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Polysémie, dictionnaires électroniques et enseignement du français

Polysémie, dictionnaires électroniques et enseignement du français

Chronique lexicographique
Diplômée de l’Université de Montréal en 2009, Ophélie Tremblay s’est intéressée, dans le cadre de ses études doctorales, à la question des notions lexicales à la base de l’enseignement du vocabulaire : polysémie, liens lexicaux, collocations, locutions, etc. On peut régulièrement la lire ou l’entendre sur l’enseignement du lexique et de l’écriture créative, l’exploitation du dictionnaire et le français parlé. L’article qui suit est le premier d’une série sur des notions lexicales incontournables pour bien utiliser le dictionnaire. Comment s’appuyer sur ces notions pour développer des activités qui mettent à profit le dictionnaire dans les étapes de production textuelle, de la planification à la révision? Voilà l’objet de cette nouvelle chronique lexicographique.
« Le dictionnaire est une machine à rêver. » Roland Barthes

Si pour certains, le dictionnaire représente une source de rêverie et d’inspiration, pour d’autres, les élèves en particulier, il apparait souvent comme un ouvrage vieillot, difficile à consulter, voire inutile. On peut comprendre le manque d’enthousiasme des élèves face au dictionnaire quand on sait, par exemple, qu’il existe des classes où ils n’ont accès qu’à des exemplaires défraichis du Petit Larousse 1987! Plusieurs études relèvent que les élèves ont reçu peu d’enseignement quant au maniement du dictionnaire, ce qui pourrait expliquer autant leur désintérêt que leurs difficultés à tirer profit de cette ressource. En ce sens, nous croyons que les enseignants, quel que soit leur ordre d’enseignement, ont la responsabilité d’initier leurs élèves aux caractéristiques et au fonctionnement du dictionnaire. Un tel enseignement est d’autant plus nécessaire que les dictionnaires électroniques aujourd’hui sur le marché (Antidote, Le Petit Robert électronique, Usito, Trésor de la langue française informatisé, etc.), s’ils présentent des fonctionnalités qui en facilitent l’usage (rapidité d’accès à l’information, navigation par hyperliens, etc.), contiennent une quantité d’informations riches et complexes qu’il faut selon nous apprendre à « lire ».

Il existe une formidable ressource qui présente de façon interactive le type d’informations contenues dans un dictionnaire et la façon dont ces informations sont organisées dans un article dictionnairique. Il s’agit du parcours interactif Ouvrir le dictionnaire[1], accessible sur le site de l’Amélioration du français du Centre collégial de développement de matériel didactique. Les activités proposées offrent une grande partie des bases nécessaires à n’importe quel enseignant ou apprenant pour naviguer avec aisance dans la plupart des ouvrages de référence. Nous vous invitons à consulter cette ressource, si vous ne la connaissez pas déjà. L’information que nous allons maintenant présenter s’inscrit en complémentarité avec le contenu d’Ouvrir le dictionnaire et vise à approfondir la compréhension d’une notion lexicologique clé : la polysémie.

La polysémie dans le dictionnaire

La polysémie est un phénomène omniprésent dans les langues. Il s’agit de la propriété d’un mot, ou plus précisément d’un vocable, d’avoir plus d’un sens (on dit aussi acception), ces sens étant rattachés entre eux par un ou plusieurs liens sémantiques évidents. Par exemple, plusieurs des sens du vocable CŒUR sont liés par l’idée de centre; certains sens du vocable MOUTON sont liés par la référence à l’aspect, à la forme de l’animal (par exemple, les moutons des vagues et les moutons sous le lit sont désignés ainsi sur la base de leur ressemblance avec la fourrure de l’animal).

La première tâche d’un lexicographe qui rédige un article de dictionnaire est de dégager les différents sens d’un vocable. Pour y arriver, il fait des hypothèses sur les sens possibles, puis il examine des exemples de phrases (un corpus) qui contiennent l’un ou l’autre des sens. Il identifie ensuite le sens de base du vocable, soit le sens le plus courant, qui constitue souvent le sens premier à partir duquel les autres sont dérivés. Le lexicographe peut alors dégager la structure d’un article de dictionnaire en ordonnant les sens les uns par rapport aux autres. Dans un cours de français, un tel travail peut très bien faire l’objet d’une exploration durant laquelle les élèves doivent, à partir de phrases illustrant différents sens d’un même vocable, dégager ces sens, puis les organiser. Voici un exemple de corpus de phrases que l’enseignant ou l’enseignante pourrait constituer pour ce travail d’analyse.

Figure 1
Exemple de corpus

Créer lui-même la structure de l’article à partir des informations dont il dispose aidera ensuite l’élève à mieux comprendre comment les entrées de dictionnaire sont organisées. Nous faisons l’hypothèse que la rédaction d’une ébauche d’article de dictionnaire affine la compréhension de l’usager et l’aide par la suite à naviguer beaucoup plus aisément à l’intérieur du dictionnaire. Plutôt que de voir l’entrée de dictionnaire comme une masse compacte d’information, l’usager prend conscience du fait que cette information est structurée. Le Petit Robert électronique donne justement à visualiser l’architecture d’une entrée, comme on peut le voir dans le coin droit de la figure 2, dans la section « Plan ».

