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Les unités lexicales et leurs usages: la notion de combinatoire

Chronique lexicographique
Notre collaboratrice Ophélie Tremblay cosigne cette nouvelle chronique lexicographique avec Dominic Anctil. Professeur de didactique du français à l’Université de Montréal, ce dernier s’intéresse à l’enseignement du vocabulaire et de la grammaire au primaire ainsi qu’à l’utilisation des dictionnaires pour soutenir la production écrite. Tous les deux collaborent régulièrement, notamment à travers des publications et des conférences consacrées à l’enseignement des notions lexicales et à l’utilisation des dictionnaires.

Si vous avez de jeunes enfants, que vous côtoyez des gens dont le français n’est pas la langue maternelle ou des personnes qui parlent une variété de français différente du français québécois, vous avez certainement eu à répondre plus d’une fois à la question : « Que signifie tel mot ou telle expression? ». Lorsque l’on ajoute une unité lexicale à notre vocabulaire, qu’il s’agisse d’une unité simple (énergumène, fourchu, niaiser) ou d’une locution (passer la nuit sur la corde à linge, la passe du [petit] cochon qui tousse), on perçoit avant tout cet ajout comme l’addition d’une nouvelle forme et d’un nouveau sens à notre répertoire lexical. Or développer son vocabulaire (ou aider autrui à le faire) ne passe pas uniquement par l’acquisition de la forme et du sens de mots nouveaux…

D’autres éléments façonnent, en effet, la connaissance lexicale : les propriétés de combinatoire. Il s’agit de toutes les contraintes qui limitent la capacité d’une unité lexicale à se combiner avec d’autres unités lexicales ou éléments linguistiques dans une phrase (Polguère 2008). Ces contraintes d’utilisation sont particulières, car elles ne peuvent être déduites ni du sens ni de la forme de l’unité lexicale. Par exemple, rien dans la forme ou le sens des unités lexicales table et bureau ne nous explique pourquoi le premier nom est féminin, alors que le second est masculin. Ce type d’information lexicale doit être appris, car il échappe le plus souvent à une catégorisation logique. Ce n’est pas pour rien que le genre des noms constitue tout un défi pour les anglophones qui apprennent le français!

Les locuteurs natifs maitrisent la plupart du temps de façon « naturelle » ces caractéristiques imposées par la langue. Certaines d’entre elles font cependant parfois l’objet d’un apprentissage plus ciblé… ou progressif (pensons aux premières tentatives des enfants dans l’emploi de verbes irréguliers : *ils sontaient, *vous faisez). Les apprenants pour qui le français est une langue seconde ou étrangère doivent quant à eux s’appliquer à retenir ces informations. Chose certaine, pour l’ensemble d’entre eux, la connaissance de telles contraintes est un atout. Ainsi, en étant plus sensibles à ces caractéristiques imposées par les mots eux-mêmes, les élèves pourront développer le réflexe de chercher certaines informations dans le dictionnaire afin de mieux comprendre les contraintes d’usage d’une unité lexicale donnée. S’ils n’ont pas de dictionnaire sous la main, ils pourront quand même demander à leur interlocuteur de les renseigner non pas seulement sur le sens d’un nouveau mot, mais aussi sur les façons de l’utiliser en contexte, selon ses propriétés de combinatoire.

Il existe deux types de combinatoire : la combinatoire grammaticale et la combinatoire lexicale (les collocations). Le présent article porte sur la combinatoire grammaticale; notre prochaine chronique sera entièrement consacrée à la notion de collocation, qui relève de la combinatoire lexicale.

La combinatoire grammaticale

La combinatoire grammaticale correspond aux informations qui permettent au locuteur de savoir comment utiliser une unité lexicale donnée en contexte. Ces renseignements figurent normalement dans l’article de dictionnaire qui décrit cette unité lexicale, mais ils y apparaissent de façon plus ou moins explicite. Nous ferons aujourd’hui un survol des types de propriétés de combinatoire.

La classe de mots

Une des informations clés concernant une unité lexicale donnée est la classe de mots à laquelle elle appartient. Cette information est habituellement la première à figurer dans un article de dictionnaire. La classe de mots conditionne le type de fonction syntaxique que peut remplir l’unité lexicale dans une phrase. Deux « mots » ayant la même orthographe seront ainsi distingués non seulement par leur sens, mais par leur classe de mots respective : le nom manger (Il donne du manger à son chien) vs le verbe manger (Mia aime manger des bonbons).

