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Entrer dans le lexique par la porte des sentiments

Chronique lexicographique


J’adopterai ici un ton plus intimiste qu’à l’habitude, afin d’introduire une proposition didactique simple et originale qui vise à stimuler autrement l’apprentissage et l’enrichissement du vocabulaire. En m’appuyant sur quelques anecdotes lexicales personnelles, je souhaite souligner l’importance de développer un rapport affectif et sensible au monde des mots, et, comme l’indique le titre de l’article, d’utiliser cette porte d’entrée afin d’explorer le lexique. Je montrerai également comment cette perspective ludique peut se conjuguer à un enseignement plus formel de certaines notions qui ont fait l’objet des chroniques précédentes.

Mésaventures lexicales

Retour en arrière… J’ai 10 ans. Je viens de terminer un livre dont l’héroïne, une petite Française, porte une frange. Je ne sais pas pourquoi, mais le mot frange traine avec lui la promesse d’une coupe de cheveux parfaite. Je demande alors à ma mère si elle peut m’emmener chez le coiffeur, parce que j’aimerais qu’il me fasse une frange. Elle me répond, surprise : « — Mais, tu en as déjà une! — Comment ça, j’en ai déjà une? — Ton toupet! — Quoi, mon toupet? — Ben, c’est ça, une frange! Toupet, frange, c’est la même chose! » Eh oui! En français québécois, on désigne la partie de cheveux qui recouvre le front par le mot toupet. Nettement moins romantique que frange, n’est-ce pas?

Cette déception lexicale – comment un mot pouvait-il suggérer l’idée d’une chose vraiment spéciale, mais en désigner une autre, tout à fait banale – a été la première d’une série de déconvenues du même ordre. Par exemple, au début de la vingtaine, j’ai vécu le même genre d’expérience avec clafoutis. J’imaginais un dessert un peu particulier, raffiné, peut-être à cause du –is qui terminait le mot, une terminaison plutôt rare en français. Puis j’ai fini par gouter à un clafoutis aux cerises, très bon, mais fort éloigné, en gout et en finesse, de ce que le mot évoquait pour moi. Comme lecteur, nous sommes souvent confrontés à ce genre d’expérience…

Deux propriétés lexicales entrent en jeu dans les méprises que je rapporte : 1) le caractère arbitraire du signe linguistique[1] et 2) la distinction entre le sens d’un mot et son référent. En effet, la forme d’un mot ne nous permet pas de déduire son sens ni de deviner ce à quoi il réfère. Les onomatopées (miaou, beurk, dring, cocorico, splash, tic-tac) et certains mots du lexique font cependant plus ou moins exception à cette règle. Il suffit ainsi d’un peu d’imagination, couplée à une sensibilité envers les sonorités de la langue, pour trouver l’évocation du sens ou du référent d’un mot dans sa forme elle-même : borborygme, hoqueter, successif, caracoler, sensuel… D’ailleurs, les poètes, les rappeurs et les slameurs déploient un grand savoir-faire dans l’écriture de textes qui misent sur le lien entre les sonorités des mots et ce qu’elles sont susceptibles d’évoquer.

