des enseignants de français considèrent qu’écrire consiste à mettre par écrit des idées déjà là ». L’étude des brouillons d’auteurs (Plane, 1996) nous montre au contraire qu’un texte est une construction, la version finale n’étant que la couche supérieure, celle qui recouvre les versions précédentes. Cette construction est organisée simultanément à plusieurs niveaux, qui comprennent une ou plusieurs dimensions :
- les phonèmes (combinaisons particulières de sons en mots);
- les mots (classes grammaticales, orthographe, sémantique, conjugaison);
- les phrases (syntaxe, ponctuation, marqueurs de relation);
- le texte (séquences textuelles et leur articulation, reprises pronominales et lexicales, organisateurs textuels, cohésion verbale);
- le discours (situation de communication – auteur, destinataire, but du texte, sujet à traiter, lieu et moment de diffusion du texte; gestion en différé du sens à donner au texte, puisque le lecteur est absent au moment de la rédaction; modalisation; normes linguistiques; énonciation/narration; registres de langue).
Chacune de ces dimensions mérite une étude spécifique en classe, car, au moment de la mise en texte, elles doivent être gérées simultanément. Toute une tâche pour l’apprenti scripteur!
La théorie capacitaire
Ce constat nous amène à la théorie capacitaire, selon laquelle la capacité cognitive est limitée et donc répartie dans la gestion de toutes les dimensions exposées. Lorsque la limite est atteinte, la gestion d’un ou de plusieurs aspects de la mise en texte peut être entravée. Par exemple, Fayol et Heurley (1995) ont montré qu’un groupe de scripteurs à qui on demandait de garder en tête une suite de mots faisaient plus d’erreurs dans l’accord sujet-verbe que lorsqu’ils n’avaient pas cette contrainte. Ainsi, quand l’attention est divisée à cause de la tâche de mémorisation, on parvient plus difficilement à se concentrer sur l’orthographe grammaticale. Il en va de même pour un élève qui, soucieux d’abord du contenu à rendre, mettra de côté la gestion d’autres sous-systèmes de la langue, dont l’orthographe bien sûr (Alamargot et Chanquoy, 2002).
Deux options s’offrent pour surmonter la limite capacitaire (Fayol et Heurley, 1995). La première est la gestion sérielle de la planification, de la mise en texte, de la réécriture et de la révision : il s’agit d’étaler dans le temps la gestion des différents niveaux d’organisation du texte pour se concentrer sur un seul à la fois. Le scripteur commencera par gérer les niveaux plus globaux – le discours et le texte – pour progressivement s’arrêter aux niveaux plus particuliers – la phrase, le mot et les phonèmes. L’enseignant qui donne une liste de vérifications à effectuer après la mise en texte suggère implicitement à ses élèves d’employer la gestion sérielle : l’élève se concentrera ainsi sur les niveaux globaux pendant la mise en texte et mettra temporairement en veilleuse des aspects comme les accords ou la ponctuation, qu’il vérifiera en fin de parcours.
Un scripteur aguerri sait cependant qu’il ne procède pas de la sorte : il ne produit pas un texte sans placer les marques d’accord ou les virgules, pour les ajouter ensuite! Il gère en parallèle les composantes du texte; comme il a automatisé la gestion de certaines d’entre elles, telles que l’orthographe lexicale et grammaticale, la ponctuation et la syntaxe, il a suffisamment d’espace cognitif libre pour gérer les autres simultanément.
Employée par les experts, la gestion en parallèle est plus efficace que la gestion sérielle. Elle est basée sur l’automatisation, qui permet de surmonter les limites capacitaires. Comment parvenir à cette automatisation? D’une part, par des exercices répétés portant sur chacune des dimensions. Il faudra cependant que ces exercices soient le plus près possible des problèmes rencontrés en situation d’écriture, où les verbes conjugués ne sont pas mis en gras ni les sujets en italique! D’autre part, il faudra que les consignes d’écriture incluent les paramètres de la situation de communication en plus du genre à produire, pour que les élèves s’habituent à en tenir compte, et que ces derniers écrivent fréquemment pour apprendre à articuler efficacement la gestion des contraintes à tous les niveaux d’organisation du texte.
Pour alléger la charge cognitive, il est en outre possible de construire une liste de vérifications ou une grille adaptées au genre à produire, à partir de l’analyse de textes appartenant à ce genre (Garcia-Debanc et Fayol, 2002). Cet outil comprendra les particularités génériques touchant différents niveaux d’organisation, particularités sur lesquelles l’élève centrera son attention. Par exemple, pour l’écriture d’une description de lieu, il serait pertinent d’étudier les constructions du complément du nom que l’on trouve dans de telles séquences textuelles : adjectif, groupe prépositionnel, subordonnée relative, groupe participial ou groupe du nom. L’outil pourrait en plus contenir une liste de marqueurs de relation permettant de situer un objet par rapport à un autre : au-dessus, à l’arrière, tout au fond, etc. En somme, cet outil adapté au genre doit être construit avant la mise en texte, mais sert de guide tout au long de celle-ci, en plus de permettre certaines vérifications en fin de course. Comme il ne contient que quelques aspects textuels et grammaticaux pertinents à la situation d’écriture, il allège les exigences cognitives pour l’élève.
