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La tyrannie de l’épreuve uniforme de français

La tyrannie de l’épreuve uniforme de français

Le présent texte est le fruit de nombreuses lectures, réflexions et discussions avec des pairs, lesquelles me conduisent à ce constat : l’épreuve uniforme de français (EUF), dans sa forme actuelle, ignore des principes de base de la psychologie cognitive, en plus de faire obstacle au développement par les cégépiens de compétences essentielles dans le contexte d’une société numérique.

Panique au gymnase

Le phénomène de surcharge cognitive est reconnu et documenté. Un exercice tel qu’une dissertation, qui requiert des opérations intellectuelles complexes (lire, abstraire, discriminer et organiser l’information, rédiger, corriger), expose à ce trop-plein. Le cout cognitif de l’application des règles orthographiques varie également selon les individus : pour certains, elle s’automatise aisément alors que pour d’autres, elle mobilise des ressources attentionnelles importantes. Si celles-ci sont insuffisantes, à cause de la fatigue cognitive ou dans une situation dite de double tâche (alors qu’un autre aspect occupe simultanément le champ de l’attention), on voit apparaitre des erreurs d’omission, et ce, même lorsque les connaissances déclaratives sont acquises (par exemple, les règles d’accord grammatical)[1]. Pour éviter la saturation et les erreurs dites d’« inattention » qui en découlent, et puisque le stress consomme également une bonne part des ressources cognitives, on recommande de travailler dans un environnement calme et bien éclairé qui favorise la concentration. Des pauses sont aussi nécessaires à intervalles réguliers. L’apport nutritionnel, enfin, est important afin d’éviter l’effet de confusion qu’entrainent l’hypoglycémie et la déshydratation.

Ces conditions optimales ont hélas fort peu de chances d’être réunies lors de l’EUF. Déjà dans sa forme, l’exercice fait abstraction des limites cognitives admises en supposant un effort intellectuel ininterrompu de 270 minutes. Mais l’environnement de travail est également problématique. Par souci d’économie et de logistique, on entassera le plus souvent quelques centaines d’élèves dans un gymnase. Or, ce lieu (est-il besoin de le dire ?), s’il est idéal pour la pratique du volleyball, n’est nullement adapté au travail intellectuel. Le seul fait de se trouver assis au milieu d’une foule, dans l’état d’anxiété qu’une telle épreuve suppose, donne fort probablement aux élèves le sentiment d’étouffer, mais ceux-ci doivent en plus composer avec les distractions visuelles constantes, l’éclairage inadéquat, le bruit incessant des toux, du système de ventilation,des chaises qui glissent bruyamment sur le parquet, des pas qui se répercutent dans cet espace trop vaste… l’inverse exact, en fait, de ce qu’on considère comme un environnement propice à la concentration.

Salle de classe

Ainsi, tout est en place pour favoriser la saturation cognitive. À celle-ci s’ajoutent le stress et la carence en glucides (le petit déjeuner est loin). Tous ces facteurs diminuent la capacité du cerveau à discriminer les sources de distractions environnantes – alors même que croît, dans la salle, le brouhaha des élèves qui terminent leur examen – et augmentent le risque d’erreurs – au moment où, justement, ils en arrivent à la correction de la langue.

Les élèves qui n’éprouvent pas de problème particulier en français écrit parviendront, certes, à limiter les dégâts dans ce contexte défavorable. On ne peut cependant en dire autant de celles et ceux, nombreux, pour qui l’orthographe représente une « bête noire ». Bien que le dépistage des troubles d’apprentissage soit de plus en plus efficace, le taux de diagnostics demeure loin de la prévalence réelle, estimée, dans la population, à 17,5 % pour la seule dyslexie[2]. Une proportion moindre accède sans doute aux études collégiales, mais on peut raisonnablement croire que bon nombre d’élèves sans diagnostic, cas plus « légers » ou élèves particulièrement brillants – masse silencieuse des « poches en orthographe » qui ne réussissent pas trop mal lorsqu’on leur laisse suffisamment de temps –, doivent se débrouiller dans des conditions qu’on ne saurait imaginer plus impropres au repérage des erreurs d’« inattention ». On ne s’étonnera donc pas d’en voir quitter le gymnase lessivés, les joues empourprées, parfois en larmes à la perspective d’un échec qui, pour plusieurs, s’apparente à la fin du monde.

