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La grammaire du français au XVIIIe siècle – 1re partie

La grammaire du français au XVIIIe siècle – 1re partie

La grammaire au fil des siècles
Le présent article est le troisième d’une série consacrée aux grammaires françaises à travers les siècles. Il porte sur les grammaires du XVIIIe siècle et sera publié en deux parties.

Introduction

Nous avons vu dans notre précédent article que la grammaire avait suivi une double tendance au XVIIe siècle : l’une, imprégnée de la culture élitiste de l’Académie française, consistait à promouvoir le « bon usage » ; l’autre, reflétant la philosophie de Port-Royal, apportait une dimension analytique et logique à la description linguistique. Le XVIIIe siècle, pour sa part, est marqué entre autres par une intense réflexion sur le savoir (pensons à la vaste entreprise de l’Encyclopédie, aux réflexions de Rousseau et de Condillac sur la connaissance et l’apprentissage, entre autres). Rien d’étonnant, donc, à ce que ce siècle voie naître la grammaire scolaire, une grammaire destinée à faciliter l’apprentissage des structures de la langue, et que celle-ci connaisse très vite un franc succès. Ce courant grammatical s’inspire des réflexions menées dans le sillage de la grammaire générale par Buffier, Beauzée ou Girard. Avec eux, la grammaire, jadis strictement normative ou analytique, devient véritablement pédagogique. C’est dans ce contexte que se poursuivent les travaux sur les classements de l’article et des pronoms, et que plusieurs changements se dessinent. Les grammairiens prennent ainsi peu à peu leurs distances par rapport au modèle latin, que certains considèrent désormais comme un joug.

Quelques grammaires de référence au XVIIIe siècle

Les ouvrages qui ont particulièrement marqué la réflexion grammaticale à cette époque sont nombreux. Il nous a fallu procéder à un choix. Nous avons retenu deux ouvrages de grammaire scolaire parce qu’ils font date dans l’histoire de la grammaire française : il s’agit des Principes généraux et raisonnés de la grammaire françoise de Restaut et des Élémens de la grammaire françoise de Lhomond. Ces deux livres seront des succès de librairie, surtout l’ouvrage de Lhomond, qui sera réédité jusqu’aux dernières années du XIXe siècle. Les trois autres ouvrages que nous avons choisis poursuivent les réflexions menées au siècle précédent sur les principes généraux de la grammaire : Grammaire françoise sur un plan nouveau de Buffier, Les vrais principes de la langue françoise de Girard et Grammaire générale ou exposition raisonnée des éléments nécessaires du langage de Beauzée.


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Figure 1
Buffier (1709), Grammaire françoise sur un plan nouveau.


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Figure 2
Restaut (1730), Principes généraux et raisonnés de la grammaire françoise.



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Figure 3
Girard (1747), Les vrais principes de la langue françoise.


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Figure 4
Beauzée (1767), Grammaire générale ou exposition raisonnée des éléments nécessaires du langage.

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Figure 5
Lhomond (1780), Élémens de la grammaire françoise.

Tendances générales

Dans l’ensemble, les grammairiens du XVIIIe siècle visent à faire ressortir les régularités de la langue et à les décrire de façon claire. Des auteurs comme Girard et Beauzée prennent le parti de réfléchir sur les concepts grammaticaux, de manière à « établir des regles générales, des principes constans & simples, applicables à toutes les circonstances de l’usage ; en quoi consiste le devoir de la grammaire […] » (Girard, 1747, p. vi). Beauzée propose une grammaire générale, ouvrage qui s’inscrit dans la discipline portant le même nom et qui a pour objet « la spéculation raisonnée des principes immuables & généraux du langage » (Beauzée, 1767, p. x). D’autres grammaires, qui s’inscrivent dans la veine des ouvrages destinés à l’apprentissage du français, se soucient de généralisation. Pour Buffier, « elle [la grammaire] doit servir à les enseigner [les langues] à ceux qui ne les savent pas […] » (Buffier, 1709, p. 8). Son ouvrage se situe à l’intersection du domaine de la grammaire particulière (c’est-à-dire la grammaire dédiée à une langue particulière, comme le français), ouvert sur l’apprentissage des langues, et du domaine de la grammaire générale (qui cherche à définir les principes qui fondent l’ensemble des grammaires particulières, que ce soit les grammaires du français ou celles d’une autre langue).