Le genre nominal

Cette caractéristique (genre féminin ou masculin) ne s’applique qu’à la classe des noms. Elle détermine comment accorder les adjectifs et les déterminants accompagnant un nom. Ainsi, certaines erreurs qui semblent à priori relever de la grammaire constituent en fait des erreurs lexicales. Par exemple, le locuteur qui dit « Regarde la grosse avion! » utilise correctement les règles de grammaire : il accorde le déterminant et l’adjectif avec ce qu’il croit être le bon genre du nom. Ici, c’est la connaissance d’une propriété de l’unité lexicale nominale qui fait défaut (avion est un nom masculin), ce qui entraine une erreur d’apparence grammaticale…

L’invariabilité

Certaines unités lexicales ont la particularité de ne pouvoir être employées qu’au singulier, par exemple courage (Il fait preuve de beaucoup de courage), ou au pluriel : funérailles et prémices. Cette information figure généralement dans l’entête de l’article de dictionnaire, comme l’illustre la figure 1.

Figure 1

Figure 1
Extrait de l’article funéraillesdu dictionnaire d’Antidote

La défectivité

Ce terme vient du latin defectivus et signifie « qui manque ». On l’utilise pour désigner les verbes dont la conjugaison est incomplète parce qu’ils ne se conjuguent pas soit à tous les temps (frire, paitre), soit à toutes les personnes (pleuvoir, falloir, venter). Si les différentes catégories de verbes défectifs sont répertoriées dans les grammaires, il s’agit néanmoins d’une propriété d’abord lexicale, caractéristique d’un certain nombre de verbes du français. Les fonctionnalités offertes par les dictionnaires électroniques permettent aujourd’hui de visualiser en un clin d’œil les emplois possibles de ce type de verbes. Par exemple, Antidote présente, pour chacun, son tableau de conjugaison (figure 2).

figure 2

Figure 2
Tableau de conjugaison du verbe falloirdans le dictionnaire d’Antidote

Le choix de l’auxiliaire

Certains verbes doivent être employés avec l’auxiliaire être (sortir, partir), d’autres avec l’auxiliaire avoir (manger, demander). Il se peut cependant qu’un même verbe s’emploie respectivement avec l’auxiliaire être et l’auxiliaire avoir selon le sens, comme l’illustre l’exemple suivant :

  1. descendre : Je suis descendu de l’autobus./ J’ai descendu de l’autobus. (accepté, mais considéré comme vieilli)
  2. descendre : J’ai descendu l’escalier.

Ces deux exemples illustrent le fait que certaines caractéristiques, telle la classe de mots, s’appliquent à toutes les unités lexicales d’un même vocable, alors que d’autres relèvent spécifiquement de chacune d’entre elles, par exemple le choix de l’auxiliaire.

L’imposition d’un mode verbal

Certaines unités lexicales imposent l’emploi d’un mode dans la subordonnée qu’elles introduisent. Il peut s’agir de verbes, par exemple espérer (Paolo espère que Camille puisse être au rendez-vous… et non que Camille peut…) ou de conjonctions : bien que (Bien que je sois certain d’avoir cherché partout, je vais regarder encore une fois… et non *Bien que je suis…). Toutefois, les dictionnaires ne rendent pas toujours explicitement compte de cette information. C’est souvent en consultant la zone consacrée aux exemples qu’on peut dégager certaines contraintes d’emploi, comme le laisse voir l’extrait d’un article tiré d’Antidote (figure 3).

figure 3

Figure 3
Extrait de l’article bien quedu dictionnaire d’Antidote

D’autres dictionnaires spécifient quant à eux cette information. C’est le cas d’Usito; en témoigne la figure 4, où apparait (+ subj.).

figure 4

Figure 4
Extrait de l’article bien que du dictionnaire Usité

Le registre de langue et la variation linguistique

Il existe différents registres de langue et il est important d’en être conscient lorsqu’on parle ou écrit. En effet, certains mots appartiennent au registre familier – s’enfarger ou bécane – et il peut être inapproprié de les utiliser dans des contextes formels. Cette connaissance permet ainsi aux étudiants et étudiantes de jongler de façon plus éclairée avec les synonymes dans leurs rédactions – parler d’un « clébard » pour éviter de répéter le mot « chien » serait, par exemple, fautif.

Dans les dictionnaires, des marques d’usage nous renseignent sur ces contraintes pragmatiques; par exemple : spéc. (« langue de spécialité ») ou litt. (« langue littéraire »). D’autres indiquent qu’un mot est marqué géographiquement, c’est-à-dire qu’il est utilisé dans certaines régions seulement (français québécois, acadien, parisien, suisse, etc.). bec au sens de « baiser » ou débarbouillette sont des exemples de termes appartenant au français québécois.

