Tous les chemins mènent à la norme
L’ amour de la langue se manifeste de plusieurs manières : alors que certaines personnes usent de créativité afin de nommer des réalités nouvelles (ou que l’on a tardé à nommer), d’autres protègent jalousement la norme linguistique, allant jusqu’à nier l’existence de ces nouveaux mots sous prétexte qu’ils ne figurent pas (du moins, pas encore) dans le dictionnaire[1]. Or, une langue n’est pas figée, elle varie, et le pouvoir décisionnaire sur celle-ci n’appartient pas qu’à la norme prescriptive, c’est-à-dire celle qui dicte le contenu des grammaires et des dictionnaires. Ce pouvoir, les personnes locutrices l’ont aussi. Ce ne sont d’ailleurs pas tous les mots du vocabulaire qui se trouvent dans tous les dictionnaires, ces derniers opérant toujours une sélection en fonction de leurs objectifs et champs de spécialisation respectifs. Même si Le Petit Robert de la langue française et Le Petit Larousse illustré s’attardent à la même variété du français, le contenu de ces ouvrages n’est pas parfaitement identique.
La norme et l’usage : deux voies parallèles?
Ainsi, bien que l’on puisse considérer qu’un mot existe dès lors qu’il est en usage, les ouvrages de référence sont encore souvent brandis pour en prouver l’existence ou « l’inexistence ». Toutefois, on s’interroge rarement sur les sources qui nourrissent les ouvrages en question ou même, plus largement, sur le fonctionnement de l’aménagement de la langue au sein d’une société. Certes, les institutions linguistiques peuvent prendre des décisions sur la langue (Loubier, 2002) et intervenir sur celle-ci par une gestion dite in vitro (Calvet, 2013), mais les personnes qui la parlent ont également ce pouvoir (Loubier, 2002), à travers un mode de gestion dit in vivo (Calvet, 2013), c’est-à-dire par la capacité qu’a la communauté linguistique de décider des formes (ou mots) qu’elle veut employer.
Nous pouvons prendre l’exemple des formes auteure et autrice[2], toutes deux attestées dans le dictionnaire Usito (Cajolet-Laganière, Martel et Masson, s. d.) et qui ont pourtant une histoire distincte. D’une part, auteure est un néologisme québécois datant des années 70 (Chrétien, 2020) et proposé par l’Office québécois de la langue française (2019). De l’autre, autrice est la forme féminine attestée d’auteur la plus ancienne et elle respecte les règles de construction des mots du français en matière de féminisation : de manière générale, un mot se terminant par -tor en latin, lorsque francisé, se termine en -teur au masculin, et en -trice au féminin (Yaguello, 2014). Les noms qui suivent ce mode dérivation se distinguent par ailleurs de ceux qui forment -euse au féminin en ce qu’ils ne dérivent pas directement de verbes français : si une chanteuse chante, une entraineuse entraine et une guérisseuse guérit, on ne peut pas dire qu’une autrice « aute », qu’une oratrice « orate » ou qu’une factrice « facte ».
Petite histoire de résistance linguistique
Pourquoi l’Office québécois de la langue française a-t-il créé le néologisme auteure si autrice existait déjà? Tout simplement pour pallier l’absence d’une forme féminine « reconnue » ou plutôt l’effacement programmé de celle-ci… En effet, au 17e siècle, malgré le fait qu’autrice était attesté depuis 1480, l’Académie française a arbitrairement décidé qu’auteur n’avait pas de forme féminine… au moment même où les femmes désiraient être plus présentes dans le champ littéraire (Evain, 2012). Cette entreprise sexiste d’effacement des femmes dans la langue française a également fait disparaitre les noms de métiers médecine[3] et philosophesse. Cette décision de l’Académie française se transposera à même les ouvrages décrivant la langue : dans la première édition du dictionnaire de l’Académie française (Académie française, 1694), on verra l’entrée de dictionnaire autheur sans mention du féminin. La disparition de ces formes féminines s’observera également dans les manuels scolaires, processus d’« aménagement du corpus » qui parachèvera l’éradication du mot autrice de la norme prescriptive (Evain, 2012).