Le XVIIIe siècle voit surtout apparaître avec force les grammaires dédiées au français, langue maternelle. Lhomond (1780) affirme ainsi que les études doivent commencer par l’apprentissage de la langue maternelle, lequel se définit comme un tremplin vers l’étude des langues anciennes. Le français prend à cette époque un tournant important : il se définit non seulement comme un passage obligé dans l’enseignement, mais aussi comme une ouverture vers l’étude du latin et du grec. Rappelons qu’auparavant, la dynamique était inverse : c’était la langue ancienne qui servait de référence à l’apprentissage de la langue maternelle dans sa forme écrite.

La notion de norme linguistique, quant à elle, ne constitue pas un objet de débat. De manière générale, les grammairiens présentent le contenu de la norme plutôt que de s’interroger sur sa définition. Seules quelques mises au point peuvent apparaître ici et là. Ainsi Buffier nuance-t-il la définition de Vaugelas (1647) en proposant que l’usage représente non pas la plus saine partie de la cour, mais plutôt la plus grande partie de celle-ci : « La plus nombreuse partie est quelque chose de palpable & de fixe ; au lieu que la plus saine partie peut souvent devenir insensible ou arbitraire. » (Buffier, 1709, p. 22.) La norme est donc issue de l’élite sociale.

Modèles pédagogiques

Les deux ouvrages de grammaire scolaire que nous présentons sont, bien sûr, profondément marqués par des considérations pédagogiques. Le premier en date, celui de Restaut, est une somme de connaissances de 321 pages qui utilise le dialogue comme mode d’écriture (figure 6). Ce principe, déjà mis en œuvre aux siècles précédents (notamment par Ramus, qui présentait, en 1572, un dialogue entre un disciple et son précepteur), organise les notions grammaticales, préalablement découpées en blocs thématiques. La matière y est toujours exposée au moyen d’une demande (D), suivie d’une réponse (R). Remarquons par ailleurs que dans les grammaires scolaires, les tableaux se font de plus en plus nombreux, en particulier les tableaux de conjugaison. La grammaire de Restaut est exemplaire à cet égard (figure 7).

14-02-fig06D. Rendez-moi cette différence encore plus sensible par des exemples.
R. Si je dis, Vous le perdez, le FLATTANT comme vous faites  ; flattant n’exprime qu’une manière ou un moyen de perdre, et on peut y joindre en de cette manière ; Vous le perdez, EN LE FLATTANT comme vous faites. Par conséquent flattant est en cet endroit un gérondif.
Figure 6
Restaut (1730), Principes généraux et raisonnés de la grammaire françoise, p. 171.

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Figure 7
Restaut (1730), Principes généraux et raisonnés de la grammaire françoise, p. 152.

Grammaires d’orthographe et grammaire des fautes

La grammaire scolaire se préoccupe également de l’orthographe, une notion en plein essor. Les règles concernant « la maniere d’écrire correctement tous les mots d’une langue » (Lhomond, 1780, p. 79) font leur apparition, et les grammaires de ce type y consacrent désormais une part non négligeable de leur contenu. La grammaire de Lhomond est exemplaire à cet égard, chaque chapitre étant découpé en règle, exceptions et exemples (figure 8). Un thème voué à un grand avenir fait d’ailleurs son apparition dans la grammaire de Restaut : il s’agit des homophones. Restaut traite ainsi de la distinction à l’écrit entre la et, du et , des et dès, a et à, ce et se, ces et ses, mes et mais, dont et donc (figure 9), quand et quant, sur et sûr, et il aborde la distinction entre ou et . Il traite enfin de l’orthographe des homophones de leur, quelque, tout et même.

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Mots en ance et en ence

On écrit par a les mots suivants : abondance, constance, vigilance, distance, etc.

Et par e, prudence, conscience, absence, clémence, éloquence, etc. (On suit à cet égard l’orthographe latine ; abundantia, prudentia.)

Figure 8
Lhomond (1780), Élémens de la grammaire françoise, p. 80.
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Dont ou donc.

On écrit dont avec un t, quand il est pronom relatif, c’est-à-dire, quand il se rapporte à quelque nom qui est auparavant, et qu’on peut le tourner par duquel, de laquelle, desquels ou desquelles ; et on écrit donc avec un c, quand il est conjonction conclusive, et qu’on s’en sert pour tirer une conséquence : comme dans cette phrase, Tous les biens et tous les avantages dont nous jouissons sur la terre viennent de Dieu : nous devons donc lui en rendre de continuelles actions de grâces.

Figure 9
Restaut (1730), Principes généraux et raisonnés de la grammaire françoise, p. 268.

Bien qu’il s’agisse d’un ouvrage élémentaire de 89 pages, les Élémens de Lhomond empruntent cette même voie de la grammaire des fautes et consacrent environ 20 % de leur contenu à des « Remarques particulières sur chaque espèce de mots ». On y trouve des règles sur la façon d’écrire, par exemple, vingt et cent, mais aussi des remarques sur des fautes courantes (figure 10).

