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Petites leçons d’histoire du français: quand la langue croît avec l’usage…

En octobre dernier, alors que Denise Bombardier était invitée à Tout le monde en parle pour présenter le documentaire Denise au pays des Francos, le plateau de l’émission est devenu le théâtre de deux postures irréconciliables. D’un côté (devinez lequel), le français apparaissait quasi immuable : académie, ouvrages de référence et élite lettrée ont la responsabilité d’en préserver la pureté. D’un autre côté, la langue française, empreinte de l’époque et de l’espace où elle évolue, se décline en diverses variantes. Anne-Marie Beaudoin-Bégin, alias « L’insolente linguiste », spécialiste en sociolinguistique historique du français québécois, n’appartient évidemment pas au camp de Madame Bombardier. Avec son ouvrage La langue racontée. S’approprier l’histoire du français (2019)[1], elle invite le lectorat québécois à assumer, sans complexes ni idées reçues, la muabilité de sa langue au fil du temps. Après La langue rapaillée. Combattre l’insécurité linguistique des Québécois (2015) et La langue affranchie. Se raccommoder avec l’évolution linguistique (2017), ce dernier essai de la trilogie rappelle par ailleurs qu’une langue est indissociable des êtres qui l’incarnent et, par le fait même, que « la langue de Molière » est aussi l’affaire des petites gens.

Du gaulois à la lingua rustica romana

L’autrice souligne que les langues romanes proviennent du latin vulgaire, soit de la langue « du peuple » (p. 19). La latinalisation de la Gaule s’effectue sur une longue période. Le latin s’impose d’abord sur le territoire par l’entremise des administrateurs et des militaires. Comme le pouvoir est latinophone, les Gaulois qui souhaitent œuvrer dans les hautes sphères l’apprennent. Ensuite, par effet de mode, les « classes urbaines » se latinisent, suivies par les « classes marchandes et artisanes […], puis […] les gens des zones rurales » (p. 21). Du gaulois, il ne nous reste aujourd’hui que quelques mots issus de la vie paysanne : alouette, bec, bouleau, charpente, mouton, soc, talus, valet, sillon, etc. À la chute de l’Empire romain, les Francs s’emparent du nord de la Loire, tandis que le sud revient aux Wisigoths et aux Burgondes, divisant ainsi l’ancienne Gaule en trois domaines linguistiques : « le domaine d’oïl, le domaine d’oc et le domaine franco-provençal » (p. 23). Même si le territoire franc demeure longtemps bilingue, « l’élite parlant une langue germanique et le peuple parlant une langue latine » (p. 25), le peuple franc finit par opter pour le latin en raison de son rayonnement culturel et de son universalité. Le legs lexical du francique, langue de l’élite, renvoie aux réalités militaires : baron, chambellan, maréchal, épieu, fourreau, hache, heaume, guerre, etc. On doit également au francique le mot franc, qui « signifie “de naissance noble”, “qui n’est pas asservi”, “droit”, “entier”, “honnête” » (p. 25).

À l’époque mérovingienne (fin du Ve siècle au milieu du VIIIe siècle), l’écart se creuse entre le latin maternel et le latin préservé par le christianisme. La compréhension et la maitrise de la langue du culte échappent aux prêtres eux-mêmes. En effet, une anecdote raconte que la légitimité d’un baptême fait in nomine patria et filia et spiritus Sancti, à savoir « au nom de la patrie, de la fille et du Saint-Esprit » (p. 28), est remise en question. Charlemagne fait donc appel à Alcuin, un théologien anglais, pour scolariser les religieux et les nobles. Dans le concile de Tours de 813, le choix de prononcer l’homélie en lingua rustica romana (langue romane rustique) est énoncé. Ce texte est le premier à reconnaitre qu’une autre langue que le latin circule sur le territoire français. Par la suite viennent les Serments de Strasbourg, en 842, et la Cantilène de sainte Eulalie, en 880, qui marquent les débuts de l’écriture en langue romane, écriture qui, selon Beaudoin-Bégin, serait essentiellement « une représentation de l’oral » (p. 38).