Des méthodes de travail désuètes…

Toute cette « souffrance » est d’autant plus absurde qu’elle est générée, en bonne partie, par la prescription d’outils et de méthodes de travail vétustes. Stylo, papier, dictionnaire imprimé : artéfacts d’une autre ère. Un peu comme si, à notre époque, on avait exigé des élèves que nous étions la maitrise de la calligraphie à la plume d’oie… La rédaction manuscrite n’a pratiquement plus cours nulle part dans la société en 2011, sauf à l’école. Assez absurdement, on y exige des élèves ce que personne, y compris les professeurs, ne fait plus : rédiger à la main des pages entières[3]. Les notions de « brouillon », de « propre », la calligraphie soignée, l’impossibilité d’effectuer des modifications de quelque importance (déplacements, ajouts), le décompte « manuel » des mots… Toutes ces contraintes qui drainent l’attention et ralentissent le travail ont disparu depuis l’avènement de l’EUF. Quant à la faute d’orthographe, obsession des cégépiens et véritable tabou en milieu de travail, elle n’est plus source de honte pour un nombre invraisemblable de gens instruits qui considèrent le correcticiel comme une bénédiction.

… qui entravent le développement d’habiletés essentielles

Le traitement de texte mobilise des processus cognitifs bien différents de ceux sollicités par l’écriture manuscrite et a changé, en profondeur, notre manière d’appréhender la rédaction : du linéaire au non linéaire, de la rigidité à la souplesse. Or, si l’on s’acharne à maintenir artificiellement en vie la rédaction manuscrite dans les cours de français au collégial, c’est pour ces raisons bien prosaïques : d’abord, l’absence de laboratoires informatiques dans nos départements ; ensuite, et surtout, l’EUF. Parce qu’ « on n’a pas le choix de les préparer à l’Épreuve », on évitera, même quand ce serait possible, de faire rédiger les élèves à l’ordinateur, et on limitera l’écriture au genre de la dissertation. C’est ainsi que nombre de jeunes Québécois n’auront, au sortir du cégep, que peu de connaissances sinon aucune, sur les usages rédactionnels propres au numérique (courriel, blogue, wiki, pratiques d’écriture de référence du XXIe siècle[4]), pas plus que des logiciels d’organisation des idées, de traitement de texte, de révision et de correction. Pour tirer profit de ces outils, en effet, il faut plus que la compréhension de base que la majorité acquiert par tâtonnement. Un entrainement continu est nécessaire, de même que l’acquisition de savoirs procéduraux (combien d’élèves savent employer la fonction Rechercher de Word pour la correction des homophones ?). L’enseignement du français que conditionne l’Épreuve incite plutôt à accorder une part démesurée à l’orthographe, certes cruciale en rédaction manuscrite, mais beaucoup moins à l’ère du traitement de texte. En revanche, faute de temps, on néglige des aspects qui, justement, échappent encore aux logiciels de correction : la syntaxe, le vocabulaire (alors qu’un élève pourrait tirer grand profit, par exemple, d’un outil simple d’utilisation comme le dictionnaire des cooccurrences d’Antidote). Quant au style, ses notions de base demeurent inconnues du plus grand nombre : quand a-t-on l’occasion, en classe, d’aborder la question des maladresses stylistiques comme la surenchère verbale ou le recours excessif aux tournures impersonnelles (Il se trouve à y avoir un auteur qui a écrit que…)[5] ? Tout ce temps consacré aux accords en tous genres, aux homophones et aux conjugaisons… Ne pourrait-on laisser le correcteur informatique prendre en charge une partie de ces problèmes, et consacrer plus de temps à travailler l’écriture, plutôt que de limiter la qualité du français à une approche comptable basée sur le nombre de « fautes » ? Moins de gammes, plus de musique ?

Informatiser l’Épreuve ?

Informatiser l’EUF constituerait un défi de taille, et l’idée suscite spontanément des objections. On songe d’abord aux ressources matérielles : combien d’ordinateurs faudrait-il dans les collèges pour accommoder en même temps des milliers d’élèves ? À Sorel-Tracy, le problème ne se pose pas : nos laboratoires disposent de plus de 500 postes, alors que 200 élèves, tout au plus, passent l’Épreuve en décembre. Bien d’autres collèges publics offrent sans doute un ratio semblable. Et même si un investissement matériel était requis pour certains collèges moins bien équipés, il pourrait être compensé, en tout ou en partie, par l’économie des frais d’imprimerie et de transport routier des tonnes de papier qui transitent actuellement trois fois l’an, aller et retour, aux quatre coins du Québec (le cout environnemental de cette opération n’est pas non plus à négliger). De plus, l’équipement informatique acquis par des collèges en vue de l’EUF pourrait profiter, le reste de l’année, à l’ensemble de la communauté. Un autre aspect à considérer concerne les ressources humaines à mobiliser pour faire passer un tel examen, qui seraient également plus importantes : on devrait notamment s’assurer de la disponibilité de techniciens en informatique et déployer davantage de surveillants dans des laboratoires que dans un gymnase. À ce désavantage économique de ne pouvoir parquer des centaines d’élèves en un même endroit pour les surveiller plus commodément, on opposera l’intérêt de ceux-ci, qui gagneraient beaucoup à rédiger dans des locaux aux dimensions plus humaines, conçus pour le travail intellectuel et pourvus d’un éclairage adéquat.

