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Vers un français acadien normalisé (1re partie): la communauté acadienne à la croisée des chemins

Vers un français acadien normalisé (1re partie): la communauté acadienne à la croisée des chemins

Yves Cormier est originaire de Moncton. Spécialiste de l’Acadie, il a publié notamment le Dictionnaire du français acadien. Le présent article défend la nécessité pour la communauté acadienne de normaliser sa langue et de se doter d’un organisme tel l’Office québécois de la langue française (OQLF). Il sera publié en deux parties : la première pose la problématique et les bases théoriques permettant de mettre en perspective la situation de la langue acadienne ; la seconde décrira les tracés de la recherche acadienne en se référant au cas québécois et à l’expertise développée par l’OQLF.

La langue française présente un parcours particulier. Alors que la plupart des langues du monde se sont construites en parallèle avec les communautés qui en faisaient usage, le français a plutôt été la cible d’un encadrement stratégique dès le XVIIe siècle.

En général, une langue se gère d’elle-même. Ses éléments superflus disparaissent pour être remplacés par d’autres, plus contemporains et nécessaires. La notion de « langue vivante » rend compte de cette réalité linguistique : une langue évolue selon les besoins de communication des gens qui la parlent. La langue française a cependant connu une histoire plus corsée : alors que la France cherchait à présenter une image davantage unifiée au XVIIe siècle, le roi Louis XIII imposait le français comme langue principale sur l’ensemble du territoire et confiait à l’Académie française ce mandat d’unification du pays au moyen de la langue.

Quatre siècles plus tard, les communautés francophones du monde entier sont toujours sous l’emprise de cette académie. Tous les francophones, à l’exception peut-être des gens habitant l’Île-de-France, soit la région parisienne, sentent le besoin de rapprocher leur parler du français standard. Alors que pour d’autres groupes linguistiques, c’est le besoin de communiquer efficacement qui prime en tout temps, chez les francophones, c’est en plus le désir de rejoindre un idéal linguistique, qui n’est souvent plus actuel.

Il n’est pourtant pas possible de faire fi de ce besoin de conformité. Celui-ci s’observe encore aujourd’hui dans toutes les communautés francophones du monde entier. Par ailleurs, de nombreuses études nous montrent la richesse des différentes variétés de français dans le monde, qui se sont façonnées à la couleur des communautés et des régions où elles se sont enracinées. Les communautés hors France font donc face aujourd’hui à un défi important : elles doivent se rallier aux éléments distinctifs du français parisien, tout en respectant leurs particularités langagières. Voilà un exercice d’équilibre qui tient presque des acrobaties d’un fildefériste ! Pourtant, chaque communauté francophone, si elle veut prendre sa place dans le monde actuel, doit voir à préciser son véhicule de communication. Cet exercice permet de préciser la norme.

Évolution de la langue et normalisation

Il existe des milliers de langues dans le monde, mais aussi, de nombreuses variétés d’une même langue. Le français, par exemple, se colore d’éléments particuliers quand il se décline en français acadien, français québécois, français suisse, français belge, français d’Haïti, ou encore, comme une variété de français d’Afrique.

En examinant les particularités langagières (accent, grammaire, lexique) des régions acadiennes, nous pouvons pousser la dissection et affirmer qu’il existe des variantes à l’intérieur des variétés d’une même langue. La linguiste Geneviève Massignon, qui a effectué une recherche exhaustive sur le lexique acadien, considère effectivement qu’il faut faire référence à plusieurs parlers acadiens plutôt qu’à un seul[1]. Il est même possible d’extrapoler cette classification aux variantes propres à un seul village (souvent en raison de l’accent) !

Pourtant, malgré les différences régionales, les membres d’une communauté linguistique parviennent à se comprendre, car les traits langagiers qu’ils partagent sont plus nombreux que leurs particularités. La norme peut donc se définir comme les traits langagiers communs au sein d’un même groupe social.

Avant de modifier la norme, tous les membres doivent s’entendre sur les changements. Autrement, une partie seulement de la communauté ferait usage des modifications, alors que l’autre pourrait ne plus comprendre la communication. L’histoire du terme diner témoigne justement d’une telle situation langagière discordante. La France a décidé au début du XIXe siècle de modifier la désignation des repas pris au cours de la journée. Alors que ses citoyens dinaient à midi, elle a décidé d’employer le terme diner pour le repas du soir, en remplaçant celui du repas du midi par déjeuner. Elle n’a pas consulté les autres régions francophones du monde avant de modifier ces définitions, avec les répercussions que l’on connait aujourd’hui : on dine à midi au Canada, en Belgique et en Suisse, alors qu’on dine en soirée en France.

Pour qu’il y ait modification de la norme, il faut donc un commun accord sur les changements. Voilà où les choses se compliquent. Comment décider de ce qui doit et de ce qui ne doit pas faire partie d’une norme ? Quelles règles seront acceptées, lesquelles seront rejetées ? Comme la langue est avant tout un outil collectif, il est évident que tout changement sous-tend des répercussions sociales et affectives dans le groupe concerné.