Il faut évidemment connaitre les abréviations qui indiquent ces contraintes d’ordre pragmatique ou géographique; celles-ci peuvent ainsi faire l’objet d’un enseignement.

Toutes ces particularités, à la frontière entre le lexique et la syntaxe, relèvent de la connaissance des unités lexicales et sont encodées dans les dictionnaires et non dans les grammaires. Pour cette raison, comme nous l’avons illustré plus haut pour le genre nominal, nous considérons qu’une erreur relative à l’emploi d’une unité lexicale et reposant sur la méconnaissance d’une de ces propriétés constitue une erreur lexicale, même si la manifestation de cette erreur parait, sur le plan de la phrase, relever de la grammaire.

Le régime

Comme nous l’avons mentionné dans notre dernière chronique[1], beaucoup d’unités lexicales ont une structure sémantique complexe et qui s’actualise dans la syntaxe par une microstructure spécifique à ce mot. On appelle cette micro­structure le régime. Par exemple, le verbe donner, sémantiquement, implique qqn qui donne, qqchose qui est donné et qqn qui reçoit. Cette structure sémantique correspond pour ce verbe à une structure syntaxique à deux compléments, un CD et un CI : X donne Y à Z. Ainsi, pour pouvoir utiliser correctement un verbe, il faut connaitre son régime – insulter : X insulte Y, s’enfarger : X s’enfarge dans Y, recommander : X recommande Y à Z. Si les verbes sont systématiquement des prédicats sémantiques, cette propriété ne leur est pas exclusivement réservée. Les adjectifs (grand : X est grand, fier : X est fier de Y), les adverbes (lentement : X [se déroule] lentement), certaines prépositions (sur : X sur Y, dans : X dans Y) et de nombreux noms (admiration : admiration de X pour Y à cause de Z) sont également des prédicats sémantiques. Il s’agit là d’une propriété sémantique fondamentale qui se manifeste sur le plan tant lexical que syntaxique, notamment pour ce qui est de l’emploi des prépositions dites « régies ».

Les prépositions régies sont des prépositions dépendant directement d’une unité lexicale qui contrôle plus d’un participant sémantique. Par exemple, lorsque l’on met en évidence la structure syntaxique des verbes transitifs indirects, on découvre que le participant qui correspond en contexte de phrase à un complément indirect est introduit par une préposition régie; par exemple, X attribue Y à Z. Le fait de contrôler un certain type de complément introduit par une préposition n’est pas réservé qu’aux verbes; plusieurs noms et certains adjectifs contrôlent aussi des microstructures syntaxiques (voisin de qqn, enclin à qqch.).

Ces caractéristiques relèvent bien sûr de la syntaxe, mais d’une syntaxe intimement liée au lexique. Les mots imposent leurs « caprices » à la syntaxe de la phrase lorsqu’on les utilise dans le discours. Si les dictionnaires ne présentent pas toujours explicitement cette information, d’autres la mettent clairement en évidence. C’est le cas d’Usito, qui indique en caractères gras la structure syntaxique d’un verbe et les prépositions qu’il contrôle lorsqu’il s’agit d’un verbe transitif indirect.

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La prise de conscience de l’éventail de propriétés lexicales des mots nous amène à être plus vigilant au moment d’en apprendre de nouveaux et plus sensible à leurs difficultés d’utilisation lorsqu’on écrit. En tant qu’enseignant, avoir une bonne connaissance des propriétés de combinatoire nous rend plus à même d’expliquer aux étudiants certaines de leurs maladresses lexicales.

Évidemment, l’apprentissage de mots nouveaux est un processus graduel et il est impossible d’apprendre simultanément l’ensemble des propriétés associées à chacun. Si l’on est sensible aux multiples facettes de la connaissance lexicale et que l’on connait bien les ouvrages de référence de façon à y trouver ce type d’information, on développe son vocabulaire plus en profondeur, ce qui constitue un atout important lors de la correction de textes.

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  1. Ophélie TREMBLAY, « L’analyse de corpus pour l’étude du lexique en classe de français », Correspondance, vol. 21, nº 1, octobre 2015, p. 6 à 8. [Retour]

RÉFÉRENCES

POLGUÈRE, A. (2008). Lexicologie et sémantique lexicale. Notions fondamentales, 2e éd., Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal. (Paramètres).

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