Nouvelle grammaire et ponctuation
Depuis quatre ou cinq ans, je m’intéresse à ce que l’on appelle la « nouvelle grammaire » et j’ai l’impression de redécouvrir une langue que j’enseigne pourtant depuis longtemps– je ne me rappelle même plus quand j’ai donné mon premier cours ! Et moi qui me passionne pour l’étude de la ponctuation, je ne saurais vous dire tout le plaisir que j’ai eu à lire et relire un livre comme Ouvrir la grammaire, du Suisse Éric Genevay. J’y ai en effet appris ce que sont un thème, un foyer d’information, un acte de parole, une subordonnée adjointe, et cela a tout de suite déclenché dans ma tête un tel feu d’artifice qu’il a, à la fin, entraîné la deuxième édition de L’art de ponctuer.
Thème et foyer d’information
Dans une phrase de type déclaratif, on appelle thème ce dont on parle, et foyer d’information ce que l’on dit du thème :
« Quand pleures-tu ?
— Je pleure quand j’ai de la peine. »
Le foyer d’information est repéré grâce au contexte, ne peut pas être détaché du reste de la phrase et se place, en général, à la fin.
Cela dit, une phrase peut contenir plusieurs thèmes :
Quand j’ai de la peine[1], je[2] pleure.
Et si l’on en rejette un à la fin, une virgule le met en évidence tout en marquant l’endroit où se termine le foyer d’information :
« Quand tu as de la peine, que fais-tu ?
— Je pleure, quand j’ai de la peine. »
Ce que l’on doit comprendre, ici, c’est que pour virguler efficacement certaines phrases, il faut absolument faire ses valises, quitter le domaine de la syntaxe… et se retrouver dans celui de l’énonciation. Rien de bien compliqué, d’ailleurs, d’habitude. Oh, j’avoue que certains mettent quelques heures à s’ajuster, voire quelques jours ; quitter ses vieilles habitudes n’est pas toujours facile ; il est parfaitement normal de se sentir mal à l’aise devant ce qui est tout neuf, mais on s’y fait, puis on y prend grand plaisir, je vous en passe un papier. En tout cas, une chose est sûre : mes assistantes, au centre d’aide, enseignent thème et foyer d’information depuis plusieurs sessions et elles le font souvent avec un tel naturel, un tel bonheur, une telle conviction que l’on dirait qu’elles ont fait cela toute leur vie. Il m’arrive de tendre l’oreille, de les écouter faire, et j’en éprouve chaque fois une légère ivresse.
Quand je pense que, pendant des années, j’ai dit et répété à mes élèves qu’il ne fallait jamais mettre de virgule dans Je pleure quand j’ai de la peine parce que les petits soldats de la phrase y défilaient dans un ordre idéal (sujet, verbe, complément)… Que Dieu me pardonne ! Il suffit désormais, en gros, de voir si l’on est ou non en présence du foyer d’information.
Actes de parole
La production de l’énoncé le plus simple vient de l’intention que l’émetteur a de réaliser un acte de parole. Par exemple, s’il écrit Hier, la soupe manquait de sel, il réalise celui que l’on appelle « assertion » et qui consiste à donner un renseignement ou à formuler un jugement. Qu’on m’amène le prisonnier ! est un ordre ; Quelle heure est-il ?, une demande d’information.
En fait, pour bien définir l’acte de parole réalisé par chaque énoncé (interdiction, blâme, défi, demande de permission, conseil, serment, félicitations, prière, insulte, etc. — la liste est presque infinie), il faut prendre en considération ce que l’on appelle la « situation de communication ». Qui parle ? À qui ? Dans quel cadre ? Dans quel but ?… Tu auras de mes nouvelles, selon le contexte… et le ton, sera donc menace ou promesse.
Certains énoncés sont évidemment plus complexes, et quand on les analyse, quand on y met ses virgules, il est très utile de compter les actes de parole qui s’y trouvent : Elle est si fine que tout le monde l’adore est une seule assertion (répondant à la question À quel point est-elle fine ?). Cela s’écrit donc d’un trait. En revanche, dans Je te trouve bête et ennuyeux et maladroit, dès que l’on perçoit, sous le voile de la coordination, trois insultes en une (Je te trouve bête [1] et ennuyeux [2] et maladroit [3]), on comprend qu’il est également possible d’écrire Je te trouve bête et ennuyeux, et maladroit… ou Je te trouve bête, et ennuyeux, et maladroit. En une telle circonstance, en effet, celui qui choisit l’ordonnancement de l’énoncé est forcément l’émetteur.
« Pourquoi ton frère a-t-il eu zéro ?
— Il a eu zéro parce qu’il a triché. » (un acte de parole)
« Quelle note est-ce que ton frère a eue ?