Figure 2
Extrait de l’article TÊTE du Petit Robert numérique

La structuration d’un article de dictionnaire repose sur certains principes. Par exemple, les acceptions les plus proches sémantiquement, celles qui reposent notamment sur une relation de métonymie, apparaitront en premier dans l’article, puis viendront les sens reliés par une métaphore. Revenons au vocable MOUTON pour illustrer notre propos. Le premier sens désigne l’animal [Un mouton saute dans le pré.], un deuxième désigne la viande de cet animal [Lors du méchoui, ils ont mangé du mouton.] et un troisième sens désigne la fourrure de l’animal [Il porte un manteau avec une doublure en mouton.]. Ici, les sens 2 et 3 sont liés au sens 1 par la métonymie, car ils désignent des parties de l’animal (relation partie-tout). Ce type de lien métonymique existe pour bon nombre de noms d’animaux. On trouve également la plupart du temps un lien métaphorique qui met en relation le sens désignant l’animal et un sens qui sert à désigner une personne qui possède une caractéristique que l’on attribue à cet animal (phrases 5 et 6 pour MOUTON).

Dans les dictionnaires, la numérotation et les marques typographiques servent à distinguer les différentes acceptions d’un même vocable et à rendre compte des écarts entre les sens. Ainsi, les chiffres arabes dans Le Petit Robert illustrent généralement l’existence d’un lien métonymique, alors que les chiffres romains marquent un lien métaphorique, ou un écart plus grand entre deux sens. Dans un dictionnaire comme celui d’Antidote, les marques typographiques et l’organisation graphique (losanges et autres symboles, alignements) structurent les sens du vocable, comme l’illustre la figure 3.

Figure 3
Extrait de l’article MOUTON du dictionnaire d’Antidote

La polysémie dans les textes

L’étude de la polysémie de certains vocables peut mener à d’intéressantes discussions aussi bien linguistiques que philosophiques ou littéraires. Prenons le vocable FRÈRE, qui pourrait faire l’objet d’une réflexion en lien avec la lecture d’un roman comme Volkwagen Blues, dans lequel le personnage principal entreprend un voyage qui le conduira de la Gaspésie à San Francisco afin de retrouver son frère. Tel que l’illustre la section « Plan » de l’extrait du Petit Robert (figure 4), ce vocable est très polysémique : il est structuré autour de six sens, qui eux-mêmes se subdivisent à l’intérieur de l’article. On pourrait amener les élèves à examiner les relations entre le sens de base et les autres sens et à déterminer les aspects de la définition du sens premier qui ont permis de créer les autres acceptions. Le même exercice pourrait être fait autour du vocable SŒUR, pour mener à une comparaison entre la structuration des deux entrées de dictionnaire.

Figure 4
Extrait de l’article FRÈRE du Petit Robert numérique

L’étude de la polysémie peut s’inscrire en complémentarité avec le travail d’analyse d’un texte littéraire ou même philosophique, notamment lorsque ces textes font appel à des mots utilisés dans leur sens métaphorique. Une telle activité de nature métalinguistique (réflexion sur la langue) pourrait soutenir la compréhension des mots eux-mêmes comme de l’ensemble du discours. Par exemple, dans l’étude de la pièce Le Cid, la compréhension du sens des paroles de Chimène lorsqu’elle dit à celui qu’elle aime : « Rodrigue, as-tu du cœur? », pourrait s’appuyer sur une réflexion préalable à propos des différentes acceptions du vocable CŒUR, et des distinctions (souvent assez fines) entre celles-ci. Nous suggérons ici de faire appel au Petit Robert électronique, beaucoup plus détaillé qu’Antidote. En effet, Le Petit Robert identifie dans l’article un sens général « siège des sentiments », qui se subdivise ensuite en sept sens ou groupements de sens, alors qu’Antidote distingue seulement trois sens, pour lesquels l’information présentée est plutôt mince.

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Les activités de réflexion et d’analyse autour de mots thématiques contribuent à lier le travail sur la langue et celui sur l’étude de textes. Si elles concernent avant tout le développement de compétences de nature réceptive (compréhension de texte), elles ouvrent également la voie à des pistes de travail en production écrite. En effet, la polysémie offre un potentiel pour les jeux sur la langue, notamment dans une perspective de création littéraire.

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SOURCES ET EXTRAITS DE DICTIONNAIRES

Le Petit Robert de la langue française 2015, version 4.0, [Logiciel], Paris, Dictionnaires Le Robert, 2015.

DRUIDE INFORMATIQUE. Antidote 8, version 4, [Logiciel], Montréal, Druide informatique, 2014.

  1. Le parcours interactif Ouvrir le dictionnaire est accessible à cette adresse : http://ccdmd.qc.ca/fr/dictionnaire [Retour]

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