Cela dit, même si toutes les ressources matérielles et humaines étaient disponibles, un élément demeurera, pour plusieurs, un obstacle majeur à l’informatisation de l’EUF : l’accès à Internet, via certains réseaux sans fil impossibles à « bloquer ». On se préoccupe bien sûr, ici, d’éviter cette forme de tricherie qui consiste en une recherche d’informations sur les auteurs ou œuvres à l’étude (ce que partout, hors de l’école, on appelle documenter son sujet). Or, outre nos réserves sur les vertus d’une culture encyclopédique[6] basée sur la mémorisation, il appert que le « problème » de l’accès à Internet ne pourrait être pire qu’il ne l’est maintenant. Au contraire : n’est-il pas plus facile de consulter, du fond d’un gymnase, le téléphone intelligent que l’on tient discrètement sur les genoux, que de faire surgir une page Web sur un écran de 17 pouces ? Enfin, la nature même des sujets de dissertation, qui demandent l’analyse fine d’un extrait bien délimité ou la comparaison entre deux œuvres de provenance diverse, implique un travail de réflexion, de sélection et de traitement de l’information si spécifique qu’il ne saurait être accompli par le simple plagiat.

En somme, les exigences de réalisation de l’EUF ne sont pas seulement déraisonnables d’un point de vue strictement cognitif, elles sont inutiles et même contreproductives. L’Épreuve soumet les élèves à des conditions de rédaction aussi anxiogènes qu’anachroniques qui non seulement induisent le développement de compétences obsolètes liées à l’écriture manuscrite, mais alimentent aussi une obsession de l’orthographe au détriment de l’approfondissement des connaissances syntaxiques et du développement des habiletés rédactionnelles essentielles dans le monde numérique. Par ailleurs, le casse-tête logistique de l’accès au traitement de texte pour l’ensemble des élèves est sans doute moins insoluble qu’on pourrait le croire : la question mériterait à tout le moins d’être collectivement débattue. Enfin, le Web 2.0 a permis l’émergence de pratiques d’écriture nouvelles et fécondes, auxquelles les élèves s’adonnent déjà à l’extérieur de l’école et qui sauraient peut-être, mieux que la dissertation, faire naitre chez eux l’amour des mots et le souci du propos juste.

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  1. F. ESTIENNE, Surcharge cognitive et dysorthographie, Marseille, SOLAL éditeurs, coll. « Le monde du verbe », 2006, p. 18-23. [Retour]
  2. Cette statistique de 17,5 % a été établie en 1994 dans M. HABIB et B. JOLY-POTTUZ (2008). « Dyslexie, du diagnostic à la thérapeutique : un état des lieux », Revue de neuropsychologie, 2008, vol. 18, no. 4, p. 255. [Retour]
  3. Peut-on se rappeler la dernière fois qu’on a rédigé plus d’une page de texte continu à la main, avec le souci d’une calligraphie lisible pour autrui ? La calligraphie est un art suranné qu’on ne pratique plus que par coquetterie, au même titre que la dentelle ou le petit point… [Retour]
  4. Tout comme la dissertation pouvait constituer une pratique sociale de référence lors de son introduction dans les collèges français, vers 1870, alors que la « longue lettre » était un usage des milieux cultivés. [Retour]
  5. Vu le peu d’heures de classe consacrées à ces aspects, on ne s’étonnera pas des résultats de l’étude Outils virtuels et qualité de la langue, réalisée par un groupe de chercheurs du collège Jean-de-Brébeuf ; ceux-ci ont constaté que les élèves ayant accès au correcteur Antidote, s’ils réduisent notablement le nombre de leurs erreurs d’orthographe, sont démunis devant les erreurs de syntaxe ou de vocabulaire (p. 174). [Retour]
  6. À l’ère où quiconque a accès, en tout temps, à un incommensurable océan d’informations de qualité très variable, de nombreux spécialistes, tel le réputé pédagogue Ken Robinson, en appellent à un affranchissement de cette conception originelle de l’école comme étant le lieu où s’abreuver à la source du savoir, afin d’en faire plutôt, comme le dit Umberto Eco lui-même, le lieu où apprendre « l’art du filtrage ». Or cette compétence cruciale pour évoluer dans la société actuelle, que les Américains désignent sous le nom d’« information literacy », fait cruellement défaut au système collégial québécois ; à preuve, tous ces élèves qui emploient sans discernement des forums, des sites commerciaux ou des pages personnelles comme sources pour leurs travaux. [Retour]

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