La réceptivité envers les particularités sonores, graphiques ou sémantiques des mots vient souvent de pair avec le plaisir d’apprendre de nouveaux mots. À la même époque que ma mésaventure avec clafoutis, je poursuivais des études de maitrise en France. Je faisais preuve d’un grand enthousiasme à apprendre les expressions locales, mais tout comme pour les apprenants d’une langue étrangère, l’usage en contexte de ces nouvelles unités lexicales me posait parfois problème. En effet, comme on l’a vu dans une chronique précédente[2], la connaissance partielle des propriétés de combinatoire peut entrainer son lot de faux pas communicationnels. Prenez l’exemple de mandarin. La langue française en a dérivé un sens (à partir de celui qui renvoie à un haut fonctionnaire de l’Empire chinois) pour parler de ces hommes qui occupent des positions hiérarchiques dans les institutions – en politique, en particulier : Ils sont plus de 350. Ils forment une caste serrée, liée par le revenu, les avantages, les primes et le régime de retraite. Le salaire et les conditions de travail de la haute fonction publique ont été rendus publics hier, à la suite de l’adoption de la loi sur la transparence gouvernementale. Seize mandarins gagnent plus que 250 000 $ par année, et près de 40 autres dépassent les 200 000 $[3]. Le mot a d’ailleurs une connotation plutôt négative, ce que je ne savais pas à l’époque. Il possède enfin une propriété de combinatoire particulière, que j’ai apprise à mes dépens… Je venais de présenter ma toute première communication dans un colloque en didactique du lexique auquel participait également une chercheuse reconnue dans le domaine, Jacqueline Picoche. À la fin de la journée de colloque, en discutant avec le professeur grenoblois qui dirigeait mon stage de recherche, je lui fais part de la nervosité qui m’habitait, au moment de présenter ma communication, parce que «… quand même, Jacqueline Picoche, c’est une grande mandarine ». J’entends encore l’éclat de rire de mon professeur, qui, tout en acquiesçant à mes propos, ne m’explique pas ce qui le rend si hilare… J’ai appris par la suite que mandarin n’a pas d’équivalent féminin (ce qui n’a rien d’étonnant, quand on sait que la féminisation des noms de métier est à peine entrée dans les coutumes linguistiques en France!). C’était d’autant plus drôle que le sens courant de mandarine est bien plus doux et sucré que le sens « institutionnel » improbable que je venais d’inventer, et qu’avec ses airs de grand-maman confiture, madame Picoche méritait finalement quand même ce « titre ».

Par bonheur, la vie est aussi faite de rencontres lexicales plus heureuses.

Au bonheur des mots

L’apprentissage de nouveaux mots, locutions ou collocations[4] représente pour moi une source d’émerveillement inépuisable. Pendant plusieurs années, j’ai trimbalé un petit carnet dans lequel je notais des perles glanées au fil de lectures, de conversations ou de l’écoute d’émissions de radio.

Dans ces notes, primesautier et capiteux côtoient la passe du p’tit cochon qui tousse, ou encore, si on lui pressait le nez, il en sortirait du lait. Le sens des expressions figées est systématiquement indiqué (le fin du fin : ce qu’il y a de mieux, de plus remarquable; sonner l’hallali : crier sa victoire sur quelqu’un). S’y retrouvent également des collocations élégantes (faire plonger les actions), rebelles (passer au geste, rester sur sa défensive) ou des erreurs linguistiques savoureuses (*ouvrir une porte de Pandore).

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Quelques notes issues de mon carnet de perles

Chacun d’entre nous possède son propre florilège. Tenir un carnet de mots et y consigner nos plus belles trouvailles, c’est un peu comme retourner à l’époque où, armés de nos grands herbiers, on partait à la chasse aux feuilles et aux fleurs du Québec!

Quelques activités visant le développement d’un rapport positif au lexique

Les anecdotes relatées dans cet article ont mis en valeur l’existence d’un rapport personnalisé au monde des mots. Des études américaines autour de la notion de word consciousness suggèrent d’ailleurs qu’un rapport aux mots positif joue un rôle catalyseur dans l’apprentissage du vocabulaire[5]. Les travaux francophones qui s’intéressent à la question du « rapport à », par exemple ceux qui traitent de la question du rapport à l’écriture, montrent eux aussi le rôle incontournable des perceptions, croyances et sentiments qu’un individu entretient face à un objet de connaissance et à son apprentissage[6].

Les suggestions d’activités suivantes ont ainsi pour but de créer ou de cultiver une relation affective avec le lexique.

