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Une didactique collégiale?

Une didactique collégiale?

Réflexion
André G. Turcotte est professeur de français, langue et littérature au collège Édouard-Montpetit, depuis septembre 1970. Il a enseigné la linguistique, la littérature, la grammaire, la syntaxe, la rédaction et la lecture. Il travaille depuis plus de 10 ans en étroite collaboration avec l’équipe du centre d’aide en français. Au cours des dernières années, tout en assumant la formation d’élèves en mise à niveau, il a effectué des études doctorales en didactique de la lecture, à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal. Il dirige également, chez Modulo éditeur, une collection d’ouvrages destinés à l’enseignement du français au collégial.
« Le pédagogue […] doit toujours garder à l’esprit que, dans la communication, le malentendu est la règle : tout le travail […] consiste à réduire l’étendue de ce malentendu et, pour cela, à dire tout haut ce qui va sans dire et à expliquer l’implicite. » François Mariet

Existe-t-il une didactique propre au collégial ? Voilà une question fondamentalement liée à la fonction de tout professeur de cet ordre d’enseignement, question qui devrait faire l’objet d’une réflexion susceptible de nourrir l’action professionnelle de chacun. Après tout, n’est-ce pas une étrange aliénation que d’être enseignant et de ne pas s’intéresser à la réflexion pédagogique ou didactique, voire de refuser le discours à ce sujet ?

La personne qui choisit d’enseigner ne peut écarter de son champ de compréhension certaines dimensions de la profession : les aspects relatifs à la connaissance disciplinaire et ceux, fort nombreux, relatifs à l’acte d’enseigner. C’est dans cet esprit que j’aborde la question d’une didactique collégiale et que je tente de montrer qu’il en existe une qui se crée, sans doute intuitivement, dans la réalisation quotidienne de l’acte d’enseigner. Pour ceux et celles qui croient, comme moi, qu’une action réfléchie vaut mieux qu’une action improvisée, j’esquisse quelques pistes qui constituent autant d’axes pour la déterminer et des voies sur lesquelles elle pourrait s’aventurer avantageusement pour le bénéfice des cégépiens.

La didactique collégiale existe !

Il existe une didactique collégiale. Plusieurs indices m’en convainquent. Un premier aspect était déjà mis en évidence en 1980 : une recherche de la Fédération des cégeps[1] concluait que la lecture de recueils de textes, de notes de cours et de manuels constitue une des sources majeures d’apprentissage pour les cégépiens. Plus récemment, un feuillet préparé pour l’accueil des néo-cégépiens dans un collège montréalais faisait largement état de l’obligation de lire avec efficacité pour réussir ses études collégiales. Enfin, des élèves du préuniversitaire que j’ai interrogés au cours de recherches doctorales[2] se sont montrés à peu près unanimes quant à l’obligation d’effectuer des lectures abondantes et fréquentes, l’obligation de lire affectant l’ensemble de leurs cours ; ce phénomène touche également les élèves du professionnel, au moins pour les cours de formation générale. Si les élèves reconnaissent l’obligation de lire, il faut y voir un signe que les professeurs recourent fréquemment à des textes comme support d’apprentissage. Ne doit-on pas voir là un choix didactique ?

Autre indice : le développement de formes d’évaluation où l’écriture de textes constitue une dominante dans l’ensemble des cours du préuniversitaire et dans les cours de formation générale pour les élèves du professionnel. Cette obligation de synthétiser ses apprentissages dans des textes personnels est signalée dans le feuillet destiné à l’accueil des néo-cégépiens auquel je réfère ci-dessus. De même, les élèves reçus en entrevue ont systématiquement fait le lien entre leurs lectures et leurs travaux d’écriture obligatoires.

Ces deux premiers indices liés à la lecture et l’écriture engendrent à leur tour un troisième indice : les professeurs du collégial tendent à orienter leur enseignement vers des formes d’apprentissage autonome. Les fouilles en bibliothèque, l’initiation à la recherche en sciences humaines, les rapports de recherche, de laboratoire ou de stage, le mémoire des élèves du baccalauréat international représentent autant d’activités par lesquelles les élèves sont amenés à une certaine autodidactie. Cette façon de faire les prépare aux études universitaires et à la vie professionnelle, laquelle exige la mise à jour constante des connaissances. D’ailleurs, l’idée d’une démarche autonome a été mentionnée à plusieurs reprises par les cégépiens reçus en entrevue de recherche ; certains laissaient entendre et d’autres déclaraient fermement que leurs professeurs exigeaient d’eux qu’ils se débrouillent par eux-mêmes pour tirer profit des lectures requises.

