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Têtes de lecture

Têtes de lecture

Échos de recherche

André G. Turcotte est professeur de français, langue et littérature, au collège Édouard-Montpetit, depuis septembre 1970. Il a enseigné la linguistique, la littérature, la grammaire, la syntaxe, la rédaction et la lecture. Il travaille depuis plus de dix ans en étroite collaboration avec l’équipe du centre d’aide en français du collège. Au cours des dernières années, tout en assumant la formation d’élèves en mise à niveau, il a effectué des études doctorales en didactique de la lecture à la Faculté des sciences de l’éducation, à l’Université de Montréal. Il dirige également une collection d’ouvrages destinés à l’enseignement du français au collégial chez Modulo Éditeur.Dans son article, il attire notre attention sur quelques aspects importants de la formation à la lecture des cégépiens, aspects auxquels ses recherches et ses échanges avec les élèves reçus en entrevue l’ont sensibilisé.

« C’est un moment passionnant pour entrer dans la profession d’enseignant, car le domaine de la lecture est en pleine effervescence et on sent, tant chez les chercheurs que chez les pédagogues, une réelle volonté de faire bénéficier les élèves des plus récents modèles d’intervention pédagogique. » Jocelyne Giasson

Au collégial, nous faisons lire abondamment. C’est du moins la perception de nombreux cégépiens. Cette perception tire principalement sa source de l’attitude qu’ils ont adoptée à l’égard des tâches de lecture au secondaire : éviter de les faire. Or à partir du moment où leurs stratégies d’évitement deviennent inefficaces et ne leur permettent plus de s’en tirer, la lecture devient pour eux obligatoire ; et comme les professeurs de plusieurs matières donnent aussi des tâches de lecture, celles-ci apparaissent vite comme foisonnantes aux yeux des cégépiens. Dans le précédent numéro de Correspondance, je demandais : « Savons-nous faire lire […] ? Le faisons-nous efficacement ? Le faisons-nous en fonction des particularités de notre discipline ? Savons-nous en faire un instrument de réussite des apprentissages ? » On pourrait résumer ces questions par celle-ci : Savons-nous former des « têtes de lecture » ?

Faire lire dans son cours :
il ne suffit pas de dire quelles pages !

Souvent, le professeur qui tente d’enseigner à partir d’un texte qu’il a donné à lire fait une expérience navrante : il constate que la tâche de lecture n’a pas produit les résultats escomptés. Plusieurs élèves n’ont pas lu (ils n’ont pas eu le temps) ; d’autres ont lu mais n’ont pas retenu ce qui importait dans le texte ; d’autres encore ont buté sur des difficultés qui les ont découragés en chemin ; un ou deux affirment que le texte était « plate » ou qu’ils n’ont rien appris de neuf ; coup de chance, il en reste un pour dire qu’il a puisé dans sa lecture un élément nourrissant pour sa vie intellectuelle.

Pourquoi obtient-on un tel résultat ? Parce qu’il ne suffit pas de dire quelles pages lire pour s’assurer que les élèves effectueront leur lecture et sauront en tirer profit. (Bien sûr, aucun professeur ne reconnaîtra d’emblée se limiter à de si maigres indications !) Tout semble se passer comme si les élèves étaient sourds au moment de prendre note d’une tâche de lecture. Selon des élèves rencontrés en entrevue de recherche[1], les professeurs du collégial considéreraient que ce n’est pas leur rôle d’enseigner à effectuer les lectures de façon efficace, que c’est plus souvent après la lecture des textes seulement qu’ils parlent des objectifs de telle lecture, de la structure ou des difficultés du texte, des éléments importants à retenir, des rapports entre le texte à lire et les apprentissages à faire dans le cours, etc.

Par ailleurs, il est difficile de croire que les professeurs ne préparent pas non plus une lecture à faire en classe. Il peut arriver qu’un professeur choisisse de laisser ses élèves effectuer une lecture « vierge » d’une oeuvre littéraire, sans préparation aucune, pour leur permettre de se former une idée personnelle du texte et du projet d’écriture de l’auteur. Mais le jeune qui arrive au cégep a peu d’expérience de lecteur ; souvent, il lit avec difficulté. Peut-il se faire une idée étoffée d’une oeuvre, dire quelque chose de mieux que « c’était bon » ou « c’était ennuyeux », alors que, dans bien des cas, c’est la première fois qu’il lit une oeuvre entière ? N’a-t-il pas besoin d’être guidé dans l’observation de ce que lui propose l’auteur, dans la compréhension du sens d’ensemble de l’oeuvre, dans l’appréciation de ce qui fait la caractéristique et la qualité de cette oeuvre ? Ce sont là des aspects que les élèves que j’ai reçus en entrevue m’ont désignés comme des apprentissages faits au cégep. Peut-on ainsi miser sur une lecture sans préparation chez des néo-cégépiens fraîchement diplômés du secondaire ?

