La grammaire du français au XVIIIe siècle – 2e partie
Sophie Piron est spécialiste de la grammaire française ; elle est responsable des cours de grammaire du français écrit au Département de linguistique et de didactique des langues à l’UQAM.
Cet article est le quatrième d’une série consacrée aux grammaires françaises à travers les siècles. Il s’agit de la seconde partie portant sur le XVIIIe siècle.
Introduction
Dans l’article précédent, nous avons décrit la naissance de la grammaire scolaire au XVIIIe siècle. Ce courant grammatical a très vite rencontré un franc succès. Il s’inspire en partie des réflexions menées par des grammairiens comme Buffier, Beauzée ou Girard, qui appartiennent au courant de la grammaire générale. Certains classements au sein des parties du discours ont été révisés par la grammaire générale et introduits dans la grammaire scolaire, leur assurant une pérennité : Lhomond, le représentant par excellence de la grammaire scolaire, extirpe les noms adjectifs (les adjectifs modernes) de la vaste classe des noms, dans laquelle il ne reste désormais que les noms substantifs (les noms modernes). Les articles et leurs variantes (articles contractés) acquièrent une assise plus solide. Ainsi, les du, des, au et aux ne sont plus analysés sous le joug de la tradition latine ; ils ne servent plus à marquer des cas de déclinaisons, mais sont perçus comme des articles issus d’un amalgame avec une préposition. La grammaire scolaire, sous l’égide de Lhomond, remet également en question le classement des mon, ma, mes, ce, cette, ces, etc. Ces déterminants modernes sont encore parfois classés au XVIIIe siècle dans les pronoms, puisqu’ils renferment des informations sur la personne ou l’objet dont on parle. Si un auteur comme Beauzée (1767) propose que ces mots soient définis comme des déterminants renfermant quelques informations sur la personne, d’autres analyses avaient été mises de l’avant (pronom adjectif ou adjectif pronominal). Le caractère pronominal, défini comme le fait de contenir des informations sur la personne, reste une donnée consignée dans toutes ces propositions ; cependant, pour la première fois apparaît la notion adjectivale, c’est-à-dire le fait que ces mots s’adjoignent à un nom.
Par ailleurs, l’orthographe, de manière spécifique, et le bon usage, de manière plus générale, acquièrent une assise de plus en plus ferme dans les grammaires scolaires. On voit ainsi croître les sections portant sur les homophones et les fautes courantes.
Cette seconde partie de l’article consacré à la grammaire du XVIIIe siècle traite du phénomène de l’accord du participe passé et des modèles d’analyse grammaticale que les grammaires mettent en place pour expliquer non seulement les différents cas d’accord, mais aussi la phrase. Les thèmes présentés ici reposent sur l’analyse des mêmes grammaires que celles retenues pour la première partie. Les ouvrages choisis étaient au nombre de cinq, dont deux représentants de la grammaire scolaire. Il s’agit des Principes généraux et raisonnés de la grammaire françoise (1730) de Restaut et des Élémens de la grammaire françoise (1780) de Lhomond. Les trois autres ouvrages poursuivent les réflexions menées au siècle précédent sur les principes généraux de la grammaire : Grammaire françoise sur un plan nouveau (1709) de Buffier, Les vrais principes de la langue françoise (1747) de Girard et Grammaire générale ou exposition raisonnée des éléments nécessaires du langage (1767) de Beauzée.
Le classement des participes dans les parties du discours
Jusqu’alors, le participe était défini comme une partie du discours à part entière, notamment parce que les grammairiens se trouvaient face à une difficulté de classement : les participes leur paraissaient partager des traits verbaux et adjectivaux. En effet, d’une part, le participe « marque l’action et peint l’évenement » (Girard, 1747, tome 1, p. 64) et est donc assimilable à un verbe ; d’autre part, il prend des marques d’accord sous certaines conditions et est donc alors assimilable à un adjectif. Ne parvenant pas à trancher et se reposant sur la tradition latine, les grammairiens avaient tendance à hisser cette position intermédiaire au statut de partie du discours à part entière. Certains grammairiens du XVIIIe siècle (Buffier, Girard et Beauzée) commencent à remettre ce choix en question, mais le mouvement n’est pas encore suffisamment fort pour renverser le classement traditionnel et l’appliquer dans les grammaires publiées.