Prendre une pause pour gagner du temps
Pendant la mise en texte, les pauses sont d’un grand intérêt. Elles permettent de relire le texte produit afin de se donner une idée d’ensemble à différents moments de la rédaction. Le scripteur s’assure alors de la cohérence du texte, notamment en vérifiant l’emploi des pronoms de reprise. Selon les études (Fortier, 1995; Masseron, 2001), les experts font de plus longues pauses et relisent des pans plus vastes de leur texte que les novices[3], s’assurant ainsi que le sens global construit est conforme au sens visé. De plus, la relecture réactive les connaissances du scripteur sur le sujet dans sa mémoire à long terme, ce qui facilite la poursuite de la mise en texte (Alamargot, Chanquoy et Chuy, 2005).
D’autres pauses servent à revenir sur la consigne d’écriture et donc sur l’organisation conceptuelle du texte; elles sont alors réflexives. D’autres encore sont prises pour consulter des ressources, qu’il s’agisse de références linguistiques, de l’enseignant, d’un pair ou de textes sources (Fortier, 1995). À la lumière de ces informations, on comprend mieux que certains élèves s’arrêtent sans cesse en cours de production; certains sont peut-être dans les nuages, mais d’autres sont en fait en plein travail, à l’image des scripteurs experts! Il pourrait même être intéressant d’encourager les élèves à faire des pauses à différents moments du processus pour relire ce qu’ils ont écrit, revoir la consigne, ou encore, consulter des ressources.
Comment faciliter la mise en texte?
La mise en texte est d’abord facilitée si le contenu a été planifié en classe au moyen d’une verbalisation des connaissances sur le sujet, les scripteurs novices utilisant spontanément peu leur mémoire à long terme (Olive et Piolat, 2005). Cette stratégie est pertinente didactiquement, mais insuffisante pour préparer une activité d’écriture à partir de sources documentaires, tâche fréquemment exigée en contexte scolaire et effectuée dans plusieurs professions. Dans ce type de rédaction, les aptitudes en lecture de l’élève auront un impact important sur la qualité du texte produit (Alamargot, Chanquoy et Chuy, 2005). Confrontés à une tâche d’écriture à partir d’une documentation lue, les lecteurs faibles effectueront peu d’activités avant la mise en texte; ils reliront souvent les sources et en copieront de longs passages dans leur texte. À l’opposé, les lecteurs – et souvent les scripteurs – performants prendront des notes en cours de lecture (résumés et citations), établiront des liens entre les informations des différentes sources et en évalueront la qualité. Cette façon de procéder leur permettra ensuite de réaliser une planification globale du texte à produire et de rédiger sans constamment retourner aux textes d’origine. Ils produiront donc deux types d’écrits – les notes et le texte lui-même – et feront quatre types de lecture – des sources, de leurs notes, du texte en cours et du texte final (Alamargot, Chanquoy et Chuy, 2005). Enseigner des stratégies de lecture et de prise de notes s’avère ainsi essentiel pour la réussite de l’écriture à partir de sources documentaires.
Il reste un facteur limitant important à considérer concernant la mise en texte : le temps. Accorder plus de temps à la mise en texte améliore nécessairement le texte produit (Hayes et Nash, 1996). En classe, le temps est compté et, souvent, les élèves en difficulté ne parviennent pas à étaler la gestion de toutes les dimensions d’un texte afin de diminuer la charge cognitive. Ils justifieront alors leur échec par l’échéance trop brève et ne feront pas les apprentissages que leur aurait permis une mise en texte effectuée sur un laps de temps plus long. À la maison, d’autres activités – Internet, sorties, sport, etc. – entrent en compétition avec l’écriture, diminuant du coup la motivation et le temps imparti à la tâche. Ainsi, l’attrait des projets d’écriture proposés aux élèves s’avère une variable importante à considérer pour l’enseignant, compte tenu qu’une tâche stimulante les amènera à y consacrer plus de temps et que plus ils passent de temps à travailler leur texte, plus ils apprennent à écrire.
Des dispositifs didactiques prometteurs
Plusieurs dispositifs didactiques peuvent faciliter la gestion des sous-systèmes de la langue au cours de la mise en texte. Certains devraient être mis en place en amont de la mise en texte :
- proposer fréquemment des tâches d’écriture variées, à partir de consignes indiquant la situation de communication et le genre;
- assurer une planification collective de la tâche d’écriture, entre autres planifier le contenu du texte en groupe et construire un outil lié au genre à produire;
- enseigner la prise de notes de lecture, utile à la rédaction d’un texte à partir de sources documentaires;
- effectuer des exercices complexes permettant d’automatiser la gestion de certaines dimensions du texte.