Pourtant, la langue doit évoluer, à l’instar de sa communauté, qui, elle aussi, est en constante mutation. Si cette collectivité veut poursuivre son épanouissement, elle doit nécessairement s’assurer que son véhicule de communication se met au pas afin de traduire adéquatement la réalité contemporaine qu’elle vit.

La communauté acadienne est présentement à la croisée des chemins sur le plan linguistique. Elle doit engager une réflexion sur son véhicule de communication, pour éventuellement en modifier les paramètres. En retardant ces importantes modifications, elle risque de ne plus pouvoir se mettre au niveau de certaines autres variétés de français dans le monde qui, elles, ont subi une certaine « normalisation » pour mieux refléter la réalité linguistique en ce début du XXIe siècle.

Langue standardisée, langue régionale ?

Le premier défi que doit relever une communauté francophone dans sa quête d’une norme qui lui soit propre est de préciser le degré d’influence de la langue standardisée et de la langue régionale sur cette nouvelle entité linguistique. Précisons ici qu’une norme vise essentiellement le registre soutenu ou correct d’une langue, registre qui se prête aux communications interculturelles et internationales. Les registres familier ou populaire, puisqu’ils sont utilisés principalement par les membres d’une même communauté linguistique, sont déjà relativement efficaces dans leur tâche de communiquer.

Présentons d’abord certaines particularités d’une langue standardisée. Plusieurs avantages sautent aux yeux : d’abord, sa grammaire et son lexique sont déjà consignés. Ensuite, elle est inscrite dans l’histoire d’un peuple, lequel, au fil de ses mouvements, a entrainé la dispersion de ses parlers. L’uniformisation linguistique lui assure ainsi une plus grande accessibilité aux communications. Enfin, cette homogénéité linguistique permet l’accès à des connaissances étendues, puisque tous les membres déchiffrent la même écriture.

La langue régionale présente également certains avantages : sa définition même comme « variété » soutient des formes linguistiques particulières mieux adaptées pour décrire les réalités régionales (sociales, naturelles, technologiques). De plus, les membres de cette communauté ne subissent aucun complexe linguistique, puisque la variété est façonnée principalement pour rejoindre leurs besoins de communication. La langue devient donc un « marqueur d’appartenance à une communauté linguistique particulière, de moyen d’affirmation face aux autres de sa propre identité culturelle et, à la limite, d’instrument de lutte politique et idéologique[2] ».

Faire la part entre ces deux composantes linguistiques n’est pas une mince tâche : chacune d’elles présente des avantages sérieux et conséquents. L’histoire prouve justement à quel point elles ont toutes deux été influentes dans l’évolution de la langue française au fil des siècles. D’abord, au XVIIe siècle, la création de l’Académie française sous le règne de Louis XIII par le cardinal de Richelieu vient résoudre un épineux problème en France : moins d’un million de Français, sur une population de 20 millions, parlent le français. La tâche de l’Académie sera alors de mettre de l’avant une langue commune pour tous les citoyens du pays[3]. Cette tendance à l’uniformisation se poursuivra jusqu’au XIXe siècle.

Après la Révolution française de 1789, la population veut se défaire de toute forme résiduelle de monarchie. On abolit alors l’Académie française (elle sera toutefois restaurée en 1803 par Napoléon Bonaparte). Une nouvelle élite prend forme : la bourgeoisie. Cette classe dominante peut se payer de beaux livres et les éditeurs cherchent à lui plaire en publiant de volumineux dictionnaires. La recherche de nouvelles entrées encourage les lexicographes à s’intéresser aux parlers régionaux. Cette tendance est d’ailleurs stimulée par la période « romantique » du XIXe siècle, qui fait l’éloge de la nature et de la vie paysanne. Auteurs et éditeurs ratissent les campagnes à la recherche de mots inusités. Plusieurs ouvrages feront alors compétition au dictionnaire de l’Académie, d’abord publié en 1694 : les dictionnaires de Boiste en 1803, de Bescherelle en 1845, de Littré en 1863, de Larousse en 1866, d’Hatzfeld et Darmesteter en 1890.

Vers la fin du XIXe siècle, retour au français normalisé. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce revirement, l’une d’elles étant assurément l’expansion des colonies françaises. Après les efforts d’établissement d’une première possession en Acadie en 1604, la France et d’autres pays colonisateurs francophones étendent leur influence dans les Caraïbes, en Afrique, dans l’océan Indien, au Moyen-Orient et en Océanie. Tout comme la France qui opte au XVIIe siècle pour une langue commune, c’est maintenant au tour des colonies de choisir une langue compréhensible pour tous.