— Il a eu zéro, parce qu’il a triché. » (deux actes de parole)
Cette virgule de la dernière réplique est une douanière postée entre deux « pays », entre deux actes de parole. Elle nous fait comprendre que c’est ceci, au fond, qui est dit : Il a eu zéro. Et veux-tu savoir pourquoi il a eu zéro ? Parce qu’il a triché.
« Quand papa se reposera-t-il ?
— Il se reposera soit demain soit samedi. » (un acte de parole)
« Que fera papa ?
— Il se reposera, soit demain soit samedi. » (deux actes de parole)
Comprendre ce qu’est un acte de parole aide également à dire ceci, par exemple : ce n’est pas parce qu’une phrase, du point de vue syntaxique, est de type interrogatif qu’elle réalise forcément une question et se termine par un point d’interrogation. Si j’écris Que veux-tu ! Je n’ai pas eu le temps… Désolé, l’acte de parole que réalise ce Que veux-tu étant un constat d’impuissance, et non une question, c’est un point d’exclamation qui l’accompagne. Quand vient le temps de ponctuer, l’acte de parole réalisé par l’énoncé est infiniment plus important que le type de phrase impliqué. Ainsi, Elle a dit du bien de ma personne réalise une assertion ; Elle a dit du bien de ma personne ?, une question ; Elle a dit du bien de ma personne !, l’expression de quelque vif sentiment…
Adjointes
Qu’est-ce qu’Éric Genevay appelle une « adjointe » ? Disons d’abord que c’est une subordonnée qui ne peut répondre à aucune question, qui n’est donc jamais le foyer d’information et qui, contrairement aux compléments de phrase, ne peut jamais être encadrée par la tournure c’est…que.
Exemple : Nous irons au cinéma, puisque tu le désires. Cette subordonnée (contrairement à ce que la grammaire traditionnelle nous laissait croire, qui la classait parmi les « circonstancielles de cause ») ne saurait répondre à aucune question. À la question Pourquoi irons-nous au cinéma ? on répondra en effet Parce que tu le désires, et non Puisque tu le désires… On peut certes écrire C’est parce que tu le désires que nous irons au cinéma, mais sûrement pas *C’est puisque tu le désires que nous irons au cinéma. — Parce que tu le désires serait une subordonnée complément de phrase ; puisque tu le désires est une subordonnée adjointe — ce qui signifie par surcroît qu’elle n’appartient à aucun des groupes de la phrase dite « de niveau supérieur » –, et la virgule qui l’isole marque bien, entre autres choses, que le foyer d’information de l’énoncé (irons au cinéma) se trouve… tout juste avant.
La subordonnée adjointe, somme toute, ressemble à une lune en orbite autour du reste de l’énoncé. Certes, elle l’éclaire par l’information qu’elle apporte, mais un abîme sépare ces deux planètes, syntaxiquement parlant. L’adjointe constitue donc un acte de parole en soi, distinct de celui que l’on appelle l’acte de parole « principal », et une ou deux virgules la détachent, toujours.
Autre exemple : Je ne t’en voudrai pas, si tu oublies de m’écrire. Un tel énoncé répond à la question Si j’oublie de t’écrire, m’en voudras-tu ?, et non à cette autre — impossible, absurde : À quelle condition ne m’en voudras-tu pas ?… (Arrive-t-il pourtant, demanderez-vous, que l’on mette une virgule avant un si hypothétique ? Réponse : bien sûr. Exemple : « À quelle condition iras-tu à la fête donnée par Danielle ? — J’irai si elle m’invite ! » Mais on a alors une subordonnée qui répond à une question, qui est donc le foyer d’information et qui fonctionne… comme un complément de phrase.)
N’est-ce pas incroyable ? : nos librairies regorgent de dictionnaires historiques de la langue française, de dictionnaires historiques de l’orthographe française, de dictionnaires des anglicismes, de dictionnaires des mots nouveaux, de dictionnaires étymologiques, de dictionnaires des synonymes, de dictionnaires des idées par les mots, de dictionnaires des expressions et locutions — j’en passe, et des meilleurs –, sans compter Dieu sait combien de grammaires et de dictionnaires des difficultés de la langue, dont la plupart courent sur des centaines et des centaines de pages ; et personne ne nous avait jamais amenés à voir s’il fallait ou non mettre une virgule avant puisque, ni quand il fallait en mettre une avant si… Personne ne nous avait jamais amenés à distinguer Je pleure quand j’ai de la peine de Je pleure, quand j’ai de la peine. Personne ne nous avait jamais amenés à distinguer Il a eu zéro parce qu’il a triché de Il a eu zéro, parce qu’il a triché. En août 2002, il me semble que la nouvelle grammaire n’arrivera pas une seconde trop tôt ! J’ai très hâte.
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