La maîtrise du français écrit: où le bât blesse-t-il? Plaidoyer pour l’analyse syntaxique
Depuis que la loi Jules Ferry a rendu l’enseignement du français obligatoire en France et que cet enseignement s’est démocratisé dans l’ensemble de la francophonie, des voix se sont élevées pour dénoncer la détérioration de la langue française au sein des jeunes générations. Ces critiques, qui ont vu le jour au XIXe siècle, surgissent de manière récurrente. Parallèlement au débat tenu dans le grand public (engouement pour les dictées dans des émissions télévisées, articles sur la compétence en français, discussions parfois houleuses à propos de la norme), les milieux collégial et universitaire aboutissent eux aussi à la constatation, navrante, que leurs étudiants éprouvent de profondes difficultés en français ; ainsi, « [l]es considérations sur la piètre maîtrise du français des étudiants qui commencent un premier cycle universitaire sont d’une inépuisable actualité[1]. »
Ce constat, qui touche surtout le français écrit, est plus ou moins accablant selon la sphère où l’on se trouve. Prenons l’exemple des cours de grammaire française à l’université : tant les étudiants qui sont inscrits à des cours de rattrapage ou de niveau général que ceux qui suivent des cours de grammaire dans le cadre d’une formation universitaire spécialisée (futurs enseignants de français, linguistes ou littéraires) présentent des difficultés en français. J’insiste encore sur la variabilité du constat. Une bonne partie des candidats ne semblent pas avoir acquis durablement certaines connaissances de base. De plus, ces difficultés persistent chez un grand nombre d’étudiants malgré les cours, les explications, les exercices. Et c’est cela qui étonne.
Pour ma part, je pense toutefois qu’un problème plus profond se perpétue : la défaillance dans la maîtrise de l’analyse linguistique. Pour justifier cette affirmation, je me pencherai sur les caractéristiques des difficultés que présente la langue française à l’écrit. Je traiterai surtout de celles qui concernent l’orthographe, mais j’aborderai également des problèmes d’ordre syntaxique.
Les nombreuses embûches orthographiques du français relèvent de domaines différents et engendrent par conséquent des difficultés d’ordres divers que l’on ne peut aborder uniformément. L’orthographe se subdivise en orthographe lexicale, d’une part, et en orthographe grammaticale, d’autre part.
L’orthographe lexicale, ou orthographe d’usage, se définit comme la façon d’écrire correctement les mots du lexique. Elle repose sur la mémorisation de la manière dont les mots s’écrivent : chrysanthème, quelquefois, la plupart, chariot, bonhomie, etc. C’est essentiellement ce domaine que touchent les rectifications orthographiques de 1990. Ainsi, dans les quelques exemples cités, chariot et bonhomie ont été rectifiés respectivement en charriot et bonhommie. La lecture, la connaissance de l’étymologie, du latin et du grec aident fortement à maîtriser l’orthographe lexicale, mais, l’histoire de l’orthographe française étant ce qu’elle est, la mémoire reste un atout non négligeable et, surtout, celui qui est le plus largement partagé par les scripteurs compétents.
L’orthographe grammaticale se définit, quant à elle, comme la façon d’écrire correctement les mots selon les rapports qu’ils entretiennent les uns avec les autres, c’est-à- dire selon les fonctions qu’ils occupent dans la phrase. Certaines classes de mots connaissent des variations de genre et de nombre : c’est le cas de l’adjectif complément du nom, attribut du sujet ou attribut du complément direct, lequel, en vertu du lien syntaxique qui l’unit au nom ou au pronom dont il dépend, en reçoit les marques de genre et de nombre. Outre le lien syntaxique proprement dit, la position de certains donneurs d’accord dans la phrase peut également avoir une incidence orthographique ; pensons, par exemple, au participe passé conjugué avec l’auxiliaire avoir, qui ne s’accorde avec le complément direct que si celui-ci est placé devant le verbe.
Dans ce domaine, le français possède moult règles dont le raffinement peut parfois dérouter les scripteurs. Il faut bien admettre que les règles d’accord atteignent dans certains cas un degré de complexité spectaculaire : évoquons les cas particuliers d’accord du verbe avec des noms collectifs ou des expressions de quantité, ou encore, le fameux accord du participe passé dans le cas des verbes pronominaux. Force est de constater qu’un peu de théorie est ici nécessaire : il faut connaître les cas d’accord. Une fois acquise cette connaissance des multiples méandres des règles du français, une autre étape reste encore à franchir : il faut pouvoir appliquer ces règles. De fait, l’orthographe grammaticale présente deux facettes, indissociablement liées : d’un côté, la connaissance des règles ; de l’autre, la capacité à les mettre en application.
