Lettres intimes
Non, cette chronique ne présentera pas les relations épistolaires de quelque personnage célèbre, ni les rudiments de la correspondance amoureuse. Le sujet est plus prosaïque ; les lettres dont il sera question ici sont les signes graphiques propres à la langue écrite. Certains de ces signes sont si étroitement unis qu’ils sont devenus inséparables… et graphiquement ligaturés. Voici donc la petite histoire de Œ[1], Æ, & et @.
Ligature et dénouement
En typographie, une ligature est un trait qui lie deux lettres et, par métonymie, le signe résultant de ce lien ; on dira donc que Œ et Æ sont des ligatures ou des lettres ligaturées. Il existe deux types de ligatures : celles dont la valeur est linguistique, et celles qui sont essentiellement esthétiques. Les premières obéissent à certaines règles et sont obligatoires dans l’écriture d’une langue donnée ; c’est le cas en français de Œ et de Æ. Les secondes répondent à des critères d’esthétique et de lisibilité. Elles sont accessoires et on peut les omettre sans changer le sens ou la prononciation des mots ; c’est le cas en français des ligatures fi et fl, bien connues des typographes.
Le Œ est certainement la ligature la plus notoire. Mais attention, la ligature entre le O et le E n’est pas automatique ni systématique en français ; ces deux lettres doivent être liées dans certains mots et séparées dans d’autres. Et ce n’est pas optionnel. Bien sûr, on ne parlera de ligature que dans le premier cas. Au point de vue linguistique, le Œ est un graphème (formé ici de deux lettres, donc un digramme), c’est-à-dire un signe graphique correspondant à un phonème (à un son) ; par exemple, dans fœtus, le Œ correspond au son é. Au contraire, le O et le E séparés, comme dans coexistence ou poète, sont deux graphèmes (et non un digramme) puisqu’ils transcrivent deux sons distincts. Bref, il faut distinguer et respecter les graphies Œ et OE ; il est donc aussi fautif d’écrire oeil (sans ligature) que mœlleux (avec ligature).
La prononciation du Œ peut causer certaines hésitations puisque ce graphème se prononce différemment selon les mots, et que pour un même mot, il y a parfois plus d’une prononciation ; certains dictionnaires consignent d’ailleurs ces variations. Dans des mots d’origine grecque, le Œ se prononce habituellement é, par exemple : fœtus, œcuménique, œdème, œnologie, œsophage et œdipien. Dans le trigramme œu, le Œ se prononce e en syllabe fermée, c’est-à-dire quand une consonne clôt la syllabe, comme dans bœuf, œuf, chœur, cœur, manœuvre, mœurs, sœur. Il se prononce eu en syllabe ouverte, c’est-à-dire quand le Œ est le dernier son prononcé de la syllabe, comme dans nœud, vœu, bœufs et œufs.
Quant au Æ, son cas est plus simple. Cette ligature n’apparaît que dans des mots empruntés au latin, comme cæcum, curriculum vitæ, et cætera, ex æquo, nævus, uræus. Dans tous les cas, Æ se prononce é.
Des amours anciennes
Saviez-vous que le symbole &, qu’on appelle esperluette, esperluète, perluette ou perluète, était à l’origine, dès le VIIIe siècle, une ligature esthétique des lettres e et t ? Avec un petit effort, on peut reconnaître le t incliné vers la gauche, venant enlacer le e. Bien qu’elle ait été au départ utilisée pour l’enchaînement de ces deux lettres dans différents mots, & ne symbolise plus maintenant que la conjonction et. On l’emploie surtout dans le domaine commercial pour écrire des noms de compagnie (par exemple, Lemieux & Fils), d’où le nom de et commercial qu’on lui donne également. La perluette est utilisée dans plusieurs langues avec le même sens.
Enfin, le Moyen Âge nous aurait laissé une autre ligature, devenue pour nous d’un emploi quotidien. Il s’agit du @. Les hypothèses sur l’origine de ce symbole ne manquent pas. Selon l’une d’elles, @ serait la ligature des lettres a et d de la préposition latine ad, qui signifie « à, chez, près de ». Avant d’être utilisé dans les adresses courriel, @ s’employait en anglais comme équivalent de la préposition at en comptabilité devant l’indication d’un prix unitaire, d’où le nom de a commercial ; par exemple, 2 items @ $ 5 signifiait « deux articles à cinq dollars l’unité ». Le a commercial (ou arobas, arobase, arrobase) se dit d’ailleurs en anglais at sign. L’emploi de @ pour les adresses courriel fut une jolie trouvaille puisque le symbole existait déjà sur les claviers et que son sens d’origine était compatible avec ce nouvel emploi. Comme quoi certaines alliances traversent bien le temps !
- Dans cet article, les lettres ligaturées Œ et Æ sont écrites en majuscule pour une meilleure lisibilité. Retour
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