L’histoire d’autrice exemplifie un fait important : ce n’est pas parce qu’un mot ne figure pas dans un ouvrage de référence qu’il n’existe pas. Lorsque son usage se fait plus fréquent et perdure, un mot ignoré pendant longtemps par les dictionnaires a plus de chances d’intégrer la norme prescriptive, qui, elle, se doit d’être un reflet juste de la langue. Ainsi, malgré les multiples réticences des puristes depuis le 17e siècle (qui jugeaient à l’époque que le métier des lettres n’était pas convenable pour une femme), la forme autrice continuera d’être utilisée, voyant même un accroissement de son emploi à partir du 20e siècle (Evain, 2012). Son existence n’étant plus niable, autrice sera finalement inclus dans Le Petit Robert en 1996 (Société Radio-Canada, 2019), puis dans le dictionnaire de l’Académie française… en 2019 (Académie française, 2019).
Vers l’inclusion
L’aménagement d’une langue suit un objectif clair : trouver une solution à un problème linguistique (Wardhaugh, 2002). En l’absence d’une forme féminine reconnue du mot auteur, l’OQLF en a proposé une (auteure), qui s’est largement répandue au Québec. Toutefois, les personnes locutrices d’une langue peuvent refuser d’utiliser une solution proposée par une institution linguistique si elles « normalisent » elles-mêmes, par l’usage, une forme longtemps ignorée par la norme prescriptive (autrice). On peut également proposer de nouvelles formes linguistiques et les utiliser pour pallier un problème (comme l’absence de représentation de certains genres en français, par exemple). Ne pas figurer dans un dictionnaire ou dans une grammaire n’enlève rien à leur pertinence. À force d’usage, ces formes pourront (lentement) intégrer les dictionnaires ou les grammaires comme ce fut le cas pour autrice.
Nier le pouvoir décisionnaire d’une communauté linguistique sur sa propre langue, c’est non seulement lui refuser un lien inaliénable avec celle-ci, c’est aussi lui barrer le chemin vers la reconnaissance de sa propre légitimité et lui dire en quelque sorte que cette langue n’est pas la sienne.
Références
ACADÉMIE FRANÇAISE (2019). « Auteur », [En ligne], dans Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd. [https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9A3205].
ACADÉMIE FRANÇAISE (1694). « Autheur », [En ligne], dans Dictionnaire de l’Académie française, 1re éd. [https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A1A0413].
CAJOLET-LAGANIÈRE, H., P. MARTEL et C.-É. MASSON (s. d.). « Auteur, auteure ou autrice », [En ligne], dans Usito. [https://usito.usherbrooke.ca/définitions/auteur].
CALVET, L.-J. (2013). La sociolinguistique, Paris, Presses universitaires de France.
CHRÉTIEN, C. (2020). « Autrice, un mot pour “mettre de l’avant la création littéraire faite par les femmes” », [En ligne], Radio-Canada. [https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1537795/autrice-auteure-auteur-feminisation-metiers-professions].
EVAIN, A. (2012). « Histoire d’autrice, de l’époque latine à nos jours », Sêméion, Travaux de sémiologie (Femmes et langues), no 6.
LABROSSE, C. (2019). « Une auteure ou une autrice? », [En ligne], Le Devoir. [https://www.ledevoir.com/opinion/idees/568457/langue-une-auteure-ou-une-autrice].
LOUBIER, C. (2002). Fondements de l’aménagement linguistique. Accessible en ligne : https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/46238.
OFFICE QUÉBÉCOIS DE LA LANGUE FRANÇAISE (2019). « Autrice », [En ligne], dans Banque de dépannage linguistique. [http://bdl.oqlf.gouv.qc.ca/bdl/gabarit_bdl.asp?id=5469].
SOCIÉTÉ RADIO-CANADA (2019). « Pour ou contre le mot “autrice”? », [En ligne], dans Plus on est de fous, plus on lit!. [http://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/plus-on-est-de-fous-plus-on-lit/segments/entrevue/129118/autrice-auteure-definition-histoire-dictionnaire].
WARDBAUGH, R. (2002). An introduction to sociolinguistics, 4e éd., Malden, Massachusetts, Blackwell.
YAGUELLO, M. (2014). Les mots ont un sexe : pourquoi « marmotte » n’est pas le féminin de « marmot » et autres curiosités de genre, Paris, Points.
- L’essai La langue rapaillée d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin est d’ailleurs un ouvrage essentiel pour comprendre la question. Voir la critique de l’essai parue dans les pages de Correspondance. [Retour]
- L’usage d’autrice ne fait toujours pas l’unanimité, comme on peut le lire dans la lettre d’opinion « Une auteure ou une autrice? », écrite par Céline Labrosse (2019) et parue dans Le Devoir. [Retour]
- Fait intéressant, médecine n’est pas dérivé du nom masculin médecin, mais il s’agit plutôt de l’inverse (Yaguello, 2014). [Retour]
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