Au XVIIe siècle: mots espagnols et portugais, et mots exotiques venus d’Amérique
L’influence de l’espagnol et celle, plus modeste, du portugais se sont sur tout exercées dans la deuxième moitié du XVIe siècle et durant le XVIIe siècle. En plus d’avoir servi d’intermédiaire à des mots d’origine arabe comme alcôve, guitare et récif, l’espagnol a fourni au français quelques centaines de mots, notamment des termes militaires (adjuvant, bandoulière, camarade, embargo, mirador) et des termes relatifs à la culture et à la vie sociale (compliment, désinvolte, fanfaron, toréador). Quant à l’apport du portugais, il se résume à une quarantaine de mots : albinos, autodafé, caramel, caste, créole, fétiche, marmelade, pintade, zèbre, etc.
Mais, en même temps qu’elles appor taient au français des mots de leur cru, ces langues ont aussi servi de relais à des mots issus des langues indigènes d’Amérique du Sud et des Antilles. En raison du rôle prépondérant joué par l’Espagne et le Portugal dans la conquête et la colonisation du Nouveau Monde, l’espagnol et le portugais occupent, en effet, une place importante dans la transmission de mots « exotiques » servant à nommer des réalités (plantes, fruits, animaux, etc.) jusqu’alors inconnues en Europe : acajou, ananas, cacahuète, cacao, chocolat, condor, coyote, lama, maïs, patate, piranha, tabac, tomate, etc.
Connaître le tabac
Dans son Récit du second voyage en Canada (1535-1536), Jacques Cartier parle d’une « herbe » très estimée des Indiens et dont « les hommes seulement » font usage :
Ils la font sécher au soleil, et la portent à leur col en une petite peau de bête, en lieu de sac, avec un cornet de pierre, ou de bois. Puis à toute heure, font poudre ladite herbe, et la mettent à l’un des bouts dudit cornet, puis mettent un charbon de feu dessus et soufflent par l’autre bout tant qu’ils s’emplent [s’emplissent] le corps de fumée, tellement qu’elle leur sort par la bouche et les nazilles[1] comme par un tuyau de cheminée […]. Nous avons expérimenté ladite fumée, après laquelle avoir mis dedans notre bouche, semble y avoir de la poudre de poivre, tant est chaude[2].
Cette herbe, que Cartier confesse avoir « expérimentée », c’est évidemment le tabac, dont le nom n’entrera en usage qu’à la toute fin du XVIe siècle, en passant par une autre route. Le mot tabac est un emprunt à l’espagnol tabaco, lui-même emprunté à l’arawak d’Haïti tsibatl. Dans la langue des Arawaks, le mot tsibatl désignait le tuyau servant à aspirer la fumée de tabac, mais aussi un rouleau de feuilles de tabac que l’on fume – et qu’on appellera plus tard cigare, mot emprunté au XVIIe siècle à l’espagnol cigarro. En français, le mot espagnol tabaco a d’abord été adopté sous la forme tabacco (milieu XVIe) avant d’être francisé en tabac en 1599.
Si le mot tabac ne s’est imposé qu’au cours du XVIIe siècle, la plante, elle, a été introduite en France dès le milieu du XVIe siècle ; elle a porté d’autres noms, parmi lesquels on peut mentionner pétun, herbe à Nicot et herbe à la reine. Pétun (milieu XVIe) est, par l’intermédiaire du portugais, un emprunt au tupi du Brésil petyma. Pétun et son dérivé pétuner « fumer » (dont la première attestation remonte aux récits de voyage de Samuel de Champlain en 1603) sont des termes aujourd’hui vieillis[3] qu’on ne retrouve que dans des emplois historiques ou plaisants :
Truculent : Çà, monsieur, lorsque vous pétunez
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée ?
(Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, 1897)
Et d’où vient donc le nom herbe à Nicot ? Jean Nicot, ambassadeur de France à Lisbonne (1558- 1560) sous François II, envoya à la reine Catherine de Médicis un plant de tabac qu’il avait lui-même reçu en présent, d’où les dénominations herbe à Nicot, nicotiane et aussi, en l’honneur de Catherine de Médicis, herbe à la reine. Tous ces noms, pétun, herbe à Nicot et herbe à la reine, ont été supplantés par tabac au cours du XVIIe siècle. Toutefois, on retrouve le souvenir de Jean Nicot dans le mot nicotine (début XIXe), dérivé de l’ancien nom nicotiane (vers 1565), du latin des botanistes (herba) nicotiana « herbe à Nicot ». Le mot sert à désigner le principal alcaloïde du tabac.
Le mot tabagie, qui passe facilement pour un dérivé de tabac, n’a pourtant aucun lien étymologique avec ce dernier. Tabagie (début XVIIe) est, en effet, un emprunt à l’algonquin tabaguia signifiant « festin ». Le mot, rapporté lui aussi par Champlain (1603), est utilisé à l’origine pour désigner un festin algonquin. Mais, dès la fin du XVIIe siècle, tabagie prend un sens nouveau sous l’influence du mot tabac (qui vient d’éliminer ses concurrents) et désigne un lieu public où l’on fume (sens vieilli), puis un endroit rempli de fumée de tabac. Au Québec, tabagie a longtemps servi et sert encore à l’occasion à désigner un commerce où l’on vend du tabac et des articles pour fumeurs (qu’on appelle bureau de tabac en France). Les mots tabac et tabagie ont eu, à côté de dérivés savants ou didactiques (tabacomanie, par exemple), quelques dérivés d’usage courant comme tabatière (tabaquière, milieu XVIIe) et tabagisme (fin XIXe).