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Remarques sur les prépositions

1o Ne confondez pas autour et à l’entour :
autour est une préposition, et elle est toujours suivie d’un régime ; autour du trône : à l’entour n’est qu’un adverbe et il n’a point de régime : il était sur son trône et ses fils étaient à l’entour.

Figure 10
Lhomond (1780), Élémens de la grammaire françoise, p. 77.

Parmi les auteurs du XVIIIe siècle, plusieurs, comme Buffier, remettent en question le modèle latin que la tradition française a transposé dans les grammaires depuis le XVIe siècle. Buffier expose les raisons qui, chez les premiers grammairiens, ont motivé ce choix : le français remontant au latin, ils ont pensé que la structure d’un ouvrage grammatical consacré au latin pouvait être appliquée à un ouvrage portant sur le français. Nous nous devons également de souligner, à la décharge des auteurs faisant l’objet des critiques, qu’il s’agissait du seul véritable modèle dont ils disposaient. Les auteurs qui, comme Buffier, s’inscrivent dans le courant de pensée de la grammaire générale établissent une différence très nette, en tout cas d’un point de vue théorique, entre grammaire générale et grammaire particulière. Ils posent l’existence de principes communs à l’ensemble des langues, principes que l’on trouvera par conséquent à l’œuvre dans toutes les grammaires particulières, qu’elles soient latines, françaises ou grecques, par exemple. Cependant, ces principes généraux doivent nécessairement être accompagnés de principes et de classements propres à des langues spécifiques. C’est pourquoi il importe, selon Buffier et plusieurs de ses contemporains, de fonder la grammaire française sur des principes propres à la langue française (figure 11), et non de la calquer sur des ouvrages latins.

14-02-fig11De là vient que chaque langue pourêtre bien apprise doit avoir sa grammaire particulière, et ce qui a fait tant de mauvaises grammaires, c’est d’avoir voulu appliquer celle qui était propre d’unelangue à une autre langue toute différente. C’est en particulier un défaut essentiel dans les grammaires françaises qu’on a voulu faire sur le plan des grammaires latines
Figure 11
Buffier (1709), Grammaire françoise sur un plan nouveau, p. 8.

Le débat entourant l’existence de la déclinaison s’inscrit dans la réflexion sur le rapport à la grammaire latine et les principes propres à la grammaire française. Si un grammairien comme Restaut, par exemple, fait encore un usage très appuyé de la déclinaison dans son exposé sur les noms, d’autres (Girard 1747, p. 166) critiquent vertement cet héritage (figure 12). Le débat a trouvé son issue, et, à la fin du siècle, une grammaire élémentaire comme celle de Lhomond ne fait même plus mention de la déclinaison dans l’explication des articles ou des noms.

14-02-fig12Commençons donc dès à présent à purger la méthode française de tout ce fatras de cas, comme de superfluités étrangères plus propres à nuire qu’à servir à l’intelligence de notre langue. Rougissons d’avoir soumis si longtemps notre esprit et notre raisonnement au joug de la latinité : et faisons main basse sur ces nominatif, génitif, datif, accusatif, vocatif, ablatif, comme sur des barbares.
Figure 12
Girard (1747), Les vrais principes de la langue françoise, p. 166.

Problèmes de classement

Le XVIIIe siècle questionne certains classements entérinés par le siècle précédent en ce qui a trait aux parties du discours (aussi appelées parties de l’oraison). Certaines propositions pénètrent ainsi les grammaires scolaires élémentaires, comme celle de Lhomond. D’autres propositions, pourtant fondées, ne trouveront pas d’écho à cette époque et devront attendre bien longtemps avant de pouvoir intégrer les grammaires scolaires.

Article, préposition et contraction

La notion d’article évolue. D’abord, un, une, des apparaissent plus souvent qu’auparavant dans cette classe de mots. Ensuite, la compréhension de ce qu’est la contraction entre l’article défini et une préposition (du, des, au, aux) est désormais atteinte. Elle est explicite chez Buffier : « […] il s’est introduit une contraction des articles le, la, les avec la particule de ou à […] ; de le et de les ont fait du et des  : à le et à les ont fait au et aux. » (Buffier, 1709, p. 147.) De manière générale, les grammairiens consignent ces contractions dans la classe des articles : « J’obéis au Roi pour à le Roi. » (Lhomond 1780, p. 9.) Enfin, la notion d’article partitif se dégage des réflexions, sans encore porter ce nom. Ainsi, Buffier (1709, p. 149) parle d’article mitoyen, Restaut (1730, p. 12) d’article indéterminé, ce qui comprend à la fois du, de la et un, une.

