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Entre l’écorce de la langue et l’arbre de la littérature

Entre l’écorce de la langue et l’arbre de la littérature

Point de vue

Joseph A. Soltész détient une formation en études allemandes, en linguistique et en littérature française. Il a régulièrement publié des articles dans ce dernier domaine ainsi qu’en créativité. Il enseigne au cégep de Drummondville depuis dix ans et a participé, à titre de superviseur, à la correction de l’épreuve uniforme de français de la première cohorte d’élèves. Dans cet article, il nous livre ses observations sur la part consacrée à la langue et celle consacrée à la littérature dans les cours obligatoires de français.

Les pieuses intentions

En guise de recherche pour leur programme d’intégration, les finissants de la première cohorte de mon collège ont choisi de mener une vaste enquête sur le degré d’insatisfaction des élèves face à la réforme, ses programmes, ses cours. En dépit de maladresses méthodologiques certaines, le projet révèle clairement que, en fin de parcours, les élèves déplorent d’abord et surtout de ne pas avoir reçu plus, et plus systématiquement, de formation en langue.

Touchant ! Mais si nos élèves déclarent, in extremis, accorder tant d’importance à la langue, pourquoi, pendant leur passage au cégep, ne se sont-ils pas prévalus massivement des innombrables services de rattrapage offerts ? Pourquoi avons-nous tant de difficultés à faire venir régulièrement au CAF, aussi bien pour les activités encadrées que les exercices libres, les élèves à qui nous ne cessons de répéter qu’ils ont besoin de ce service de toute urgence ?

Un problème de gestion de temps

Ma réponse, c’est que, au vu du lourd horaire qui attend nos élèves dès leur entrée au collège, les activités non « rémunérées » ne peuvent qu’occuper la dernière place. Et quant au regret d’avoir négligé le problème au secondaire — lieu normal d’acquisition des performances linguistiques –, il est trop tard pour déplorer la farniente passée.

Une question de motivation

De toutes façons, dans un cas comme dans l’autre, le tout revient purement et simplement à une question de motivation. Or, avant leurs faiblesses en langue, beaucoup d’élèves manifestent des carences en lecture pure, d’autres en pensée formelle, d’autres enfin en organisation du travail et en méthodologie. C’est dans ces autres domaines que les élèves perdent le plus de points et, partant, se découragent, même si la proportion de 30 p.cent attribuée au français laisse penser qu’on accorde une importance primordiale à la langue écrite.

Sacrifier la langue à la littérature ?

Le français, dans notre curriculum, c’est d’abord — et à 70 p. cent –, une question d’organisation de la pensée. Si nos administrations choisissaient de donner la priorité à l’écrit, il s’agirait d’un recul. Et il faudrait bien faire écrire les élèves sur quelque chose, non ? Voudra-t-on se contenter d’un exercice qui ressemble au texte d’opinion, tel celui qui sanctionne les études secondaires ?

Déjà, nous faisons trop peu de littérature. Rappelons que nos collègues qui enseignent à l’intérieur du système français, dont on s’est peu ou prou inspiré pour notre réforme, font au minimum en deux ans, avec un seul groupe, ce qu’on nous demande de faire en trois trimestres avec trois ou quatre groupes à la fois ! Si nous effectuons le virage langue qu’une certaine opinion publique et administrative nous réclame, à quelle vitesse allons-nous travailler ?

Vérifier les capacités des élèves

La solution est ailleurs. Il faut, pour commencer, régler le noeud gordien des élèves administrativement admissibles, mais intellectuellement inaptes à faire des études collégiales et, en particulier, littéraires.

Certes, on peut espérer que les prochaines cohortes soient un peu mieux préparées étant donné le resserrement récent des critères d’admission. Mais jusqu’à ce que s’achève la période de transition (au terme de laquelle ne seraient admis que des élèves aptes), les administrations doivent prendre les mesures qui s’imposent pour permettre aux élèves mal outillés de poursuivre des études de manière efficace.

Toutes ces mesures doivent revêtir un caractère obligatoire et préalable.

Des cours de lecture rapide obligatoires

Pour les élèves incapables de comprendre un texte en raison de carences en lecture, nos administrations doivent imposer un cours de lecture rapide obligatoire préalable. Depuis les années 70, on sait, en effet, que plus vite on lit, mieux on lit. Quelle forme revêtira cette aide ? Peut-on se contenter du programme ELMO ? Pour les cas légers, peut-être ! Mais il est des élèves dont les handicaps sont tellement lourds qu’ils en sont rédhibitoires. Il faudra probablement imaginer quelque chose de plus radical.

Des rattrapages obligatoires  en pensée formelle et méthodologie

Souvent combinées à leurs problèmes de lecture, beaucoup d’élèves manifestent des difficultés en pensée formelle et en méthodologie. Là encore, c’est avant de les admettre dans les cours de littérature qu’il faut exiger d’eux qu’ils fassent les rattrapages nécessaires. L’expérience — souvent pénible — des cours de mise à niveau prouve que les élèves n’ont ni la force, ni la motivation nécessaires pour effectuer tous les rattrapages en même temps.

