Langue et identité de genre: quand norme langagière et militantisme se rencontrent
Langue, voix et identité sont profondément liées. C’est dans la langue que se déploie une voix, c’est de ses ressources lexicales que cette dernière tire un propos, un discours, une œuvre. Qu’elle témoigne de soi, ou tente de le faire. Mais les mots peuvent aussi faire écran à la réalité que l’on veut nommer. Ils peuvent la déformer ou l’ensevelir. On peut aussi entendre beaucoup de choses dans les manques de la langue, dans ses interstices et ses silences. Autant que dans ses mots trop usés. De quoi écorcher une identité, ou la faire un peu vaciller.
Or entre fake news et #moiaussi; quand chaque jour porte accusations, dénonciations et aveux; entre menaces nucléaires et promesses électorales; quand être rêveurs (dreamers) n’a plus rien à voir avec le monde des songes… on dirait que le poids des mots, cette essence complexe qui en fait des sortilèges ou des prières, se fait particulièrement sentir à notre époque.
Est-ce pour cela que s’élèvent dans l’espace public de plus en plus d’appels à réformer la langue, à la remodeler, à la repenser pour la rendre moins sexiste, plus inclusive? Et de plus en plus de réactions, face à ces appels? Au point où, depuis l’automne, le thème revient régulièrement dans l’actualité : coup de gueule des Académiciens, qui y voient un « péril mortel », déclaration de Slate.fr, qui s’engage à redonner à l’accord de proximité ses lettres de noblesse, bannissement du mot patrimoine par Québec solidaire en congrès, modification des paroles de l’hymne national en anglais, qui n’évoqueront plus les « fils » du Canada, etc.
Les deux ouvrages dont il sera ici question s’inscrivent avec un rare à-propos dans un tel contexte. Il s’agit de la Grammaire non sexiste de la langue française et du Dictionnaire critique du sexisme linguistique, qu’ont fait paraitre Michaël Lessard et Suzanne Zaccour en aout 2017[1]. La lecture de leurs seuls titres donne bien à voir qu’il y sera question du caractère sexiste de la langue française et des méthodes pour en rendre l’écriture plus inclusive. Mais ces titres sont aussi trompeurs, puisqu’il ne s’agit ni d’un dictionnaire ni d’une grammaire. Et l’on a envie de le leur reprocher un peu, à eux qui plaident tellement pour la rigueur et la délicatesse dans le choix des mots.
En effet, ce dictionnaire, par exemple, tient plutôt de l’encyclopédie. Il répertorie une série d’entrées, classées en ordre alphabétique, chacune rédigée par une auteure différente. Chaque entrée tourne autour d’un mot, prétexte à aborder une panoplie de thèmes, dans une démarche néanmoins très cohérente qui consiste à relever une expression sexiste largement répandue et à en analyser la portée symbolique, souvent fort puissante. Il ne s’agit donc pas de donner des définitions; on cherche plutôt à rappeler des contextes, à remettre certains mots, mais aussi certaines pratiques, dans une plus large perspective (historique, culturelle), à montrer des glissements de sens et des aveuglements, volontaires ou non, de différents systèmes (particulièrement les médias, l’appareil judiciaire et, surtout, la culture populaire) devant diverses réalités. À la fin de chaque article figurent également une liste de « termes à surveiller[2] » et une courte bibliographie liées au thème abordé, ainsi que la notice bibliographique de son auteure.
Racisme, culture du viol, identité sexuelle, sexualité féminine, violence faite aux femmes sont notamment abordés, à travers des termes de la langue en apparence anodins qui contribuent à perpétuer des formes – inconscientes ou non – de stigmatisation et de sexisme ordinaire. Parmi ces mots, certains sont convenus (hystérique, sauvagesse, frigide), mais d’autres sont plus surprenants et ouvrent de nouvelles perspectives (conquête, indisposée, querelle). Le fait que le livre soit écrit par une trentaine d’auteures garantit la variété et la richesse des points de vue, mais entraine cependant quelques redites et une grande variation de style; certains articles sont fort techniques quoique passionnants (sur l’expression bon père de famille en droit, par exemple) alors que d’autres tiennent davantage du billet un peu impressionniste (blonde) ou prennent le ton d’une poésie engagée (mère).
Bien que résolument militant et orienté, l’ensemble se lit très agréablement. On y revendique souvent avec humour; les entrées sur les sujets plus graves côtoient celles sur des travers plus simples ou moins dramatiques. On évoque Game of Thrones et les émissions culinaires aussi bien que le Code civil, on traque les stéréotypes de la publicité et des magazines féminins après avoir dénoncé le traitement réservé aux victimes de violence ou de discrimination. C’est d’ailleurs la plus grande force du livre, cette analyse des petites choses d’un quotidien si banal que l’on ne le voit plus, où on emploie des mots qui pourtant rapetissent, effacent et peuvent blesser.
Si les appels à la réforme de la langue au nom de la diversité vous donnent de l’urticaire, ou si vous ne savez tout simplement pas quoi en penser, c’est l’ouvrage que vous devez lire en premier, afin de vous rappeler que l’égalité est loin d’être atteinte en 2018 dans bien des domaines et des milieux. Cet état d’esprit vous préparera peut-être à entrer plus facilement dans la Grammaire non sexiste de la langue française, ouvrage moins bien ficelé, plus inégal. Et décidément plus contestataire.
