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Les mots français qui migrent

Les mots français qui migrent

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n ces tristes jours où les linguistes se penchent sur les ravages que font les mots anglais dans toutes les langues du monde, Marie Treps fait bande à part : dans Les mots migrateurs[1], elle étudie la façon dont les mots français se sont imposés dans les langues d’Europe, en présentant au passage un rapide survol de ces langues et de leur histoire. À l’orée des années 2000, le français demeure la langue qui a le plus prêté à ses sœurs européennes.

Le voyage des mots

couverture

Dès le Moyen Âge, la langue française essaime, portée par les conquêtes, les pèlerinages, les chevaliers et les commerçants, le prestige que lui confère l’université de Paris. C’est le début du voyage. Elle se répand en Europe, surtout sous Louis XIV, et atteint son âge d’or au Siècle des lumières. La France est alors le pays le plus avancé d’Europe. Sa langue est parlée par les aristocrates, elle prête ses mots aux intellectuels, aux hommes de guerre et aux diplomates. Situation paradoxale, au XVIIIe siècle, la langue du roi est plus utilisée à l’extérieur de la France qu’à l’intérieur, où sont parlés différents dialectes. Les mots français voyagent également à cause des persécutions que la France fait subir à certains de ses membres, et qui les forcent à l’exil. C’est le cas des juifs ashkénazes, des huguenots à la révocation de l’Édit de Nantes (1685), des nobles exilés lors de la Révolution. Ils deviendront les ambassadeurs de la langue française, qu’ils pratiquent, enseignent, comme ils répandent le savoir-vivre de la cour de France.

Avec la Révolution et la mort de Louis XVI, plusieurs cours européennes délaissent le français et reviennent à leur propre langue, mais pas les intellectuels, marqués par la Révolution. Le système métrique et les guerres napoléoniennes continuent à propager le français. Et si la défaite de Sedan (1870) met fin au prestige de cette langue en Europe du Nord, son influence se fait alors sentir dans les Balkans. Le traité de Versailles, signé en juin 1919 en français ET en anglais, est le signe du déclin du français dans les relations diplomatiques. L’aventure des mots français à l’étranger n’est pas finie, mais elle s’étiole.

Avec la langue sont venues les idées et les images d’une façon de vivre. Ce n’est pas par ses qualités intrinsèques que la langue française s’est imposée. « Si une langue, à tel moment de l’histoire, est considérée comme supérieure, rayonne et finit par s’imposer, c’est en effet une affaire d’imaginaire » (p. 26), insiste Marie Treps.

Les langues emprunteuses

Après cette intéressante introduction, Marie Treps traite, en autant de chapitres, de 28 langues de pays européens, langues qui sont évidemment d’autant plus marquées par le français que l’histoire des peuples qui les parlent se rapproche de celle de la France. On est d’ailleurs souvent surpris par les choix de l’auteure ; par exemple, elle inclut le turc et le gaélique irlandais, mais exclut le catalan – pourtant parlé par dix millions d’individus –, l’albanais ou l’islandais.

Marie Treps voyage ainsi des langues germaniques aux langues baltes, du gaélique aux langues finno-ougriennes, des langues slaves aux romanes, en passant par le turc et le grec. De chaque langue, elle retient une caractéristique dont elle fait sa tête de chapitre : Le slovène, une slave originale, par exemple, ou Le suédois, une langue mélodieuse. Sont présentées ensuite les principales composantes de la langue, parfois son histoire – toujours intéressante –, la façon dont des mots français y sont entrés et dont certains d’entre eux s’y sont fixés (il est cependant parfois difficile de savoir lesquels ont été conservés dans la langue emprunteuse). Pour chaque langue, sous la rubrique Décalage, l’auteure traduit des images ou des proverbes qui disent, de façon originale, une réalité. De la même façon, les Mots choisis traduisent les mots de la langue emprunteuse jugés dignes d’intérêt par les collaborateurs de l’auteure.

Ces deux dernières rubriques sont superflues, parce que trop parcellaires. Dans les Mots choisis se sont d’ailleurs glissées certaines erreurs regrettables. Je pense ici au back seat driver, traduit par « mauvais conducteur » (p. 84), alors qu’il s’agit en fait de celui qui, du siège arrière, donne incessamment des conseils au conducteur. On mentionne également que « Ombudsmand est le nom d’une institution créée par le Danemark dans les années 1950 » (p. 114). La chose et le mot (sans le d final) existaient pourtant déjà en Suède un siècle et demi plus tôt. La simple consultation d’un dictionnaire aurait permis de corriger ces inexactitudes, impardonnables dans l’ouvrage d’une linguiste. Par ailleurs, si l’histoire des langues est passionnante, la répétition des mêmes éléments, traités très rapidement d’une langue à une autre, rend la lecture de ce livre souvent fastidieuse.