En dehors des lectures littéraires — pour lesquelles le débat est ouvert –, supposons que les professeurs préparent la lecture. Pourquoi les élèves ne retiennent-ils pas alors les éléments qui les guideraient dans leur tâche ? On peut mettre en cause des facteurs comme le moment où la tâche est présentée et les conditions de cette présentation : en fin de cours, à toute vitesse, sans support écrit. Mais supposons qu’un tel support écrit existe et que le professeur ait pris le temps nécessaire pour présenter sa tâche. Alors… que faire ?

Nouvelles pistes

Les théories nouvelles sur la lecture et sur l’enseignement, de même qu’une conception didactique telle que celle que j’ai exposée dans le précédent numéro de Correspondance, nous ouvrent d’autres perspectives. Quand on donne une tâche de lecture, on doit réfléchir aussi bien sur la nature des processus d’apprentissage à mettre en oeuvre et sur les caractéristiques cognitives et affectives de l’élève que sur le contenu disciplinaire du texte. Je ne dirai rien ici de ce dernier aspect, car j’estime que c’est le premier point auquel chaque enseignant réfléchit lorsqu’il donne à lire. Par contre, je relèverai, parmi d’autres aspects importants, trois points qui méritent qu’on s’y attarde (si je tire de bonnes conclusions des propos d’élèves).

a) Valoriser la lecture

Sachant qu’un élève ne consentira d’effort que pour ce qui en vaut la peine[2] à ses yeux, il est nécessaire d’investir du temps dans la valorisation de ce qui est enseigné et dans la mise en valeur de la lecture comme moyen d’accès à un domaine de connaissances. L’élève qui ne voit pas le bénéfice personnel, social ou professionnel d’une tâche n’est pas prêt à s’engager avec intensité dans son exécution. Ici, la notion de bénéfice n’a rien d’utilitariste ; elle renvoie plutôt à l’idée large de développement de la personne et de préparation aux exigences complexes de la vie dans le monde actuel. En donnant à lire, prenons-nous le temps de démontrer explicitement la valeur de la tâche proposée ? Dans cette voie, il ne sert à rien de demander à l’élève des choses trop simples ; une approche pédagogique qui mise sur une tâche complexe dont on peut aisément démontrer la valeur sociale peut mieux conduire l’élève bien préparé à la valoriser qu’un exercice d’apparence purement scolaire.

b) Proposer diverses façons de lire

Pour effectuer ses lectures, l’élève dispose-t-il d’un arsenal de moyens lui permettant d’adapter son activité à ses buts, au texte qu’il lit, aux connaissances qu’il possède ? Le plus souvent, l’élève ne connaît qu’une façon de lire : il aborde les textes de façon linéaire. S’il utilise un crayon, c’est pour surligner de façon continue, démontrant indirectement ainsi le caractère linéaire de son mode de lecture. On peut bien estimer que cette question ne nous intéresse pas en tant que professeurs du collégial. Mais c’est là faire peu de cas de la complexité de l’apprentissage de la lecture. Si Goethe pouvait affirmer avoir travaillé à cela durant 80 ans et juger ne pas y être arrivé, sans doute pouvons-nous être utiles comme professeurs du collégial ! Intervenons auprès des cégépiens, enseignons-leur à aborder des textes différents avec des stratégies différentes et à varier leur lecture des textes selon leurs propres objectifs. Prenons le temps d’exposer à l’élève diverses façons de tirer profit du texte à lire. Autrement, il y a de fortes chances qu’il continue de croire qu’il n’y a qu’une façon de lire, la sienne, voire que c’est « une chose personnelle qui ne s’enseigne pas », comme certains me l’ont dit. Ce serait là une conséquence néfaste pour la vie intellectuelle et scolaire de l’élève.