La partie la plus intéressante, et de loin, de cette grammaire est son « Préambule ». On y expose clairement à quel point plusieurs choix de grammairiens, dès le 17e siècle, et plus tard de lexicographes ont masculinisé la langue française. Cette masculinisation se réalise particulièrement à travers deux axes : en pratiquant l’effacement du féminin (que l’on pense à la frilosité de plusieurs à féminiser les noms de professions, surtout quand elles sont prestigieuses!) et en déclarant que le masculin a préséance dans les accords (p. 9), ou qu’il représente une espèce de neutre universel.
Or cet effacement du féminin n’est pas anodin, on s’en doute bien. Symboliquement, en supprimant les mots qui désignent une profession, on tente d’abolir la réalité qu’ils désignent. Nier, par exemple, qu’il puisse y avoir un mot tel que philosophesse, c’est lutter « contre l’exercice de cette activité par les femmes » (p. 10) (et, même, plus tard, affirmer que le féminin de tels mots n’existe pas parce que ces professions sont essentiellement masculines!) (p. 11) : la boucle est bouclée! De la même façon, donner priorité dans l’accord à un masculin « neutre », c’est faire de l’homme « un référent universel, l’humain par défaut » (p. 25). La démonstration de la nécessité de réformer la langue française, d’y accorder une place plus visible au féminin, est menée avec maestria.
La partie principale de l’ouvrage, intitulée « Grammaire non sexiste », ne convainc pas autant. On y aborde les deux volets de la féminisation : celle des noms, et celle, plus complexe, de la phrase. Tant pour la féminisation lexicale que pour la féminisation syntaxique, plusieurs solutions sont évoquées, des plus connues (la rédaction épicène, par exemple) aux plus… extrêmes, qui impliquent de former des néologismes (mentionnons, par exemple, quelques nouveaux pronoms suggérés : ceuses, tue et noues).
L’ouvrage présente l’éventail des possibles, sans jugement. On y expose, dans des tableaux synthèses (p. 35-36), les avantages et les inconvénients des types de féminisation en fonction de différents critères. Or on ne peut s’empêcher de remarquer qu’à travers l’usage de certaines stratégies, la clarté du texte est fortement mise à mal…
Des exemples illustrent la présentation de chaque stratégie, et des exercices sont aussi proposés. Mais exemples et stratégies entremêlent, d’une manière fort peu pédagogique, tous les types de féminisation. De la même manière, bien que les auteurs conseillent d’employer « les mêmes techniques de féminisation tout au long du texte » (p. 37), ils ne le font pas dans cette grammaire – sans doute afin de donner à voir les différentes possibilités aux lecteurs (et lectrices… ou lecteurs.trices…). Les graphies tronquées (avec des parenthèses, des points médians, des barres obliques, etc.) s’y succèdent ainsi, ce qui fait désordre et ne donne guère le gout de les pratiquer soi-même.
En somme, ce livre ne peut prétendre à être une grammaire qui, rappelons-le, présente une norme et les règles qui l’accompagnent. Cet essai constitue plutôt un manuel du militantisme langagier prodiversité, qui suggère souvent d’ignorer la norme et de révolutionner l’usage à sa guise. On peut trouver rafraichissant ce rapport à la langue, subversif et engagé, qui en fait le lieu de tous les possibles. On peut aussi par moments le trouver naïf, ou terriblement simplificateur, notamment quand il s’agit du lexique. Comme si on pouvait fixer chaque réalité par un mot, un seul, comme dans un contrat ou une loi (il est d’ailleurs intéressant de remarquer que les auteurs proviennent du domaine du droit), qui règlerait une fois pour toutes l’injustice autour de ce qu’il désigne. N’est-ce pas là ignorer que les mots, quand ils apparaissent dans un texte, côtoient d’autres mots; qu’il est utile, voire obligatoire, d’employer des synonymes, de varier, de nuancer…
Avec cette grammaire qui n’en est pas une, et ce dictionnaire qui n’en est pas un, Zaccour et Lessard ont posé les termes d’un débat intéressant, qui s’inscrit avec une pertinence remarquable dans les préoccupations du jour.
- Suzanne ZACCOUR et Michaël LESSARD (dir.), Dictionnaire critique du sexisme linguistique, Montréal, Éditions Somme toute, 2017, 260 p., et Michaël LESSARD et Suzanne ZACCOUR, Grammaire non sexiste de la langue française : le masculin ne l’emporte plus!, Saint-Joseph-du-Lac, M éditeur et éditions Syllepse, 2017, 193 p. [Retour]
- Presque dans tous les cas, cette liste est un peu fourretout. Elle rappelle certes plusieurs éléments que vient de présenter l’entrée qu’elle conclut, mais met en garde parfois, il me semble, un peu inutilement… A-t-on vraiment besoin de rappeler, par exemple, que folle, mal baisée, pute ou pétasse sont des termes sexistes? [Retour]
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