Le nom adjectif fait place à l’adjectif

La catégorie du nom se subdivise encore en noms substantifs (les noms modernes) et noms adjectifs (les adjectifs modernes) dans la grammaire scolaire de Restaut. Buffier, quant à lui, admet que les noms adjectifs permettent de modifier les noms et qu’à ce titre ils devraient occuper une place à part entière dans la liste des parties du discours, mais il justifie leur classement parmi les noms en considérant que les adjectifs représentent l’objet (donc, le nom substantif) revêtu d’une qualité ou d’une circonstance (Buffier, 1709, p. 56). Girard et Beauzée, au contraire, considèrent que l’adjectif et le nom forment deux parties du discours d’essences différentes et proposent donc de les traiter séparément. Cette proposition du XVIIIe siècle est reproduite par la grammaire élémentaire de Lhomond et perdurera par la suite.

Mon, ma, mes, ce, cette, ces, etc.

Jusqu’à présent, les déterminants possessifs et démonstratifs modernes, de même que la série des déterminants relatifs ou indéfinis, appartenaient à la partie d’oraison du pronom, puisqu’ils renfermaient d’une manière ou d’une autre des informations concernant la personne dont on parle. Maupas (1607) avait déjà remis en question cette affirmation[1], mais n’avait osé aller à l’encontre de la tradition grammaticale, en particulier par souci des apprenants.

Les grammaires du XVIIIe siècle oscillent désormais entre trois analyses. La première est l’analyse traditionnelle. Puisque ces mots renferment des informations sur la personne dont on parle, ce sont des pronoms. On les désignera alors plus précisément comme des pronoms possessifs (mon, ma, mes, etc.), des pronoms démonstratifs (ce, cette, ces, etc.), et ainsi de suite. C’est pour ce choix qu’opte Restaut dans sa grammaire scolaire. La deuxième analyse est proposée entre autres par Girard et Buffier et sera reprise par Lhomond, ce qui lui assurera une certaine pérennité. Cette fois, des mots comme mon, ma, mes, ce, cette, ces sont spécifiés comme pronoms adjectifs (Buffier et Lhomond) ou comme adjectifs pronominaux (Girard). En effet, ils s’adjoignent à un nom (adjectifs) et représentent une information sur une personne (pronom / pronominal). La troisième analyse est proposée par Beauzée (1767) et fait preuve de beaucoup de lucidité syntaxique et sémantique : ces mots doivent être classés parmi les articles, puisqu’ils « [ne sont] autre chose que l’article indicatif [article défini] auquel on a ajoûté l’idée accessoire d’une dépendance relative à l’une des trois personnes » (Beauzée, 1767, p. 357). Ce changement de perspective permet à Beauzée de revoir en profondeur cette catégorie du discours. Le tableau qu’il en propose (figure 13) est d’une grande modernité, malgré quelques erreurs mineures. Malheureusement, cette analyse ne sera pas suivie par les grammairiens scolaires à succès…

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Figure 13
Beauzée (1767), Grammaire générale ou exposition raisonnée des éléments nécessaires du langage, p. 383.

Conclusion

Un type de grammaires du XVIIIe siècle se préoccupe de l’enseignement de la langue et, par conséquent, organise la matière de manière pédagogique. Cette grammaire fait appel à des réflexions tenues dans des ouvrages appartenant au courant de la grammaire générale. C’est ainsi que certains classements des parties du discours (pronoms et adjectifs) ont été revus à la lumière de ces réflexions. Des problèmes, que nous percevons à l’heure actuelle, persistent cependant : c’est le cas du classement de ce que nous appelons aujourd’hui les déterminants. Beauzée, en 1767, avait proposé un classement très moderne, qui n’a pas été suivi à l’époque. Selon lui, mon, ma, mes, ce, cette, ces, etc., étaient des articles et non des pronoms ou des adjectifs. Il faudra attendre l’avènement de la grammaire dite « nouvelle », deux siècles plus tard, pour que ces mots basculent enfin dans la catégorie des déterminants. On perçoit déjà que la grammaire scolaire entérine des choix qui perdureront.

L’orthographe, quant à elle, acquiert une assise de plus en plus ferme dans les ouvrages scolaires. Nous verrons, dans la seconde partie de cet article consacré à la grammaire du XVIIIe siècle, que l’accord du participe passé s’inscrit dans cette question de l’orthographe, mais qu’il conduira également les grammairiens à réfléchir sur l’analyse syntaxique. Par ailleurs, le courant de réflexion grammaticale s’attachera à proposer des modèles d’analyse que la grammaire scolaire transposera, à sa manière.

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