c) Diriger l’apprentissage de la lecture

Comment préparer les élèves à effectuer leurs lectures de façon efficace ? En les amenant à maintenir un bon niveau de compréhension sur lequel l’enseignement subséquent s’appuiera pour aller plus loin tout en permettant une économie de temps et de moyens. À cette fin, les recherches tout comme l’expérience d’enseignement montrent que trois démarches sont essentielles pour diriger l’apprentissage de l’élève : une démonstration par le professeur de la réalisation de la tâche à la suite d’explications sur celle-ci, l’appropriation progressive par l’élève des opérations à effectuer pour atteindre l’autonomie dans la réalisation de la tâche, le transfert des acquis vers des contextes différents (d’autres textes, dans d’autres cours ou ailleurs qu’au collège).

Par exemple, si le professeur amorce la lecture en classe en lisant un court passage du texte, il pourra attirer l’attention des élèves sur les opérations qu’il effectue en lisant le texte, sur les éléments langagiers auxquels il s’attarde et sur l’information qu’il en retire en fonction des objectifs qu’il poursuit. S’il supervise la réalisation individuelle de la tâche en classe avec un passage du texte, il pourra indiquer à l’élève comment éviter les écueils lorsqu’il tente d’effectuer les opérations nécessaires à la compréhension ; il l’aidera ainsi à devenir autonome dans la réalisation de la tâche en lui faisant acquérir diverses connaissances qui enrichiront dorénavant ses compétences de lecteur. Enfin, si le professeur donne à ses élèves la consigne d’effectuer par eux-mêmes avec d’autres textes, dans d’autres contextes, la tâche qu’ils ont apprise et d’évaluer avec lui le résultat de cet essai, ces élèves seront dirigés sur la voie du transfert d’apprentissage.

Les résultats d’une telle approche sont nombreux : l’élève s’habitue à prendre conscience des opérations à accomplir, comme lecteur actif dans la construction du sens ; cela lui fait découvrir, au hasard des difficultés rencontrées et résolues, les conditions d’utilisation efficace des opérations de lecture ; cela lui permet de se voir devenir meilleur lecteur, de remarquer les progrès accomplis et de sentir qu’il acquiert un certain contrôle sur la réalisation des tâches de lecture. Par contre, se contenter d’expliquer le sens d’un texte au cours suivant parce qu’on est convaincu que les élèves ne l’ont pas lu, c’est renoncer à faire lire et démontrer à l’élève qu’il peut s’en tirer sans faire les lectures exigées.

Prendre le temps de former des « têtes de lecture »

Dans nos programmes trop chargés, avons-nous le temps de former des « têtes de lecture » avec de telles approches didactiques ? À première vue, non ! Cependant, dans une perspective de formation, le gain de temps et de développement des compétences que favorise cette approche n’a pas d’égal. La qualité accrue de la lecture portera fruit au moment du retour sur le texte et de la présentation d’autres tâches de lecture. Par ailleurs, si nous considérons manquer de temps pour guider le développement de meilleurs lecteurs, comment pouvons-nous demander à l’élève d’effectuer une tâche qu’il ne saura pas accomplir efficacement ? N’est-ce pas là une perte de temps, une perte d’apprentissage ? Une grande part de l’activité didactique doit viser à développer l’autonomie de l’élève par l’acquisition d’habiletés ou de compétences en lecture et d’attitudes confiantes comme lecteur. Faute de nous attacher à l’atteinte d’un tel objectif, nous permettons qu’à la fin des études collégiales, des élèves n’atteignent pas le plein épanouissement intellectuel auquel le cégep a pour mission de les préparer. C’est là un aspect des conclusions auxquelles m’a menée ma recherche.

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  1. Les résultats de cette recherche sont consignés dans ma thèse de doctorat en didactique du français intitulée Évolution des compétences et des perceptions comme lecteurs des cégépiens aux études préuniversitaires interprétée à la lumière de l’enseignement collégial, déposée à la Faculté des études supérieures de l’Université de Montréal. Les entrevues constituent une partie de la démarche de recherche. Retour
  2. À ce sujet, je recommande de jeter un regard sur le texte de Ginette Dion et Jacques Rioux, conseillers pédagogiques au cégep de Trois-Rivières, paru dans Pédagogie collégiale, vol. 7, n° 1, en octobre 1993 : « Le goût d’apprendre, le goût de l’effort ». Retour

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