Le processus de normalisation

Toujours déterminée à défendre et à illustrer la part d’arbitraire qui a concouru à l’évolution du français, l’insolente linguiste note que le choix du dialecte de la région de l’Île-de-France (la région parisienne) à titre de norme repose sur « un concours de circonstances » (p. 47) et non sur le fait qu’il s’agit à priori de « la langue du roi » (p. 52). En effet, le dialecte parisien est celui utilisé par la communauté linguistique de la plus grande ville du royaume. De plus, la scripta de Paris, c’est-à-dire le code d’écriture qui y est en usage, supplante toutes les autres scriptae aux XIVe et XVe siècles (p. 48). Enfin, la capitale devient le lieu de résidence du roi et de la cour, qui s’approprient sa langue.

Du foisonnement à la purification

Au XVIe siècle, des mots italiens se glissent dans le discours, phénomène « qu’on appellerait aujourd’hui probablement du fritalien, à l’instar du franglais » (p. 58). Comme les anglicismes d’aujourd’hui, les italianismes d’alors ont aussi leurs détracteurs. N’en déplaise aux Denise Bombardier de l’époque, les mots altesse, arlequin, bagatelle, bambin, caprice, idylle, sourdine, moustache, soldat et armée témoignent encore aujourd’hui de l’influence de la Renaissance italienne sur la langue française. D’importantes réflexions métalinguistiques naissent d’ailleurs à la lecture des penseurs italiens : Joachim Du Bellay signe Deffense et illustration de la langue françoyse en 1579. Peu à peu, le français s’émancipe du latin, notamment grâce aux poètes de la Pléiade qui désirent « [le rendre] indépendant et unifier le territoire par la langue » (p. 60). Et pour l’enrichir, Pierre de Ronsard valorise, dans son Art poétique, « l’emploi des archaïsmes, l’emprunt aux dialectes, l’utilisation des mots techniques » (p. 60). La « luxuriance lexicale » (p. 62) atteint son paroxysme avec François Rabelais, notamment créateur des mots célèbre, frugal, patriotique, bénéfique et horaire.

À l’opposé de cette fête du langage, le XVIIe siècle est qualifié par Beaudoin-Bégin de « siècle de l’épuration » (p. 63). L’année 1605 marque l’arrivée à la cour du poète Malherbe, qui s’oppose au foisonnement défendu par Ronsard. En 1634, le cardinal de Richelieu fonde l’Académie française dans le but de purifier la langue, de « nettoyer [la langue] des ordures qu’elle a contractées[2] ». Règles, dictionnaire, grammaire, rhétorique et poétique voient le jour sous l’œil de l’Académie (p. 65). En 1647, dans Remarques sur la langue françoise utiles à ceux qui veulent bien parler et bien escrire, Charles Favre de Vaugelas, quant à lui, effectue un travail de description de l’usage. D’après Vaugelas, « on ne peut pas écrire un mot si on ne l’a jamais prononcé » (p. 67), ce qui témoigne de la primauté de la langue orale sur la langue écrite au XVIIe siècle et, par le fait même, remet en question la conception moderne où prime l’écrit.

Le français de la Nouvelle-France 

Faisant un détour en Nouvelle-France, Beaudoin-Bégin invalide la théorie du choc des patois formulée par Philippe Barbaud (1984) en mettant en relief des erreurs méthodologiques et un manque de cohérence. S’appuyant notamment sur des recherches sur le français précolonial menées par Steve Canac-Marquis et Claude Poirier (2005), elle montre que « [l]es gens parlaient déjà français à leur arrivée en Amérique » et – clin d’œil féministe à la notion de « charge mentale » – que « les Filles du Roy avaient bien d’autres responsabilités que de franciser toute une colonie » (p. 76).

Beaudoin-Bégin s’attaque aussi à l’idée reçue selon laquelle le français québécois d’aujourd’hui correspondrait au français du XVIIe siècle. Selon elle, la popularité de cette idée repose sur sa simplicité et son romantisme : les gens ont besoin de certitudes et contrent les attaques en prétendant parler le « français du Roi-Soleil » (p. 112). Même si certains mots (par exemple : astheure, itou et dret) et certaines prononciations (par exemple : moé pour moi, soèr pour soir et varte pour verte) ne sont plus d’usage en France, la linguiste soutient qu’il est erroné de croire que le français québécois n’a pas évolué depuis le XVIIe siècle. En raison de son environnement et de diverses influences, le français de la Nouvelle-France a évolué parallèlement à celui de la France. Toutefois, tout ce qui contrevient au français hexagonal est souvent perçu comme une « altération », « un appauvrissement », « un aveulissement » (p. 112).