Par exemple, Buffier (1709) aborde les notions relatives au participe dans le chapitre « Des verbes et de ce qui a raport » (Buffier, 1709, p. 64), tout en insistant sur le caractère adjectival des participes. À l’inverse, Girard (1747) est très catégorique quant au classement du participe : ce n’est pas parce qu’il s’accorde occasionnellement qu’il faut le classer parmi les adjectifs. Au contraire, il faut, dit l’auteur, se fonder sur les caractéristiques profondes du mot pour le classer (figure 1). Les ouvrages de Restaut (figure 2) et de Lhomond, qui s’inscrivent pleinement dans le courant de la grammaire scolaire, ne dérogent pas, quant à eux, au classement traditionnel. Dans ces ouvrages, le participe maintient sa place parmi les parties du discours et se définit comme « un nom adjectif qui a quelques propriétés du verbe. […] il participe de la nature du Nom adjectif et de la nature du Verbe. » (Restaut, 1730, p. 168).
Girard (1747), Grammaire générale ou exposition raisonnée des éléments nécessaires du langage, tome 1, p. 64.
Restaut (1730), Principes généraux et raisonnés de la grammaire françoise, p. 6.
L’accord du participe et les limites de l’analyse
Les grammaires du XVIIIe siècle montrent un intérêt de plus en plus marqué pour l’orthographe, qui ne prendra véritablement son essor qu’au début du XIXe siècle. Il ne s’agit plus, comme au XVIe siècle, de proposer des modifications au système orthographique, mais bien d’exposer des façons d’écrire normatives et de consigner des erreurs courantes. Les homophones forment le véritable emblème de ce nouvel intérêt, que l’on trouve essentiellement dans le courant scolaire exemplifié ici par Restaut et Lhomond. Cependant, dans cette veine de l’orthographe, une autre question est en train de prendre place dans toutes les grammaires : il s’agit bien évidemment de l’accord du participe passé. On constate, en effet, que les grammairiens du XVIIIe siècle consignent bien plus de cas de participes que ne l’avaient fait leurs prédécesseurs. Les cas discutés par Buffier (1709) au début du siècle permettent entre autres de constater que les règles d’accord de l’époque se rapprochent des nôtres : j’ai reçu vos lettres, ils sont perdus, les vers que j’ai faits, ils se sont consolés de leur disgrâce, ils se sont donné un ridicule à eux-mêmes, j’ai fait les démarches que j’ai pu, les raisons qu’il a cru que j’approuvais, les pluies qu’il a fait ; mais on écrit la peine que se sont donné mes amis, les personnes que j’ai entendu chanter. De plus, certains cas d’accord sont encore en discussion (figure 3).
Buffier (1709), Grammaire françoise sur un plan nouveau, p. 241.
Si les auteurs du XVIIIe siècle secouent le joug du latin, ils restent cependant attachés à une tradition grammaticale bien ancrée dans les habitudes. Elle traverse les ouvrages grammaticaux du début du XVIIIe siècle par la terminologie qui y est utilisée, et les sections consacrées à l’accord du participe passé en sont un bon exemple. Le participe est ainsi un mot déclinable dans certains cas, et indéclinable dans d’autres, comme dans les pluies qu’il a fait. Peu à peu, cependant, apparaissent des termes plus modernes : Girard (1747) expose les cas de concordance du participe et Lhomond (1780) explique que le participe varie et « s’accorde en genre et en nombre » dans certaines situations.
Le système des fonctions étant en formation, les auteurs font encore appel aux cas latins pour exposer les relations d’accord en jeu dans la phrase. Les termes de nominatif (figure 4), d’accusatif (figure 5) et de datif (figure 6) sont ainsi utilisés pour marquer respectivement les fonctions de sujet, de complément direct et de complément indirect. En fait, les auteurs notent ainsi soit la forme du mot qui gère l’accord (par exemple, pronom au datif, à l’accusatif), soit le type de complémentation (régime accusatif, régime datif).
1o Le participe est indéclinable quand il a après soi le nominatif du verbe. Exemple, la peine que se sont donné mes amis et non pas donnée ; les peines qu’ont pris les savants, et non pas prises. |
Buffier (1709), Grammaire françoise sur un plan nouveau, p. 239.
Buffier (1709), Grammaire françoise sur un plan nouveau, p. 238.
Buffier (1709), Grammaire françoise sur un plan nouveau, p. 240.