Regardons maintenant ce que cela implique. C’est le scripteur qui doit décider si le contexte est propice à l’application d’une quelconque règle de grammaire. Il lui faut alors procéder à une première étape d’analyse, qui consiste à identifier la catégorie syntaxique des mots, aussi dénommée classe de mots. En effet, les règles grammaticales sont différentes selon les catégories, et parfois à l’intérieur même de celles-ci : les règles d’accord du verbe ne sont pas celles de l’accord du participe passé, qui ne sont pas non plus totalement identiques à celles de l’adjectif, et ainsi de suite. Tout scripteur doit dès lors posséder une idée claire de ce que sont et de ce à quoi font référence les catégories syntaxiques (verbe, nom, pronom, déterminant, adjectif, etc.). Puisque les classes de mots constituent des connaissances théoriques de base, elles ne sont que peu présentées dans les cours de grammaire à l’université, par exemple, pour autant qu’elles le soient. En effet, on estime – trop rapidement, à mon avis – qu’elles sont acquises depuis l’école primaire et, surtout, qu’elles ont été pratiquées avec une constance pérennisant leur connaissance. Or, il est étonnant de constater dans la pratique à quel point les étudiants ont de la difficulté à repérer et à distinguer les classes de mots dans un texte. Voici donc la première pierre d’achoppement dans l’application des règles grammaticales : le flou des catégories syntaxiques.
Dans une situation idéale, une fois les catégories syntaxiques reconnues, le scripteur est en mesure de savoir quelle règle grammaticale doit entrer en jeu. Par exemple, s’il a repéré la catégorie syntaxique du verbe et qu’il a constaté que celui-ci est conjugué à un temps composé, il enclenche deux règles d’accord : l’une pour l’auxiliaire de conjugaison, l’autre pour le participe passé. Le scripteur peut alors procéder à la seconde étape d’analyse, dont l’aboutissement est l’application d’une règle grammaticale (d’accord) spécifique. Or, les règles d’accord reposent sur les rapports instaurés entre les mots, ce que l’on appelle les fonctions. La fonction sujet du verbe est essentielle pour appliquer la règle d’accord du verbe ; la fonction complément direct est essentielle pour la règle d’accord de certains participes passés ; etc. En d’autres termes, pour appliquer les règles grammaticales du français, il faut pouvoir reconnaître les fonctions en place dans une phrase. Et voici la deuxième pierre d’achoppement dans l’application des règles grammaticales : la difficulté à analyser les fonctions syntaxiques.
Cette tâche est un écueil pour bien des étudiants parce que l’analyse fonctionnelle se révèle beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Bien sûr, il faut une certaine pratique pour repérer le sujet, le complément indirect, l’attribut, etc. Mais, surtout, l’analyse fonctionnelle présuppose la maîtrise d’une compétence qui lui est préalable. Quelle est-elle ? Pour analyser les différentes fonctions dans une phrase, il faut d’abord pouvoir tracer les frontières entre les groupes principaux qui forment la phrase, c’est-à-dire les constituants immédiats ; et c’est seulement ensuite que l’on peut assigner à chacun d’entre eux une fonction par rapport au verbe principal – sujet, complément du verbe, complément de phrase. Chacune de ces deux tâches présente des embûches pour de nombreux scripteurs.
La première tâche consiste à découper clairement une phrase en constituants immédiats. Or, délimiter les groupes complexes principaux impose notamment d’opérer des rattachements de mots à des termes noyaux. Pour ce faire, il faut savoir repérer les catégories de mots qui peuvent être des noyaux et celles qui jouent le rôle de maillons à l’intérieur de groupes complexes, tels les prépositions, les conjonctions ou les pronoms relatifs. On revient au problème déjà soulevé des classes syntaxiques de mots. Une fois de plus, une connaissance de base a des répercussions énormes dans les tâches subséquentes de l’analyse phrastique. Par ailleurs, savoir structurer les mots à l’intérieur de chacun des constituants principaux est une tâche d’analyse qui ne doit pas être négligée. Il est, en effet, essentiel de repérer le noyau des constituants, car c’est ce mot qui générera l’accord, si accord il y a. Ainsi, dans le groupe chacune d’entre nous, il est essentiel d’analyser que le noyau est chacune. Un tel groupe en fonction sujet oblige ainsi un accord du verbe à la troisième personne du singulier, puisque le pronom chacune est de la troisième personne du singulier. Par ailleurs, des relations d’accord prennent place à l’intérieur des groupes complexes ; il faut donc aussi reconnaître la structure interne des constituants immédiats. Une analyse précise des constituants, on le voit, influe sur l’application de règles grammaticales, tant au niveau de la macrostructure de la phrase qu’au niveau de sa microstructure.