Abécédaire des mots adorés ou abhorrés

Cette activité consiste à proposer aux élèves de dresser une liste de mots qu’ils aiment ou n’aiment pas, de A à Z. On peut la réaliser en début de session, en guise d’activité brise-glace. Ainsi, après avoir établi leur liste, les élèves se placent en équipe de deux afin de partager un certain nombre de mots (de 5 à 10), tout en donnant des explications à propos de leurs choix. Pour le retour en groupe, en fonction du temps disponible, chaque élève peut choisir un ou deux mots parmi ceux listés par son coéquipier afin de présenter ce dernier à la classe, à travers les deux mots qui le « représentent ». Cette activité révèle de quel genre de sensibilité lexicale sont pourvus vos élèves et vous aide à les connaitre! En guise de prolongement, on peut présenter des abécédaires, des livres ou des capsules vidéos, comme celle-ci, qui répertorient les mots chouchous de certains écrivains.

Anecdotes lexicales

À la manière de cette chronique, on peut proposer aux élèves, en début de cours ou au retour de la pause, de partager une anecdote lexicale. Ceux qui ont voyagé, qui ont appris ou qui apprennent une langue seconde ont toujours plusieurs histoires cocasses à raconter. Vous pourriez en faire un blogue ou un journal à diffuser.

Les mots d’une œuvre

Cette activité, courante dans les cours de français, prépare à la lecture d’un texte ou à son analyse. Elle peut aussi donner lieu à des séances de partage en petits groupes ou à des activités d’écriture. L’enseignant peut choisir lui-même les mots à présenter, ou encore, demander aux élèves lecteurs d’identifier les mots forts qui composent l’œuvre ou ceux sur lesquels ils s’interrogent. Dans ce cas, les élèves listeront dans leur carnet de lecteur, par exemple, deux mots (par texte à l’étude) qu’ils aiment ou deux mots qu’ils ne comprennent pas, puis donneront une définition de chaque mot en fonction du contexte d’utilisation dans les récits.

* * *

J’ai partagé avec vous une façon personnalisée de butiner dans le champ du lexique. Cela m’a donné l’occasion de prendre une distance avec le cadre lexicographique formel que j’adopte habituellement afin de militer pour une approche ludique de l’enseignement/apprentissage du vocabulaire. Ce type d’exploration libre peut être structurée autour de notions lexicales présentées dans les chroniques précédentes : s’étonner de la polysémie d’un vocable, d’une collocation originale, d’une propriété de combinatoire inédite, d’une locution colorée ou d’un dérivé sémantique surprenant. Oserez-vous laisser vos découvertes lexicales, et celles de vos élèves, guider votre chemin dans l’exploration du sens et des propriétés des mots, de manière à conjuguer plaisir et rigueur linguistique?

* * *

  1. C’est une des premières choses que l’on apprend dans les cours d’introduction à la linguistique, à travers la lecture de l’incontournable Ferdinand de Saussure. Le mot n’est pas la chose désignée : le signe linguistique est doté d’un signifiant – une image acoustique – et d’un signifié – un concept et leur articulation est arbitraire : le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire. (Tiré de http://www.uvp5.univ-paris5.fr/TFLR/Ac/AffFicheT.asp?CleFiche=9610&Org=QUTH) [Retour]
  2. Ophélie TREMBLAY et Dominic ANCTIL, « Les unités lexicales et leurs usages : la notion de combinatoire », Correspondance, vol. 21, no 2, janvier 2016. [Retour]
  3. Denis LESSARD, « Des mandarins logés aux frais de l’État », La Presse, 16 mai 2015. [Retour]
  4. Ophélie TREMBLAY et Dominic ANCTIL, « Les collocations : des combinaisons de mots privilégiées », Correspondance, vol. 21, no 3, avril 2016. [Retour]
  5. J. SCOTT et W. NAGY (2009), ‟Developing word consciouness”, dans M. GRAVES, Essential readings on vocabulary instruction, Newark, International reading association, p.106-117. [Retour]
  6. C. BARRÉ-DE MINIAC (2008). « Du rapport à l’écriture de l’élève à celui de l’enseignant : où l’élève interroge l’enseignant », Éduquer, no 2, 3e trimestre 2002, [En ligne]. [http://rechercheseducations.revues.org/283]. [Retour]

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