Ces trois indices sont révélateurs de conceptions sous-jacentes à l’enseignement pratiqué par les professeurs. On pourrait expliquer ces choix en faisant l’hypothèse que les professeurs de cégep estiment qu’il appartient à l’élève de préparer les cours par des apprentissages préalables, de compléter les enseignements par des lectures complémentaires, d’apprendre à sélectionner les informations importantes et pertinentes au sujet qu’il traite, d’apprendre à faire la synthèse de ses apprentissages, des données qu’il trouve, voire d’apprendre à apprendre, s’il se découvre un tel besoin.

Sur ce dernier point, à part quelques professeurs qui pourraient estimer qu’apprendre est inné, une grande majorité des professeurs du collégial croient sans doute qu’apprendre à apprendre appartient à l’élève. J’en tiens pour preuve que les élèves reçus en entrevue ont été nombreux à rapporter cet avis de leurs professeurs : les cégépiens ont appris à lire au secondaire et ce n’est pas leur rôle d’intervenir sur ce plan au collégial ; aux élèves de se débrouiller seuls pour résoudre leurs problèmes d’apprentissage par la lecture.

On peut interpréter ces opinions des professeurs comme les signes d’une réflexion didactique dans laquelle, tout naturellement, ils choisissent des moyens pour atteindre leurs objectifs disciplinaires ; ces moyens consistent à faire lire et faire écrire dans le contexte d’une démarche « autonomisante » pour l’élève. Ce produit de l’action professionnelle des professeurs n’est pas le fruit du hasard : la didactique est inhérente à la fonction de professeur tout comme la prose est inhérente à la parole de M. Jourdain.

En quoi peut bien consister une didactique ?

Les premières questions que se pose un nouvel enseignant sont forcément liées à la matière enseignée : qu’est-ce que je vais leur « montrer » et comment vais-je faire ma démonstration ? Dans la réponse la plus fréquente à cette question, on considère la matière comme un ensemble de savoirs que le professeur possède et qu’il doit transmettre  : faire connaître un auteur, ses oeuvres et son époque ; faire connaître un philosophe et sa doctrine ; faire connaître les lois de la physique, de la chimie, de la biologie ; faire connaître l’organisation physique du monde ou les grands moments de l’évolution de l’humanité. Avec une telle conception, l’enseignement prend naturellement une tournure magistrale où le professeur expose le savoir à acquérir. Chez ce professeur, la réponse à ses interrogations relatives à l’évaluation découlera de son approche des connaissances à livrer : il construira un questionnaire sur les savoirs acquis par l’élève ; cela prendra fréquemment la forme de questions à choix multiples ou de questions à développement court invitant l’élève à exposer son savoir à son tour.

Mais une réflexion sur la nature des connaissances pourrait conduire le professeur à modifier cette approche. Si savoir consiste à « savoir faire » des opérations intellectuelles complexes sur les savoirs dont on parle dans les lignes qui précèdent et à « savoir être » en société avec des connaissances étendues, la démonstration que le professeur prépare pour son cours est totalement différente. Il ne s’agit plus seulement de transmettre des savoirs et d’en vérifier l’acquisition ; on cherche aussi à montrer comment faire et comment être, et ensuite à vérifier les acquisitions de procédures et d’attitudes.

Ainsi, la réflexion sur la matière à enseigner peut être totalement modifiée par une réflexion sur la nature des connaissances à transmettre. Ce n’est pas sans raison que l’enseignement des programmes professionnels se passe en laboratoire : le jeune y apprend à faire des choses en adoptant des comportements adaptés à l’activité professionnelle à laquelle il s’initie. Le cégépien qui apprend à effectuer des opérations intellectuelles complexes ne bénéficierait-il pas d’une forme d’enseignement similaire ? Par exemple, un enseignement où le professeur lui montre, en le faisant devant lui, comment lire un texte littéraire ; comment découvrir la structure logique de la pensée d’un philosophe dans son texte ; comment appliquer à des phénomènes de ce monde les lois de la physique, de la chimie, de la biologie ; un enseignement où le professeur « démontre », c’est-à-dire adopte et met en pratique les comportements intellectuels que requiert son champ de connaissances.