Plus spécifiquement, au moment de la mise en texte :
- proposer une procédure de gestion sérielle des différentes dimensions du texte;
- proposer des pauses « efficaces » pour relire la consigne, le texte déjà produit et les notes prises à partir des sources s’il y a lieu, ainsi que pour consulter des références, les pairs ou l’enseignant;
- donner le temps nécessaire à la réussite de la tâche, surtout pour les élèves les plus faibles.
Compte tenu du nombre important de niveaux d’organisation du texte à considérer lors de la mise en texte, et étant donné les limites cognitives, il est important de mettre en place des dispositifs visant à alléger la charge pour les élèves. Les quelques propositions didactiques présentées ici sont un premier pas en ce sens, si l’on souhaite tendre vers un enseignement réel de la mise en texte.
- Je remercie Hélène Rousseau, enseignante au collège Saint-Charles-Garnier à Québec, et Suzanne-G. Chartrand, didacticienne du français à l’Université Laval, pour leurs commentaires justes et pertinents concernant cet article. [Retour]
- Ces informations sont tirées de notre mémoire (Paradis, 2012), dans lequel nous effectuions une synthèse de connaissances sur l’écriture et le processus scriptural à partir de références éditées entre 1995 et 2010, ainsi que d’une recension des articles publiés entre 2000 et 2010 dans les revues Pratiques, Le français aujourd’hui et Repères. Cet article est le deuxième d’une série portant sur les quatre sous-processus de l’écriture, soit la planification, la mise en texte, la réécriture et la révision. [Retour]
- Il est difficile de donner précisément l’âge des scripteurs novices : tout enseignant de français sait que les aptitudes se développent de façon variable d’un individu à un autre. D’ailleurs, les recherches lues ne précisent pas l’âge auquel renvoient les mots « novices » et « experts ». C’est par les méthodes employées que l’on distingue les premiers des seconds. [Retour]
POUR APROFONDIR LE SUJET
ALAMARGOT, D. et L. CHANQUOY (2002). « Les modèles de rédaction de textes », dans FAYOL, M. (éd.), Production du langage, Paris, Hermès Science Publications, p. 45-65.
ALAMARGOT, D., L. CHANQUOY et M. CHUY (2005). « L’élaboration du contenu du texte : de la mémoire à long terme à l’environnement de la tâche », Psychologie française, vol. 50, n° 3, p. 287-304.
FAVART, M. et T. OLIVE (2005). « Modèles et méthodes d’étude de la production écrite », Psychologie française, vol. 50, n° 3, p. 273-285.
FAYOL, M. et L. HEURLEY (1995). « Des modèles de production du langage à l’étude du fonctionnement du scripteur, enfant et adulte » (trad. G. Fortier), dans BOYER, J.-Y., J.-P. DIONNE et
P. RAYMOND (éd.), La production de textes : vers un modèle d’enseignement de l’écriture, Montréal, Les éditions logiques, p. 17-48.
FORTIER, G. (1995). « Modèle du processus d’écriture chez le scripteur en situation d’apprentissage », dans BOYER, J.-Y., J.-P. DIONNE et P. RAYMOND (éd.), Op. cit., p. 175-191.
GARCIA-DEBANC, C. et M. FAYOL (2002). « Apports et limites des modèles du processus rédactionnel pour la didactique de la production écrite. Dialogue entre psycholinguistes et didacticiens », Pratiques, nos 115-116, p. 37-50.
HAYES, J. R. and J. G. NASH (1996). « On the Nature of Planning in Writing », dans LEVY, C. M. and S. RANSDELL (ed.), The Science of Writing : Theories, Methods, Individual Differences, and Applications, Mahwah, Lawrence Erbaum Associates, p. 29-55.
LAFONT-TERRANOVA, J. et D. COLIN (2006). « La question de la norme dans le discours d’enseignants de collège », dans LAFONT-TERRANOVA, J. et D. COLIN (éd.), Didactique de l’écrit : la construction des savoirs et le sujet écrivant, Namur, Diptyque/Presses universitaires de Namur, p. 105-131.
MASSERON, C. (2001). « Du projet de discours à la langue du discours produit : nature et enjeux des erreurs scripturales », Pratiques, nos 109-110, p. 207-247.
OLIVE, T. et A. PIOLAT (2005). « Le rôle de la mémoire de travail dans la production écrite de textes », Psychologie française, vol. 50, n° 3, p. 373-390.
PARADIS, H. (2012). Synthèse des connaissances en didactique du français sur l’écriture et le processus scriptural. Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures pour l’obtention du grade de M. A. en didactique, Université Laval [En ligne], réf. du 15 novembre 2012, archimede.bibl.ulaval.ca/archimede/meta/29157
PLANE, S. (1996). « Écriture, réécriture et traitement de texte », dans DAVID, J. et S. PLANE (éd.), L’apprentissage de l’écriture de l’école au collège, Paris, Presses universitaires de France, p. 37-77.
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