Ajoutons que le mot tabac qu’on trouve dans la locution passer à tabac (XIXe), dans le sens de « coup violent » ou de « volée de coups », ne résulte pas d’une évolution de sens de tabac (plante). Il s’agit plutôt d’un terme argotique dérivé – sur le modèle de tabac – du verbe familier tabasser « battre, rouer de coups ». C’est le même mot d’argot qu’on retrouve dans l’expression maritime coup de tabac (XIXe, « tempête ») et dans la locution de l’argot du théâtre faire un tabac (milieu XXe, « avoir un succès retentissant »).
Un embargo… embarrassant !
L’embargo est une mesure visant à empêcher la libre circulation d’une marchandise ou à interdire l’exportation de produits vers un pays à titre de sanction (l’embargo américain contre Cuba). Le mot embargo, attesté dès le Moyen Âge au sens d’« obstacle », est repris au XVIIe siècle comme terme de droit maritime : mettre l’embargo sur un produit, décréter l’embargo, lever l’embargo. Embargo est un emprunt à l’espagnol embargo, dérivé du verbe embargar signifiant proprement « embarrasser, empêcher », lui-même issu du latin populaire imbarricare, dérivé de barra « barre ».
Or le verbe embarrasser, également d’origine espagnole, a la même étymologie que le mot embargo. Embarrasser (XVIe) est un emprunt à l’espagnol embarazar, dérivé lui aussi du latin barra. En français, embarrasser a d’abord le sens étymologique de « gêner par un obstacle », « encombrer » ou « entraver » (sens toujours vivant) avant de prendre le sens figuré de « troubler », « rendre perplexe », « mettre dans une situation difficile » : nos questions l’embarrassent. Embarras (XVIe), déverbal d’embarrasser, va connaître la même évolution de sens d’« obstacle » à « situation difficile et pénible » : il a encore réussi à se mettre dans l’embarras !
Les gitans et l’Égypte
On a longtemps cru que les bohémiens vivant en Espagne étaient originaires d’Égypte, d’où le nom qu’on leur a donné : gitan. Le mot gitan (gitain, fin XVIIe) est un emprunt à l’espagnol gitano (gitana au féminin), mot résultant de la déformation, par troncation du phonème initial, d’Egiptano « Égyptien », du latin Ægyptanus. Notons que la croyance attribuant aux bohémiens une origine égyptienne n’est pas propre aux Espagnols. Ainsi, le mot gipsy (fin XVIIIe), emprunté à l’anglais gypsy (d’abord écrit gypcien au XVIe siècle), est l’altération du mot Egipcien « Égyptien » (qui s’écrit aujourd’hui Egyptian).
La pintade et le zèbre : taches et rayures
Pintade et zèbre sont des noms d’origine portugaise. Mais, des deux animaux, un seul doit son appellation à son apparence, et ce n’est pas le zèbre !
Pintade (XVIIe) est un emprunt au portugais pintada « tachetée », participe passé féminin de pintar « peindre », lui-même issu du latin populaire pinctare. Le mot pintade, d’abord utilisé comme qualificatif dans poule pintade (milieu XVIIe), désigne un oiseau de bassecour d’origine africaine, de la même famille que la poule, et dont le nom vient de son plumage sombre parsemé de petites taches blanches. La (poule) pintade, c’est littéralement la poule « peinte » ou « tachetée ».
Quant au mot zèbre (début XVIIe), il a été emprunté au portugais zébra, qui résulterait de l’évolution phonétique du latin equiferus (eciferus en latin populaire), formé de equus « cheval » et de ferus « fier », signifiant « cheval sauvage ». En effet, le mot zebra a d’abord désigné un âne ou un cheval sauvage de la péninsule ibérique (vers le XIIe siècle) avant de s’appliquer à l’animal d’Afrique, voisin du cheval, au pelage rayé. En français, zèbre a aussi pris, dans la langue familière, le sens de « personne bizarre » (fin XIXe) : quel drôle de zèbre ! Si le mot zèbre ne renvoie pas étymologiquement à la robe rayée de l’animal, ses dérivés sont, au contraire, tous rattachés à ce sens : l’adjectif zébré (début XIXe, « marqué de rayures »), le verbe zébrer (milieu XIXe) et le nom zébrure (milieu XIXe).
Principales sources
Dictionnaire étymologique et historique du français, Paris, Larousse, 2006.
Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1994.
- Nazille est un mot du français des XVe et XVIe siècles signifiant « narine ». Sorti de l’usage depuis plus de quatre siècles, il a eu pour dérivé le verbe nasiller (nazillier, XVe), qui a d’abord signifié « renifler » avant de prendre le sens moderne de « parler du nez ». [Retour]
- Le texte a été écrit selon l’orthographe moderne. Dans le texte original, on peut lire, par exemple, « peau de beste », « (cornet) de boys », « ladicte herbe » et « pouldre de poyvre ». [Retour]
- Le seul parent de pétun resté en usage est également le nom d’une plante : il s’agit de pétunia (XIXe), emprunté au latin moderne des botanistes petunia, dérivé de petun. Le mot n’a toutefois aucun lien avec l’idée de « tabac ». [Retour]
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