La seconde tâche dans l’analyse fonctionnelle repose sur la première et nécessite d’assigner une fonction aux constituants qui ont été préalablement délimités. La raison que j’avance pour expliquer en grande partie les difficultés éprouvées ici par les étudiants est qu’ils ont des connaissances lacunaires au sujet de la catégorie syntaxique centrale, celle du verbe. La pierre d’achoppement est dans ce cas une méconnaissance du lexique verbal, ce qui se traduit plus spécifiquement par une méconnaissance tant des types de constructions dans lesquelles s’insère un verbe (par exemple, un verbe pourra prendre en complément une subordonnée infinitive commençant par la préposition de) que des types sémantiques permis autour du verbe (sujet animé obligatoire, complément de lieu, etc.). Une fois que l’on sait, par exemple, que le verbe opter peut s’utiliser sans aucun complément ou avec des compléments en entre ou en pour, ou encore, que le verbe commencer peut s’utiliser avec un sujet de type chose et un complément en par, l’analyse du matériel linguistique que présente une phrase devient plus aisée. Dans la pratique, on constate que beaucoup d’étudiants se trouvent dépourvus devant une phrase à analyser, parvenant laborieusement d’abord à en repérer le verbe principal, ne parvenant ensuite pas toujours à déceler le modèle de construction qui correspond au sens du verbe principal.
L’orthographe grammaticale présente dès lors une logique implacable à laquelle l’orthographe lexicale ne peut prétendre, mais elle impose corollairement une maîtrise du fonctionnement syntaxique de la phrase et de ses éléments, en particulier une maîtrise du lexique verbal. De fait, si le scripteur ne parvient pas à effectuer une analyse de la phrase, il se trouve automatiquement dans l’impossibilité d’appliquer les règles d’accord grammatical et ne peut alors fonctionner qu’avec une stratégie floue et hasardeuse. Comment appliquer correctement la règle d’accord du verbe avec le sujet si l’on a confondu le sujet inversé avec un complément direct ? Comment accorder correctement le participe passé si l’on n’a pas remarqué que le pronom relatif, positionné devant le verbe, en est le complément direct ? Comment accorder correctement l’adjectif attribut du complément direct si l’on n’a pas constaté que celui-ci est une subordonnée ? Et ainsi de suite.
L’orthographe grammaticale du français s’inscrit par conséquent dans une stratégie d’analyse qui ne tolère que peu de failles. Le terme stratégie est de mise, puisque le scripteur doit faire intervenir une série de connaissances et procéder à une suite d’opérations d’analyse. La réussite repose notamment sur une perception claire des deux axes qui organisent l’espace syntaxique de toute phrase : l’axe syntagmatique et l’axe paradigmatique. Le premier représente l’axe horizontal des relations entre les mots et groupes de mots qui constituent une phrase particulière. C’est sur cet axe que prennent place les fonctions (sujet, prédicat, complément de phrase, etc.). Le second représente l’axe vertical, celui de l’ensemble des mots appartenant à la même catégorie syntaxique que le mot présent dans la phrase analysée. Pour chaque mot d’une phrase, il existe ainsi une projection verticale de l’ensemble des mots de la même catégorie : l’ensemble des déterminants (le, la, les, mon, ma, mes, etc.), l’ensemble des adjectifs (beau, bon, gentil, etc.), l’ensemble des noms (chien, chat, animal, table, chaise, etc.), et ainsi de suite.
Les deux axes symbolisent la différence orthogonale entre catégorie et fonction. Un mot prend simultanément place sur les deux axes, ce qui permet de concevoir qu’il possède à la fois une fonction par rapport à d’autres mots dans une phrase spécifique (axe syntagmatique) et qu’il relève d’une catégorie syntaxique particulière où il n’est qu’un mot dans un ensemble de possibilités (axe paradigmatique). L’appartenance simultanée d’un mot à ces deux axes, à ces deux plans peut également être illustrée par l’image du recto et du verso d’une feuille, deux réalités distinctes mais indissociables.
Les étudiants connaissent le contenu de la majorité des règles d’accord, mais se sentent bien dépourvus lorsque vient le temps de procéder aux accords dans des phrases, surtout lorsque celles-ci sont un tant soit peu complexes. Ce ne sont donc pas véritablement les règles qui font défaut, mais bien des connaissances syntaxico-sémantiques (catégories de mots et lexique verbal) et une pratique de l’analyse (découpage en constituants, organisation interne et fonctions des constituants, distinction des axes syntagmatique et paradigmatique). Et malheureusement pour le scripteur, si des failles existent, les conséquences ne semblent pas s’additionner, mais plutôt se multiplier de manière exponentielle.