Après quelque temps passé à résoudre les questions relatives à sa discipline, un enseignant en vient à s’interroger sur les résultats obtenus par ses élèves. Michel Saint-Onge a donné une formulation devenue célèbre à cette question : « Moi, j’enseigne ; mais eux, apprennent-ils ?[3] » Cette question détourne l’attention de la matière et fait porter la réflexion sur l’élève qui apprend ; voilà ce qui en fait la valeur. Du même coup, s’instaure une relation triangulaire entre le professeur, la discipline et l’élève. Dorénavant, la réflexion professionnelle découlant de cette question ne peut plus négliger aucune des trois dimensions de ce triangle. Elle entraîne le professeur dans une cascade de questions aussi complexes qu’importantes abordant la réalité professionnelle sous trois angles : les processus d’apprentissage des élèves dans le contexte de la discipline aussi bien que leur bilan cognitif et affectif à l’égard de la discipline enseignée.

Voici trois questions découlant de l’interrogation de Saint-Onge et illustrant chacun de ces angles. Je les propose à titre d’exemples sans aucune volonté de restreindre le champ visé dans chaque angle :

  • Comment les élèves acquièrent-ils les connaissances qu’on leur propose ? Ces processus d’apprentissage varient-ils en fonction des types de connaissances à acquérir ?
  • Qu’est-ce que les élèves qu’on m’a confiés savent, ignorent ou maîtrisent mal ?
  • Comment leurs façons d’être, leurs perceptions à l’égard de ma discipline interfèrent-elles avec leur apprentissage ?

La réponse à ces trois questions n’a en général rien d’évident. Cependant, les éléments de connaissances qu’un professeur peut trouver à propos de chacune engendrent à leur tour trois questions fondamentales pour l’enseignant, questions qui sont profondément didactiques :

  • Quelle forme d’enseignement convient le mieux aux types de connaissances que je dois leur enseigner ?
  • Comment mon enseignement peut-il prendre en considération leurs forces et leurs faiblesses pour les amener à atteindre les objectifs de mon cours ?
  • Quels moyens dois-je adopter dans mon enseignement pour tirer parti des attitudes et des perceptions positives et pour contrer les négatives ?

Ces questions, énoncées comme des généralités, se traduisent très concrètement dans l’enseignement quotidien. Ne pensez-vous pas qu’il est utile de savoir ceci, par exemple que, de façon générale, les connaissances antérieures des élèves, voire parfois leurs préjugés ou leurs fausses conceptions, peuvent avoir priorité, dans leur mémoire, sur les nouveaux savoirs enseignés ? que ce qu’ils n’ont pas appris une première fois dans une forme d’enseignement a peu de chances d’être maîtrisé par la simple répétition ? que pour leur faire effectuer un apprentissage à partir d’un texte, il ne suffit pas de leur dire quelles pages lire ? que les élèves de la classe d’analyse littéraire n’ont jamais appris auparavant à faire de l’analyse des propositions dans une phrase ? qu’ils ne connaissent pas la situation géographique des pays dont on doit leur parler à l’occasion de l’étude d’un auteur ou d’un ouvrage au programme ? que, pour certains, lire un texte narratif les rend mal à l’aise ? que plusieurs ne peuvent lire un page d’un livre sans perdre l’attention à de multiples reprises ? Je pourrais multiplier ces observations. Je les présente dans le seul but d’illustrer la complexité de la fonction professionnelle des professeurs par-delà la discipline enseignée, complexité qui nécessite que l’on s’arrête aux divers aspects mis en cause pour favoriser des apprentissages disciplinaires mieux réussis.

Que dégager de ces réflexions ? Selon moi, la didactique consiste en une réflexion systématisée sur l’enseignement d’une discipline ; c’est pourquoi on parle de didactique du français, des mathématiques, etc. Elle implique une planification du contenu de l’enseignement et le choix des méthodes les plus appropriées. Elle joue son rôle principalement au moment de la préparation de l’enseignement et dans l’évaluation, bien qu’elle détermine certains choix pédagogiques particuliers effectués au moment d’enseigner. Même si elle est fondamentalement disciplinaire, la didactique tire ses sources de réflexion et construit ses modèles d’action en puisant dans les théories sur la nature des connaissances et sur les processus d’apprentissage convenant le mieux à chaque type de connaissances. Les connaissances sur les caractéristiques cognitives des élèves sont également importantes : le fait de pouvoir établir ce qu’il sait, ce qu’il sait faire, comment il est, comment il perçoit la matière enseignée donne au professeur des chances de faire réussir un plus grand nombre d’élèves, à la condition d’accepter d’élaborer ses cours en conséquence. Et cela ferait probablement plus pour la réussite des élèves qu’une « heure exquise » ajoutée par convention collective à la disponibilité des professeurs.