L’architecture de la phrase
Les grammairiens de l’époque n’ont pas encore clairement établi la définition de la phrase. Malgré les différences de point de vue, la perspective choisie est cependant toujours celle du sens. En effet, l’unité étalon est celle de la « proposition », qui contient au moins deux éléments formant une unité de base : un sujet et ce qu’on en dit (figure 7). Les piliers de l’expression sont donc, d’une part, « le sujet dont on parle » et, d’autre part, « ce qu’on en affirme » (Buffier, 1709, p. 9). Le courant de la grammaire générale insiste sur le fait que toutes les langues sont soumises à cette règle. Par ailleurs, Beauzée (1767), dans le sillage de Port-Royal (voir à ce sujet l’article portant sur la grammaire au XVIIe siècle), définit la proposition comme un jugement qui exprime « la perception de l’existence intellectuelle d’un sujet sous telle relation à telle manière d’être » (Beauzée, 1767, tome 2, p. 6). Ainsi, la proposition se compose-t-elle d’un sujet et d’un attribut. Celui-ci « exprime l’existence intellectuelle du sujet » (Beauzée, 1767, tome 2, p. 7-8).
Restaut (1730), Principes généraux et raisonnés de la grammaire françoise, p. 128.
Les grammaires générales du XVIIIe siècle ont hérité des avancées philosophiques et logiques de Port-Royal. Elles posent ainsi le verbe être comme le verbe par excellence (le verbe « substantif ou abstrait » Beauzée, 1767, p. 405), qui contient l’idée de « l’existence intellectuelle » (Beauzée, 1767, p. 405). À côté du verbe fondamental qu’est le verbe être, tous les autres verbes de la langue sont des verbes « adjectifs », parce qu’ils ajoutent une nuance sémantique au verbe de base. Par conséquent, ces grammaires, également sur le modèle de Port-Royal, décomposent tous les verbes en deux parties : le verbe être et une précision sur l’existence posée par le verbe être. Cela fait penser à une structure sémantique profonde, en quelque sorte. Ainsi, des phrases comme Dieu veut ou Les hommes trembleront se décomposent en Dieu est voulant et Les hommes sont tremblants (Beauzée, 1709, tome 1, p. 406). De telles propositions sont analysées, chez Beauzée, en deux éléments seulement : un sujet (Dieu, les hommes) et un attribut (est voulant, sont tremblants).
Les ancêtres des CD et CI
Le régime est une notion-clé de la grammaire « émergente » du français. Cette notion s’inscrit initialement dans le domaine de la syntaxe dans la mesure où elle renvoie à un phénomène de complémentation, et elle s’applique à n’importe quel type de mot. Que ce soit dans Le pasteur connaît ses brebis, Vous êtes savant ou Un ami de plaisir, les grammairiens de l’époque repèrent des régimes, sans établir de distinction entre eux. Ses brebis et savant sont les régimes des verbes connaît et êtes, tandis que de plaisir est régime de un ami (Buffier, 1709, p. 62). Au XVIIIe siècle, cependant, les grammaires traitent de plus en plus précisément les compléments du verbe et proposent une esquisse de terminologie pour ce type de complémentation. Buffier (1709) propose ainsi que, dans la phrase Il faut sacrifier la vanité au repos (figure 8), la vanité soit le régime absolu et au repos, le régime respectif. Pour faire référence au même phénomène, Restaut parle de régime direct ou absolu (Je préfère la science aux richesses, Restaut, 1730, p. 132) et de régime indirect ou relatif (Je préfère la science aux richesses). Lhomond simplifie la terminologie et donne régime direct et régime indirect. Voilà les ancêtres des compléments directs et indirects.
Buffier (1709), Grammaire françoise sur un plan nouveau, p. 62.
Par ailleurs, la grammaire française est redevable à Restaut d’avoir développé les questions pour trouver le sujet et les compléments directs et indirects. Au départ, l’auteur avait réduit l’emploi verbal à une expression générique (figure 9) : connaître quelqu’un, porter quelque chose. Ensuite, dans son Abrégé des principes de la langue française (1732), il a tourné ces formules en questions, et c’est cet ensemble de questions que la grammaire scolaire a retenu, que ce soit pour identifier les compléments directs et indirects ou pour identifier le sujet. On retrouve ces questions chez Lhomond (figure 10).
Restaut (1730), Principes généraux et raisonnés de la grammaire françoise, p. 135.
Lhomond (1780), Élémens de la grammaire françoise, p. 45.