Au-delà des problèmes orthographiques causés par une mauvaise connaissance de la syntaxe apparaissent les problèmes syntaxiques proprement dits, qui concernent, par exemple, l’emploi du pronom relatif ou des pronoms anaphoriques, le choix de l’auxiliaire de conjugaison, ou encore, la mise en place d’une ponctuation adéquate. Les difficultés passées en revue précédemment refont surface à ce niveau-ci, dans le groupe verbal ou plus globalement dans la phrase. L’explication des difficultés rencontrées ici est la même que pour l’orthographe grammaticale : analyse des constituants et de leur fonction ou connaissance du lexique verbal se retrouvent encore une fois au banc des accusés.
Dans les éléments traités jusqu’à présent, le dénominateur commun de l’ensemble des difficultés liées à l’orthographe grammaticale et à la syntaxe en français est l’analyse linguistique. J’espère avoir démontré que cette analyse a une incidence profonde sur la maîtrise du français écrit, tant en orthographe grammaticale qu’en syntaxe. Il faut maintenant se demander si l’on fournit aux étudiants les conditions adéquates pour qu’ils développent profondément et durablement cette compétence. Les principes qui devraient fonder l’apprentissage de la grammaire découlent, selon moi, de l’analyse que j’ai menée dans cet article. Je crois avant tout qu’il ne faut pas délaisser la théorie, c’est-à-dire l’étude des règles à appliquer. Mais cette démarche doit absolument être accompagnée d’un apprentissage explicite du lexique verbal courant ; par cela, j’entends l’étude des constructions dans lesquelles entrent les verbes et les significations qui peuvent leur être associées. De plus, je pose comme indispensable la pratique systématique de l’analyse syntaxique, ce qui comprend l’étude des catégories syntaxiques, de la formation des constituants et de leur organisation fonctionnelle autour du pivot verbal.
À mon avis, la capacité d’analyse linguistique fait aujourd’hui cruellement défaut chez de nombreux étudiants qui entrent à l’université. Les pratiques pédagogiques sont bien évidemment plurielles et soumises à la réalité quotidienne de l’enseignement, mais il semble que cette démarche d’analyse est trop souvent laissée de côté ou trop rapidement appliquée en classe, quel que soit l’ordre d’enseignement. Si l’enseignement du français a pu se passer d’analyse grammaticale pendant plusieurs décennies, c’est entre autres parce que les cours de latin et de grec palliaient cette déficience. Les exercices de traduction exerçaient l’esprit à une telle analyse en catégories et en fonctions. À l’heure où l’étude de ces deux langues mortes n’est plus vraiment à la mode, l’enseignement du français doit inclure une telle pratique, et doit le faire de manière à pérenniser l’habileté à analyser les constituants de la phrase. Au-delà de l’acquisition d’une compétence grammaticale sûre et de résultats en maîtrise de la langue écrite, les bénéfices pour l’étudiant me semblent plus larges et touchent l’organisation de son propre discours et la compréhension de celui des autres.
L’analyse syntaxique et la maîtrise du français sont des thèmes qui ont fait l’objet de nombreuses réflexions dans les milieux collégial et universitaire de manière générale, et notamment dans le bulletin Correspondance. Je joins ici ma voix à celles qui se sont déjà élevées dans le cadre de cette tribune (Huguette Maisonneuve, Frédérique Izaute, Isabelle L’Italien-Savard, Claire Asselin et Anne McLaughlin, et bien d’autres encore) pour la cause du français. Mon plaidoyer pour l’analyse syntaxique trouve son origine dans l’expérience d’enseignement que j’ai acquise et de laquelle émergent des projets. L’un de ceux-ci consiste à constituer, sous la forme d’un manuel, une trousse d’analyse syntaxique de base pour les futurs enseignants de français, pour les moniteurs, mais aussi pour toute personne désirant assurer sa compréhension des fondements structurels de la langue française. Le but de cet outil sera de rappeler, d’expliquer et de travailler ces compétences syntaxiques fondamentales, en particulier les catégories syntaxiques et les fonctions principales, que les étudiants sont censés avoir acquises, et à cause desquelles l’application des règles du français (ou leur explication en classe) se transforme parfois en aventure où trop de zones d’ombre subsistent. Le manuel, qui prendra forme dans les prochains mois, devrait être diffusé dans le réseau au cours de l’année 2009-2010.
- Nicole Beaudry, « Le RUSAF s’affiche », Correspondance, volume 13, no 1, septembre 2007, p. 3. Retour
Abonnez-vous à l’infolettre de Correspondance pour être informé une fois par mois des nouvelles publications