Langue prestigieuse versus langue à la mode

Le XVIIIe siècle, quant à lui, est marqué par un intérêt pour les sciences, les technologies et les nouvelles théories de la connaissance. Ce gout pour les savoirs transparait, entre autres, dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, publiée de 1751 à 1772. Au siècle des Lumières, le français incarne plus que jamais la lingua franca, la langue universelle, et est « parlé par toutes les têtes couronnées d’Europe » (p. 81). Pourtant, « si le français [est] la langue de prestige, l’anglais, lui, par la position de l’Angleterre, [est] la langue à la mode » (p. 87). La France vit ainsi sa première anglomanie, comme le rappellent plusieurs emprunts : budget, club, congrès, session, jury, voter, jockey, boxe, redingote, bifteck, pudding, punch, rhum, romantique, partenaire, confortable et humour (p. 87).

L’héritage de la période postrévolutionnaire

Au début du XIXe siècle, la conception moderne voulant que « l’écrit et ses règles soient une condition sine qua non de la maitrise de la langue » (p. 94) s’est cristallisée. Comme le français est la langue des classes dominantes et de l’aristocratie, les révolutionnaires se l’approprient. L’instruction publique obligatoire est instaurée en 1882 et, avec elle, l’enseignement généralisé du français. Pour faciliter la transmission des règles, la grammaire pédagogique est inventée. L’accord du participe passé, « dont la règle avait été énoncée au XVIe siècle par Clément Marot pour (mal) copier l’Italien » (p. 95), devient « la pierre d’assise » de cette grammaire. La plupart des autres règles proviennent des ouvrages de Vaugelas, de Malherbe et d’autres Anciens dépoussiérés pour les besoins scolaires. Selon Beaudoin-Bégin, une réforme orthographique et grammaticale aurait dû avoir lieu au XIXe siècle : « C’était le temps de simplifier les règles, de les rendre plus conviviales, de se débarrasser des illogismes et des exceptions. Avant que tout le monde ne sache écrire. Avant que tout le monde n’ait souffert pour les apprendre et qu’il ne se crée des groupes de soutien à l’accent circonflexe. » (p. 96) Ironiquement, le français, jadis langue de liberté, devient une « méthod[e] d’exclusion sociale » (p. 97). Écrire n’est plus suffisant; il faut bien écrire. Et à présent, les « fautes » doivent être expiées dans la douleur.

Un sentiment d’appartenance pour vaincre l’assimilation 

Recentrant ensuite son propos sur le français parlé au Québec, Beaudoin-Bégin retrace l’évolution du mot « Canadien », qui renvoie d’abord aux Autochtones, puis aux premiers colons et enfin aux gens nés au Canada. Après la Conquête, ce terme, qui distinguait les francophones catholiques des anglophones protestants, différencie les personnes nées au Canada des Britanniques. La linguiste affirme que le « faux sentiment d’appartenance à la France » (p. 30) est intimement lié au rapport Durham, texte qui façonne « l’identité linguistique canadienne-française (qu’on appelle ainsi depuis que les Britanniques qui habitent le Canada se sont approprié le mot Canadien) » (p. 106). En se tournant vers la France, les Canadiens assurent leur survivance : « Pensons-y : si l’origine des gens n’était pas canadienne, mais française, l’assimilation serait beaucoup plus difficile à faire. Si les gens n’étaient pas un “peuple sans histoire et sans littérature”, mais bien d’anciens Français déchus dont la gloire aurait été ternie à la suite de la Conquête anglaise, ils ne pourraient pas se faire assimiler. » (p. 104) Dès lors, les particularités du français d’ici sont rejetées, puisque susceptibles de « mettre la langue en danger » (p. 105). En 1888, dans Anglicismes et canadianismes, Arthur Buies revendique un « français réel » et non un « anglais travesti » (p. 105). L’autrice met des mots sur un paradoxe : « le français québécois est la variation d’une langue qui n’accepte pas la variation. » (p. 106)

La question du joual

Beaudoin-Bégin revient évidemment sur la querelle du joual, variante phonétique du mot cheval utilisée la première fois par André Laurendeau, en 1959, et reprise par Jean-Paul Desbiens, le frère Untel, en 1960. Le « mouvement joualisant » (p. 117), dans lequel s’inscrit notamment Michel Tremblay, accorde une légitimité artistique au français québécois[3]. Avec la Révolution tranquille, l’éducation devient plus accessible grâce à la création des cégeps. Depuis, Beaudoin-Bégin précise que le combat linguistique s’est transformé : « Ce n’est plus contre l’élite qui méprise les petites gens qu’il faut se battre, mais contre les gens qui ne reconnaissent pas la légitimité du français québécois en tant que variété de langue à part entière. » (p. 121).