La notion de régime et la particularisation
La notion de régime s’inscrit cependant bien plus, lorsqu’on lit ces grammaires, dans le domaine de la sémantique. En effet, le régime permet d’exposer du sens, de le préciser ; à ce titre, il « […] n’est autre chose que le concours des mots pour l’expression d’un sens ou d’une pensée » (Girard, 1747, p. 87). Il intervient dans la structure de la proposition, qui est, rappelons-le, l’agencement d’un sujet et d’une affirmation à propos de celui-ci. Dès lors, le régime peut s’accrocher soit au sujet (exprimé par un nom), soit à l’affirmation qui en est faite (exprimé par un verbe, figure 11). Ainsi, il est ancré dans la structure de la proposition, mais son existence est justifiée par la sémantique. En fait, il n’existe que pour exprimer du sens. C’est ce que les grammairiens dénomment la particularisation : un régime permet de particulariser le sens d’un nom ou d’un verbe (figure 12).
Restaut (1730), Principes généraux et raisonnés de la grammaire françoise, p. 130.
Restaut (1730), Principes généraux et raisonnés de la grammaire françoise, p. 131.
Les compléments
Derrière la notion de régime se forge peu à peu une notion plus moderne, celle de complément. Beauzée la définit ainsi : « Le complément d’un mot est une addition faite à ce mot, afin d’en changer ou d’en compléter la signification » (figure 13). L’association entre syntaxe et sémantique perdure. Cependant, une distinction profonde est en train de prendre forme. Beauzée (1767) l’établit avec clarté, et nous présentons ici sa théorie. Selon lui, il existe deux types de compléments : d’une part, les compléments qui renvoient à la forme (aspect syntaxique) et qu’il nomme compléments grammaticaux ou compléments initiaux ; d’autre part, les compléments qui renvoient au sens (aspect sémantique) et qu’il nomme compléments logiques (figure 14). Ces deux types de compléments représentent deux angles sous lesquels on aborde la matière de la phrase. Lorsqu’un complément est envisagé à la lumière du sens, il est défini comme l’ensemble des mots qu’il contient, puisqu’il s’agit de faire référence à la globalité du sens convoyé par le complément. Par exemple, dans avec les soins requis dans les circonstances de cette nature (Beauzée, tome 2, p. 56), le complément logique du mot soins est requis dans les circonstances de cette nature. « Le complément entier prend […] le nom de complément logique, parce que c’est l’expression de l’idée totale que la raison envisage […]. » (Beauzée, 1767, tome 2, p. 55-56). Par contre, dans ce même exemple, le complément grammatical du mot soins n’est que l’adjectif requis. En effet, envisagé à la lumière de la forme, seul le premier mot dans la chaîne constitue le complément grammatical (qui porte aussi, clairement, lorsqu’il est un adverbe ou une préposition, le nom de complément initial).
On a vu dans le chapitre précédent que le complément d’un mot est une addition faite à ce mot, afin d’en changer ou d’en compléter la signification. |
Beauzée (1767), Grammaire générale ou exposition raisonnée des éléments nécessaires du langage, tome 2, p. 44.
Beauzée (1767), Grammaire générale ou exposition raisonnée des éléments nécessaires du langage, tome 2, p. 53.
Analyse logique et analyse grammaticale
La distinction d’analyse entre la forme (aspect grammatical) et le sens (aspect logique) s’étend à l’ensemble de la proposition. Dès qu’il y a une expression complexe, c’est-à-dire dès que le sujet ou l’attribut est composé d’un ensemble de mots, les deux analyses doivent être posées. En effet, il y a alors un aspect formel qui relève de la concaténation de mots à l’intérieur du sujet ou à l’intérieur de l’attribut, et un aspect logique qui relève de la particularisation du sens amenée par la concaténation. Beauzée (1767) donne un exemple très clair de cette double analyse, qui connaîtra son apogée au XIXe siècle (figure 15).
Beauzée (1767), Grammaire générale ou exposition raisonnée des éléments nécessaires du langage, tome 2, p. 57.
Le complément circonstanciel
Le complément circonstanciel fait son apparition dans la liste des compléments abordés par les grammairiens du XVIIIe siècle, en particulier dans le courant de la grammaire générale. La façon dont il est introduit varie quelque peu, mais les définitions convergent toutes vers une description sémantique : un complément circonstanciel exprime des circonstances.
Buffier (1709) avait exploité cette notion au point de lui conférer la troisième place dans la structure de la proposition, aux côtés du sujet et de l’attribut. Selon lui, toutes les langues présentent trois éléments : « 1o Le sujet dont on parle, 2o ce qu’on en affirme, 3o les circonstances de l’un & de l’autre […]. » (Buffier, 1709, p. 9). Les circonstances équivalent donc aux notions de régime et de complément. Par conséquent, tout comme ces deux notions, elles apparaissent sur le plan syntaxique, mais se définissent d’un point de vue sémantique. Buffier propose un terme plus théorique pour les nommer : ce sont des modificatifs. Avec cette terminologie, il analyse la phrase Le zèle sans prudence agit témérairement (Buffier, 1709, p. 49), dans laquelle sans prudence et témérairement sont des circonstances, et donc des modificatifs (figure 16).