Les mots empruntés

Les mots migrateurs ne prend jamais la forme d’un lexique et ne prétend pas offrir une liste exhaustive de tous les mots empruntés au français par les langues occidentales. L’auteure insiste davantage sur les domaines d’emprunt au français. Ceux-ci sont souvent liés à l’amour (le rendez-vous est presque toujours amoureux à l’extérieur de la France), à la diplomatie, à la cuisine (parmi tant d’autres, l’omelette et la crème se sont imposées – aliments et mots – dans presque tous les pays d’Europe), aux objets de luxe, aux meubles et aux éléments du paysage urbain, à l’art et à la culture, et finalement à la mode et aux vêtements. Il arrive que les mots empruntés semblent désuets aux oreilles françaises d’aujourd’hui, le français ayant évolué depuis le moment de l’emprunt. C’est le cas du mot blouse, que beaucoup de langues européennes ont emprunté et assimilé (et que les Québécois ont conservé) pour désigner ce vêtement féminin qu’au début du XXe siècle les Français ont choisi d’appeler chemisier.

Outre les mots, il arrive que certaines langues empruntent des expressions toutes faites, comme le sumafuk tchèque ou le smafu hongrois, venus de « je m’en fous » et signifiant la même chose. Le français a pu également se faufiler par d’autres voies, plus subtiles, comme la suffixation –îe ou –ier (comme dans kumpanîe ou dans kollier), que l’allemand emprunte au français. Par ailleurs, les peuples de l’Europe entière soulignent la réputation galante des Français en traduisant dans leur langue l’expression baiser français  : french kiss, francoski poljub en slovène, francouzsky polibek en tchèque, etc. (à croire que les Français ont été les premiers à utiliser la langue en embrassant). Et parfois les nations forgent, à partir de leurs souvenirs, des termes qui renvoient à une réalité française, comme aux campagnes de Napoléon, avec le napoleonka polonais, ou le napoléon lithuanien, des gâteaux de style mille-feuilles, ou, en bulgare, le napoleonki, un caleçon long qui rappelle la culotte blanche que portaient les soldats napoléoniens. Certains termes sont si bien assimilés par la langue emprunteuse qu’ils servent à créer de nouveaux mots, qui sont à leur tour prêtés à tous. C’est le cas d’apartheid, formé par les Afrikaners à partir des mots français à part et du suffixe néerlandais heid.

On peut déplorer le manque de précisions au sujet de certains mots. Je pense ici, entre autres, à boulevard, emprunté au français par beaucoup de langues européennes. Il aurait été intéressant de mentionner qu’il s’agissait d’un mot d’origine néerlandaise. On déplorera également le peu de soin apporté parfois à la correction de l’orthographe. Ainsi Marie Treps écrit-elle en espagnol bulvar plutôt que bulevar, arriviste plutôt que arribista (p. 316), entre autres. De quoi regretter de ne pas avoir sous la main un dictionnaire letton ou hongrois pour vérifier l’orthographe des mots cités !

Devrait-on lire Les mots migrateurs ?

Il est intéressant de faire un retour en arrière pour voir comment parlait l’Europe avant l’arrivée des baskets, de la bubble gum et du web, quand le monde n’était pas à l’heure de la consommation de masse et des nouvelles technologies. Le déferlement des mots français a marqué toutes les langues européennes, et Marie Treps l’établit dans une langue claire et accessible à tous. C’est déjà énorme.

Elle a voulu faire plus et présenter 28 langues européennes, ce qui était une tâche herculéenne. Certaines vérifications élémentaires s’imposaient pour donner à son ouvrage une teneur scientifique. Tel qu’il est, avec ses faiblesses et ses redites, l’ouvrage déçoit un peu et lasse souvent. On peut regretter que Marie Treps ne se soit pas limitée à l’aventure des mots français et qu’elle ait vu trop grand avec trop peu de moyens, ce qui provoque souvent chez la lectrice le sentiment de voguer à la surface des langues, avec beaucoup d’anecdotes, souvent savoureuses, mais peu de connaissances approfondies.

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  1. Marie TREPS, Les mots migrateurs. Les tribulations de la langue française en Europe, Paris, éditions du Seuil, 2009, 384 pages. [Retour]

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