Une réforme qui appelle à la patience

Même langue, mais nouvelles querelles : l’essayiste se prononce également au sujet de la réforme orthographique de 1990, qui continue de susciter une certaine forme de résistance. Selon Beaudoin-Bégin, le manque de succès de la réforme repose non pas sur l’ignorance, comme le défend l’historien des langues Ferdinand Brunot, mais sur la valeur accordée au système : « On ne peut pas s’attendre, après avoir enseigné un système pendant des années, […] après avoir affirmé haut et fort que les gens qui ne le maitrisent pas sont réputés de ne pas maitriser la langue elle-même, on ne peut pas s’attendre, donc à vouloir faire des changements dans ce système sans qu’il y ait des réactions négatives. » (p. 128) De plus, comme l’ancien code est toujours valide, l’adhésion au nouveau se fait nécessairement à pas de tortue. En revanche, le rejet complet de l’ancienne orthographe serait aussi problématique, car cela reviendrait à considérer toute la littérature préréforme comme truffée d’erreurs.

Le triomphe de l’usage

Avec Internet et les communications de masse, le XXIe siècle bouleverse la société et ses codes. Sur les réseaux sociaux, la langue écrite échappe désormais aux « autorités langagières » (p. 131). Apostrophes, signes diacritiques et marques de ponctuation disparaissent. Toutefois, s’appuyant sur un mémoire déposé à l’École d’orthophonie de l’Université Nice Sophia Antipolis en 2014, Beaudoin-Bégin souligne que ces raccourcis ne sont pas synonymes de laxisme : « [S]elon les résultats de cette recherche, non seulement le langage SMS (le code utilisé dans les textos) n’influence pas l’orthographe des jeunes, mais en plus, il n’influence pas non plus l’étendue du vocabulaire de ces jeunes. » (p. 133) L’autrice célèbre une fois de plus la victoire de l’usage, « cette force qui pousse les gens à adopter une forme plutôt qu’une autre, souvent sans trop s’en rendre compte » (p. 131).

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Avec La langue racontée, Anne-Marie Beaudoin-Bégin vulgarise l’histoire du français, de la Gaule au Québec. Son essai, ponctué de titres ludiques, de répliques incisives, d’envolées passionnées et d’ironie, ne fait pas dans la nuance, mais permet au lectorat québécois de découvrir les évènements qui ont façonné son identité linguistique. Au fil des pages, l’enseignante ou l’enseignant de français se délectent d’anecdotes susceptibles de se transformer en pause d’apprentissage lors des prochaines leçons grammaticales, et développent leur sens critique à l’égard des normes enseignées ou de la prééminence de l’écrit sur l’oral. Avec cette plaquette de 150 pages au service de l’usage, l’insolente linguiste appelle à un changement d’attitude à l’égard des règles. Avec ce changement viendra peut-être une réelle réforme qui, pour reprendre les mots de Mario Désilets et Véronique Léger, permettra de cultiver « l’attractivité du français comme langue seconde, et même l’attachement qu’on lui porte comme langue première[4] ».

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  1. Anne-Marie BEAUDOIN-BÉGIN, La langue racontée. S’approprier l’histoire du français, Montréal, Éditions Somme toute, 2019, 150 pages. [Retour]
  2. Nicolas FARET, Projet de l’Académie pour servir de préface à ses statuts [1634], Saint-Étienne, Université de Saint-Étienne, 1983, p. 18, cité dans Anne-Marie BEAUDOIN-BÉGIN, La langue racontée. S’approprier l’histoire du français, Montréal, Éditions Somme toute, 2019, p. 64. [Retour]
  3. Au terme joual, qui se veut parfois réducteur et méprisant, l’autrice préfère l’appellation « français québécois », car « [l]e québécois n’est pas un dialecte qui a été écrasé par le français [, mais] une variété de langue qui a failli disparaitre au profit de l’anglais » (p. 115). [Retour]
  4. Pour consulter l’article « Pour la réforme du participe passé » de Mario Désilets et Véronique Léger, publié le 9 novembre 2019 : https://www.ledevoir.com/opinion/idees/566644/pour-la-reforme-du-participe-passe. [Retour]

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