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De singuliers pluriels

De singuliers pluriels

Capsule linguistique

 

En grammaire, quoi de plus trivial, à première vue, que la question du nombre. Dès le primaire, on enseigne aux élèves que les noms en français sont soit au singulier, soit au pluriel, auquel cas on ajoute un -s à la fin du mot. À cette règle toute simple se joignent quelques exceptions (ajout du -x et pluriel en -aux). Bref, la morphologie (ou forme) du nombre des noms pose peu de difficultés. Ce qui ne signifie pas pour autant que les étudiants, en contexte d’écriture, pensent systématiquement à ajouter les marques de pluriel aux noms et aux mots qui en dépendent. Que de -s sont encore oubliés sur les copies des collégiens ! Et qu’en est-il du sens derrière l’opposition singulier/pluriel ? Là encore, de prime abord, cela semble limpide : le nom est au singulier lorsqu’il désigne un seul objet et il est au pluriel lorsqu’il s’applique à plusieurs – une fleur/des fleurs. Mais, on s’en doute, il y a des cas où ce n’est pas si clair. Quels sont donc ces pluriels singuliers ?

Premier cas – Il existe en français des noms que l’on peut employer indifféremment au singulier ou au pluriel pour désigner un seul objet ; par exemple : un pantalon ou des pantalons, une pince ou des pinces. On remarquera que ces réalités comportent deux éléments identiques formant un seul objet. En raison de cette dualité intrinsèque, on peut les introduire par une paire de. Dans d’autres cas, l’objet en question est constitué de plus de deux éléments ; on a ainsi un escalier ou des escaliers, de la confiture ou des confitures. Tous ces noms peuvent s’employer au pluriel pour désigner plusieurs objets distincts : tous mes pantalons sont maintenant trop grands ; nous avons verni les escaliers intérieurs et extérieurs. Le -s dans les formes plurielles pantalons et escaliers peut donc signifier deux choses : une vraie pluralité (plusieurs paires de pantalons et plusieurs escaliers) ou une pluralité interne (un objet constitué de deux ou de plusieurs éléments de même nature).

Deuxième cas – Le sens du nom diffère selon qu’il est au singulier ou au pluriel ; il y a en fait deux noms différents. Par exemple : le ciseau (du sculpteur) est plus aiguisé que les ciseaux (de la couturière) ; je dois enlever mes lunettes pour regarder dans une lunette astronomique. Ici aussi, le pluriel apparent des noms ciseaux et lunettes traduit une pluralité interne de l’objet. Rien n’interdit évidemment d’utiliser ces noms pour désigner plusieurs objets ; les lunettes de soleil sont maintenant en solde ; les ciseaux du sculpteur sont alignés sur l’établi. La marque du pluriel (-s ou -x) dans lunettes et ciseaux permet donc d’exprimer trois réalités : un seul objet constitué de deux éléments (une paire de ciseaux), plusieurs de ces objets (plusieurs paires de ciseaux), et enfin, plusieurs objets « simples » (plusieurs ciseaux de sculpteur).

Troisième cas – Plusieurs noms ne s’emploient qu’au pluriel. Dans certains cas, l’idée de pluralité interne est bien sentie, comme dans archives, frais, gens, préparatifs, broussailles. Il en va ainsi de noms désignant des rites sociaux : mœurs, funérailles, fiançailles, obsèques, noces. Le pluriel apparaît aussi dans certains noms propres de lieux qui impliquent plusieurs éléments, comme une chaîne de montagnes ou un archipel : les Appalaches et les Antilles. Dans tous ces cas de pluriel, le nom désigne une réalité qui en recouvre plusieurs. Là encore, on peut attribuer au -s deux significations : une pluralité interne propre aux réalités désignées et une pluralité externe, comme dans Le premier ministre assiste à toutes les obsèques nationales.

Quatrième cas – Trois noms français possèdent deux pluriels différents ; ce sont œil, ciel et aïeul. Le nom œil a comme pluriel yeux lorsqu’il désigne l’organe de la vue et d’autres réalités faisant partie d’un tout, par exemple : les yeux du fromage de gruyère. Le pluriel œils s’emploie pour différents objets de forme ronde, souvent dans des domaines techniques, et dans des noms composés comme œils-de-bœuf (type de fenêtre), œils-de-chat (variété de quartz). Ciel, quant à lui, a cieux comme pluriel lorsque l’on parle, dans un contexte religieux, du lieu infini et éternel ; par exemple : le royaume des cieux. Le pluriel sera ciels lorsqu’il s’agit d’évoquer des aspects différents ou des représentations variées de la voûte céleste : des ciels d’automne et les ciels de Magritte. Enfin, le nom aïeul a comme pluriel aïeux pour désigner l’ensemble des ancêtres et aïeuls (et aïeules) lorsqu’il s’agit des grands-parents. Il y a donc pour ces trois noms deux marques différentes de pluriel : les formes en -x (yeux, cieux et aïeux) désignent des réalités qui impliquent une pluralité interne, un ensemble de réalités semblables, alors que les formes avec -s final (œils, ciels, aïeuls) sont associées à des réalités distinctes multipliées.

On peut voir dans ces pluriels si singuliers un bel exemple d’économie linguistique. Un même signe (-s ou –x) est associé à deux représentations : le pluriel interne, qui évoque le multiple sous l’unité, et le pluriel externe, qui montre une multiplicité d’objets bien apparente.

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