Une didactique propre au collégial :
Faire lire et faire rédiger, peut-être !
À la condition…

Pour que la lecture et la rédaction constituent des instruments didactiques efficaces au collégial, certaines conditions semblent déjà réunies. La place du collégial dans le système scolaire québécois, entre le secondaire et l’université, après les études obligatoires, assure à cet ordre d’enseignement une clientèle qui se trouve en route vers des études supérieures ou vers la vie professionnelle. Devient donc un enjeu majeur pour le collégial, l’objectif de faire acquérir aux élèves, d’une part, les moyens par lesquels ils sauront effectuer par eux-mêmes les apprentissages à venir et, d’autre part, les attitudes qui les disposeront à chercher les connaissances nouvelles et à utiliser les instruments qui les leur feront acquérir.

De ce point de vue, lire et écrire représentent deux activités fondamentales dans les apprentissages intellectuels au collégial. Ce sont deux activités hautement individuelles et autonomes, car il appartient au lecteur de diriger son action de lecteur ou de scripteur et de l’évaluer. Par ailleurs, ces deux activités demeurent essentiellement socialisantes : en lisant, le lecteur communique avec quelqu’un et partage le savoir avec de nombreux autres lecteurs et, en écrivant, le scripteur clarifie sa pensée ou l’information qu’il cherche à communiquer à quelqu’un. Voilà deux activités d’acquisition de connaissances très puissantes, aussi bien pour la personne qui lit que pour celle qui écrit. Les professeurs qui font le choix de miser sur la lecture et l’écriture dans leur enseignement prennent une décision très rentable
à long terme pour leurs élèves.

Cependant, il faut montrer à lire et à écrire aux élèves. Aucune de ces deux activités ne constitue un don naturel. Au contraire, elles exigent effort et travail. Et même, ce travail doit être guidé en fonction des besoins propres au champ disciplinaire. La lecture et la production de textes littéraires, philosophiques, scientifiques ou techniques ne mettent pas l’accent sur les mêmes éléments de la langue, sur les mêmes procédés de formulation, sur le même type de présentation de l’information. Il revient donc aux professeurs de chaque discipline de guider les élèves vers les mots, les procédés, les types d’information répondant le mieux aux besoins de leur discipline. Sous cet angle, même les élèves des champs de savoir des secteurs professionnels peuvent tirer profit d’une formation adéquate à la lecture et à l’écriture. Est-ce ainsi que les choses se passent dans chaque discipline ?

Conclusion

Une didactique collégiale ? Pourquoi pas ! Cette idée n’a finalement rien de ridicule ; elle est inhérente à l’acte d’enseigner, qui ne consiste pas seulement à se présenter devant une classe et à parler. Il me paraît un peu terrifiant que les professeurs conservent, en 1997, des fausses conceptions ou des préjugés déjà dénoncés en 1900[4] : on naît professeur, il n’y a pas à apprendre ce métier-là ; la pédagogie ou la didactique ne méritent que le dédain ou le mépris ; etc. Au contraire, la didactique est liée à la matière, mais elle est tributaire des théories sur la nature des connaissances et sur les processus d’apprentissage. Elle repose étroitement sur le bilan cognitif et affectif des élèves. Que la didactique collégiale fasse une large part à la lecture et à l’écriture, voilà une façon très adéquate de préparer les cégépiens pour l’avenir. Mais savons-nous faire lire et faire écrire ? Le faisons-nous efficacement ? Le faisons-nous en fonction des particularités de notre discipline ? Savons-nous en faire un instrument de réussite des apprentissages ?

* * *

  1. FÉDÉRATION DES CÉGEPS, Ressources et pratiques pédagogiques. Rapport final de recherche (version abrégée), Québec, Ministère de l’éducation, 1980. Retour
  2. Les résultats de cette recherche sont consignés dans ma thèse en didactique du français intitulée « Évolution des compétences et des perceptions comme lecteurs des cégépiens aux études préuniversitaires interprétée à la lumière de l’enseignement collégial », déposée à la Faculté des études supérieures de l’Université de Montréal. À plusieurs reprises, je ferai allusion à des élèves reçus en entrevue ; ces entrevues constituent une partie de la démarche de recherche précédant cette thèse. Retour
  3. Cette question a donné lieu à de multiples articles de cet auteur dans la revue Pédagogie collégiale de 1987 à 1990 et à un fascicule publié chez Beauchemin en 1992 dont le titre reproduit cette question. Ce sont des textes à lire. Michel Saint-Onge était adjoint au directeur des études au collège Montmorency au moment où il a écrit ces articles. Retour
  4. Voir la citation de G. de Lamarzelle dans l’ouvrage de Saint-Onge, p. V. Retour

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