À partir des années 1960, le Canada français est à la recherche d’une identité culturelle qui lui soit propre. En pleine « Révolution tranquille », le Québec vise à acquérir une autonomie plus marquée au sein du Canada majoritairement anglais. La génération d’alors ose se questionner pour la première fois sur son français – aligné sur le modèle de Paris. Surviennent les premières querelles du « joual », avec le succès foudroyant de la pièce Les belles-sœurs de Michel Tremblay. D’autres changements sociaux, encouragés par la commission Laurendeau-Dunton (1967), viennent poser les jalons d’un plan d’aménagement linguistique pour le Québec à partir des années 1970. L’Acadie est emportée par cette vague de revendications avec le sit-in des étudiants de l’Université de Moncton en 1968 et la parution du texte La Sagouine, pièce pour femme seule d’Antonine Maillet en 1971.

En ce début du XXIe siècle, les communautés francophones du Canada sont toujours à la recherche de leur autonomie linguistique. Quoique leurs efforts se poursuivent pour toujours mieux encadrer leurs particularités langagières, elles constatent que l’ouverture sur le monde, à l’ère des télécommunications à l’échelle planétaire, doit également être priorisée. Il s’agit donc de s’allier aux autres communautés francophones dans un français commun, tout en gardant une couleur linguistique régionale. Cette tendance se reflète dans la publication de dictionnaires « différentiels » en Suisse, en Belgique, au Québec, en Acadie et dans les pays africains. Même la France emboite le pas en intégrant dans ses dictionnaires certains termes régionaux (marque « Région. » dans les dictionnaires français pour le Canada, l’Acadie, la Belgique, la Suisse, l’Afrique)[4].

Choix lexicaux : approche diachronique ou synchronique ?

Dans un effort de normalisation, tous les pays francophones, qu’ils soient d’Afrique, d’Europe, d’Asie ou des Amériques, mettent l’accent davantage sur le lexique que sur la phonétique et la grammaire afin de ne pas nuire aux communications internationales. C’est donc dans la détermination des mots régionaux à « normaliser » que se présente un deuxième défi : doit-on baser nos choix lexicaux sur une approche diachronique ou synchronique ?

Voyons d’abord les particularités de ces méthodes. L’approche diachronique s’intéresse à l’évolution de la langue dans le temps et englobe les termes plus anciens. Ces derniers ont l’avantage d’être bien intégrés dans les us et coutumes, et leurs sens sont bien assimilés. Au sein de la société acadienne, leur présence à travers les siècles témoigne d’ailleurs de leur usage préférentiel. Plusieurs d’entre eux sont indissociables de l’histoire du peuple acadien. Pensons, par exemple, au mot aboiteau, qui renvoyait à une forme d’agriculture adaptée aux premières tentatives d’établissement le long de la Baie française (aujourd’hui baie de Fundy).

L’approche synchronique, en s’intéressant à la langue à un moment précis de son histoire, met l’accent sur des mots récents ou d’usage actuel. Ces termes peuvent être en usage sur tout le territoire acadien et même ailleurs dans le monde. Ils peuvent bénéficier d’un usage plus fréquent que leurs équivalents français, notamment dans le cas de certains néologismes français préférés aux emprunts étrangers acceptés en France. Enfin, l’approche synchronique présente une ouverture aux néologismes reflétant les réalités actuelles (sociales, technologiques, gastronomiques, etc.).

  • acadianisme
  • amphithéâtre
  • astheure
  • banc de neige
  • bleuet
  • courriel
  • dépanneur

  • hamburger
  • magasiner
  • micmac, micmaque
  • mitaine
  • piastre
  • poulamon
  • sloche ou slush

  • souper
  • steak
  • sucrerie
  • transcanadienne
  • traversier
  • tuque

Figure 1
Exemples de mots en usage en Acadie

Les mots de la figure 1, en usage aujourd’hui en Acadie, représentent tous un écart soit formel, soit sémantique avec le français normalisé. Dans un effort de normalisation du lexique acadien, et en considérant les approches diachronique et synchronique, devrait-on accepter ou rejeter ces mots ? À défaut de travaux effectués sur la normalisation du français acadien, nous pouvons répondre à cette question en examinant les études sur la langue française au Québec et en extrapolant leurs données à la langue utilisée en Acadie. C’est l’exercice que nous nous proposons de faire dans la seconde partie de notre article.

* * *

  1. Son ouvrage principal le confirme d’ailleurs dans le titre : Les parlers français d’Acadie. [Retour]
  2. J.-C. CORBEIL (1986), « Le régionalisme lexical : un cas privilégié de variation linguistique », La lexicographie québécoise, bilan et perspectives, Québec, Les Presses de l’Université Laval, p. 58. [Retour]
  3. Le dialectologue Albert Dauzat a recensé pas moins de 636 dialectes au XVIIe siècle ! [Retour]
  4. Dans la version 2003 du Larousse, par exemple, on trouve sous la marque Acadie les mots suivants : amarre, amarrer, chalin, coquemar, espérer, hucher, mitan, pigouiller, prusse, râpure, subler, tricoler, zirable et zire. [Retour]

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