Un programme autonome et autogéré  d’amélioration du français

Comme les autres compétences déterminées, l’amélioration du français est absolument indispensable pour effectuer des études collégiales rigoureuses. Pas seulement en littérature, mais également dans tous les autres domaines où les élèves ont à lire, réfléchir et écrire. Autant dire tous.

Là encore, les succès numériquement très partiels des CAF ont prouvé, une fois de plus, que l’on ne peut mener de front rattrapage et études. L’idéal, ce serait un programme autonome et autogéré d’amélioration du français qui permettrait aux élèves de corriger tous leurs textes tout en continuant à s’améliorer[1]. Mais qu’on s’entende bien : il ne suffit pas d’imposer un tel programme aux élèves qui en ont besoin. Encore faut-il qu’ils en ressentent le besoin et que, sans nécessairement être passionnés pour le français, ils soient affamés de progrès. Or ce sont les élèves les plus faibles qui manifestent le moins de motivation…

Un nouveau partenariat entre administrations,  enseignants et élèves

Dans les collèges qui ont pris la réforme au sérieux, les enseignants s’y sont donnés âme et corps (avec quelques essoufflements inquiétants), au moins avec motivation, sinon avec passion.

Surchargés de travail, privés d’une partie de notre salaire, nous n’avons plus à assumer les défaillances de nos élèves dans les domaines sensibles évoqués ici. Nos administrations ne doivent pas seulement faire le nécessaire pour admettre des élèves aptes, elles doivent aussi fournir, à ceux et celles qui ne le sont pas tout à fait, les rattrapages préalables et obligatoires requis.

Mieux : malgré cette période de restrictions budgétaires à la néo-zélandaise, on ne peut espérer rattraper si l’on ne fournit pas aux collèges de 3e ,4e, voire de 5e tour de SRAM des ressources spéciales — entendons financières — pour y arriver. Il est, d’une certaine manière, injuste que les collèges « favorisés », ayant des élèves plus aptes, soient financés exactement comme ceux dont les clientèles sont plus en difficulté. La véritable démocratisation de l’enseignement consiste non pas à aider les plus nantis, mais à soutenir les plus défavorisés, lesquels devront néanmoins être « capables » d’apprendre.

Maintenir et développer le peu de littérature  dans la réforme ?

Oui ! Tous les élèves qui ont surmonté leurs carences en accédant enfin au deuxième cours, manifestent généralement un intérêt surprenant pour la part la plus importante des cours de français, soit les 70 p. cent relatifs à l’argumentation littéraire.

Et heureusement qu’il en est ainsi ! Le rêve d’un Québec, fils francophone d’Amérique, n’aura duré qu’un temps : dans les années 70 et 80, étudier en France représentait un certain idéal ; aujourd’hui, on se tourne plutôt vers la Californie (bientôt, vers le Sud-Est asiatique ?) À cette époque, à la télévision, entre le sport et les talk-shows, on n’avait d’autre choix, de temps en temps, que de regarder un film en français (allemand, suédois, italien ou britannique) souvent déroutant, sinon carrément étrange, mais toujours et de plus en plus différent des productions américaines.

Or, depuis l’explosion technologique (pour l’emploi), vidéo (pour les loisirs et la culture) et universelle (avec Internet) des années 90, nos élèves sont massivement redevenus ce qu’ils sont vraiment : des Américains ! Et ces jeunes Américains qui parlent français ne connaissent qu’une seule occasion de faire le lien entre la langue qu’ils parlent et ce que cette langue véhicule de culture mondiale. Cette occasion, ce sont les cours obligatoires de français au collégial !

Trois ou quatre petits cours dans toute une vie !

Après la religion (en perte de vitesse !) et l’argent (Yes! we are Americans!), la seule chose qui enrichit l’être humain, c’est la culture. Cela dit, notre dilemme, ce n’est pas véritablement le choix entre la langue et la littérature — dans ce cas, nous avons vu à quelles conditions énergiques l’écorce linguistique doit adhérer à l’arbre culturel qu’il enveloppe. Nous sommes plutôt pris entre les cultures populaires (surtout, et de plus en plus, électroniques et médiatiques) et lettrées (reposant essentiellement sur le livre). Un peu comme au Moyen-Âge quand le peuple, qui n’aurait pas admis que les saltimbanques parlent un idiome savant, exigeait d’être sermonné en langue vulgaire.

Enfin, un autre débat peut ne sembler que connexe, mais on ne pourra l’éluder éternellement : à qui s’adressent les cégeps ? Y a-t-il lieu de prévoir deux régimes de formation, soit, grosso modo, un technique et un général ? Faut-il — en s’appuyant sur un faux préjugé largement répandu — former en culture populaire le premier secteur et en lettres le second ? Jusqu’à ce qu’on tranche, nous pourrions, nous et nos élèves, rester coincés entre l’écorce de plus en plus érodée de nos protections syndicales et l’arbre indéfectible de notre conscience professionnelle. Très inconfortablement.

* * *

  1. Nous avons proposé à certains établissements — dont le nôtre — un tel programme combinant l’habileté informatique de base (savoir entrer un travail sur traitement de texte) et une technique traditionnelle éprouvée d’autocorrection. Si les élèves qui en ont besoin adoptent un tel programme avec le même dilettantisme que celui avec lequel la plupart fréquentent le CAF (zéro !), comment ce programme sera-t-il jugé ? Retour

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