Buffier (1709), Grammaire françoise sur un plan nouveau, p. 49.
Quant à l’analyse des fonctions, elle est développée chez l’abbé Girard (1747), qui semble être le seul à utiliser ce terme. Pour couvrir les éléments de la proposition, l’auteur propose les fonctions de subjectif, attributif, objectif, terminatif, circonstanciel, conjonctif et adjonctif. La fonction de circonstanciel (figure 17, Girard, p. 91 et 92) semble n’être associée qu’au verbe.
Girard (1747), Les vrais principes de la langue françoise, p. 91-92.
Le grammairien qui mène l’analyse de la notion de circonstances le plus loin est Beauzée. La distinction qu’il a préalablement établie entre le niveau d’analyse de la forme et celui du sens lui permet d’aborder l’exposé des compléments avec rigueur. Il indique ainsi que le nombre de compléments envisagés sous l’angle de la sémantique est très grand, dans la mesure où chaque sens définit un type de complément (figure 18). Il regroupe les grandes catégories sémantiques au moyen des mots interrogatifs latins : quid (qui, quoi, objet), ubi (où, lieu), quibus auxiliis (avec quelle aide, instrument), cur (pourquoi, cause), quomodo (comment, manière), quando (quand, temps). La catégorie du lieu se ramifie en plusieurs sous-sens : le « lieu de la scène, c’est-à-dire où l’événement se passe ; comme vivre À PARIS, être AU LIT, couché SUR LA TERRE, un discours prononcé EN CHAIRE », le « lieu de départ, comme venir DE ROME, partir DE SA PROVINCE », le « lieu de passage, comme passer PAR LA CHAMPAGNE, aller en Italie PAR LA MER », et le « lieu de tendance, c’est-à-dire vers lequel le mouvement est dirigé ; comme aller EN AFRIQUE, se retirer DANS LE DÉSERT, fuir AU JARDIN, sortir SUR LA PLACE, partir POUR LA CAMPAGNE » (Beauzée, 1767, tome 2, p. 61-62).
Beauzée (1767), Grammaire générale ou exposition raisonnée des éléments nécessaires du langage, tome 2, p. 57.
Conclusion
Le XVIIIe siècle grammatical oscille entre héritage et modernité. Dans un premier temps, il hérite bien entendu du passé. Ainsi, la grammaire scolaire poursuit la tradition de classement du participe parmi les parties du discours tandis que la grammaire générale remet en question cette façon de faire et préfère voir dans le participe une forme du verbe. L’héritage est également perceptible dans les parties consacrées à l’accord du participe passé. Les cas exposés sont plus nombreux, et les grammairiens admettent qu’il existe une part de flou. Certains accords restent ainsi non réglementés. Cependant, la terminologie qui dessert ces explications d’accord s’inscrit encore fortement dans la tradition latine : participe déclinable, accusatif placé devant le verbe, etc.
De même, le XVIIIe siècle renforce et raffine l’héritage de Port-Royal. L’analyse logique qui y avait été élaborée en 1660 sous-tend l’architecture de la proposition, qui repose sur deux piliers sémantiques : d’une part, « le sujet dont on parle » et, d’autre part, « ce qu’on en affirme » (Buffier, 1709, p. 9). Le verbe être permet d’exprimer ce que l’on dit à propos du sujet. Il est le verbe existentiel et sert à décomposer n’importe quel autre verbe. L’analyse se fait, par exemple, chez Beauzée en un sujet et un attribut : Dieu – est voulant ; Les hommes – sont tremblants.
Toutefois, le XVIIIe siècle va également de l’avant : il développe l’analyse grammaticale moderne en posant les jalons de la notion de complémentation. Les compléments directs et indirects apparaissent plus clairement. Ils portent des appellations encore variées, mais la grammaire scolaire a déjà mis au point les questions pour les repérer. La notion de complémentation est une notion très vaste, qui est synonyme de modification et de circonstance et qui mêle syntaxe et sémantique. Beauzée est celui qui aura clairement établi la frontière entre ces deux niveaux d’analyse. Il développe ainsi le plan de l’analyse grammaticale et celui de l’analyse logique. Cette distinction est essentielle, car elle fonde la grammaire scolaire du XIXe siècle, qui fera de cette double modalité le passage obligé de tout exercice en classe de français.
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