Philosophie/français: les passerelles de la grammaire
Un jeune collègue prof de philo me jette un regard étonné quand je lui rappelle que mes études universitaires m’ont procuré le plaisir de traduire Platon et Aristote… Plaisir pourtant redoutable ! Elles m’ont aussi fourni l’occasion de commenter Rousseau et Sartre, de lire Sénèque, Montaigne et Camus. Voilà pourquoi le vieil humaniste qui sommeille en moi a toujours pensé que la philosophie et les lettres avaient beaucoup en commun. En enseignant la lecture et la dissertation littéraire, je me suis tout de même souvent demandé comment les élèves apprenaient à lire et à disserter de l’autre côté de la cloison… au cours de philosophie. Et voilà qu’Apprivoiser la philosophie, Guide méthodologique pour les cours de philosophie[1] vient fournir une intéressante occasion de jeter un coup d’œil par-dessus l’épaule des apprentis philosophes.
Si l’on veut comparer…
Constatons d’abord que les élèves (et les enseignants) tireront profit d’une comparaison des deux disciplines, objectif général qu’énonce l’auteure dans son avant-propos :
Ce guide est conçu pour accompagner les élèves pendant les trois cours de philosophie, ce qui explique le choix des textes. J’ai aussi voulu clarifier ce qui fait la spécificité de l’écriture philosophique en la distinguant de l’activité d’écriture réservée aux classes de français. Il se trouve que le texte d’argumentation et la dissertation sont des exercices exigés dans les cours de français et de philosophie. Ces exercices portent les mêmes noms, mais ils sont distincts à bien des égards. J’ai voulu mettre en évidences les similarités et les distinctions[2].
Il faut dire que l’auteure, Jocelyne Rioux, professeure de philosophie au collège Lionel-Groulx, a consacré sa thèse de doctorat en épistémologie aux travaux de Noam Chomsky. Elle est donc bien placée pour aborder les notions de grammaire du texte et sait faire la part des choses entre méthode philosophique et approche littéraire. En fait, la quatrième de couverture exprime une intension double : » Apprivoiser la philosophie dessine des ponts entre le secondaire et le cégep, entre les cours de français et de philosophie[3]. « Bonne idée pour les élèves, et, pour les enseignants des deux disciplines, c’est certainement une entreprise qui vaut la peine qu’on y regarde de plus près.
Si l’on veut feuilleter…
Au fil des pages, cet ouvrage d’introduction à la philosophie étonne par sa rigueur et son originalité. On y trouve d’abord une démarche d’apprentissage de la lecture très clairement articulée, comme en témoigne le premier tableau, qui la résume :
Tâche | Consignes |
Faire connaissance avec l’auteur. |
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Prendre connaissance du texte. |
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Observer le vocabulaire. |
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Analyser la grammaire du texte. |
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Analyser la syntaxe. |
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Expliquer le texte dans son ensemble. |
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Critiquer le texte. |
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On ne peut manquer de constater la place faite à des préoccupations que partageront bien des profs de français : vocabulaire, grammaire du texte, syntaxe… le tout assorti d’exercices comme on en propose aux élèves dans nos propres cours. Des exercices, mais aussi des notions très clairement présentées. C’est ce que suggère la liste de tableaux suivante, tableaux qui encadrent les assises de la lecture philosophique et servent de compléments dans les annexes :
- Procédés de reprise de l’information : pronom, GN, groupe adverbial (p. 2)
- Formes de discours rapportés : direct, indirect, indirect libre (p. 6)
- Séquences textuelles : narration, description, explication, argumentation (p. 16)
- Principales marques de modalité : marques énonciatives, vocabulaire connoté ayant une valeur méliorative ou péjorative, auxiliaires de modalité, temps verbaux, phrase interrogative, phrase impérative, phrase exclamative, GAdv, GPrép, discours second (p. 17)
- Types de phrases : déclarative, interrogative, impérative, exclamative (p. 30)
- Formes de phrases : active ou passive, neutre ou emphatique, personnelle ou impersonnelle, positive ou négative (p. 30)
- Sortes de phrases : selon le vocabulaire de la nouvelle grammaire et celui de la grammaire traditionnelle (p. 133-135)
- Marqueurs de relation : addition, alternative, but, cause, comparaison, conséquence, explication, justification, hypothèses et condition, opposition et concession, succession, temps (p.137-138)
Devant une telle approche de la lecture et de la compréhension des textes, français et philo semblent s’accorder bien volontiers…
Si l’on veut nuancer…
La première partie du nouveau manuel s’intitule « Apprivoiser les textes philosophiques » et l’on constate vite que sa méthodologie n’est pas du tout éloignée de ce que serait « apprivoiser les textes littéraires », préoccupations plus stylistiques exceptées. La deuxième partie, « Écrire sans complexes », établit des nuances entre la nature de l’argumentation en français et en philosophie et, plus particulièrement, entre la dissertation critique en littérature et la dissertation philosophique. Laissons la parole à l’auteure :
La dissertation philosophique est-elle la même que la dissertation sur des sujets littéraires ? Pas tout à fait. Dans les deux cas, il faut rédiger un texte structuré exigeant réflexion et rigueur, mais les exercices se distinguent suffisamment pour que nous nous arrêtions à ces différences.
Qu’elle soit comparative ou non, la dissertation philosophique est toujours critique. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire d’employer l’expression dissertation critique. Dans les cours de français, la situation diffère puisqu’on y pratique deux sortes d’exercices : la dissertation explicative et la dissertation critique[5].
Un peu plus loin, Jocelyne Rioux rappelle qu’en français, dans la dissertation critique, « pour répondre à [la] question, il faut énoncer un point de vue et chercher, dans les textes mentionnés, les éléments qui permettent de justifier ce point de vue[6] ». C’est nous qui soulignons dans les textes mentionnés, pour bien marquer la différence : « Contrairement au français, l’objet de la dissertation philosophique n’est pas de discuter une affirmation sur un ou des textes précis. C’est plutôt de discuter une question déjà soulevée par un ou des philosophes[7]… » En somme, la dissertation philosophique s’appuie sur la connaissance des philosophes, connaissance que l’élève a acquise de sa fréquentation des cours et des textes philosophiques déjà étudiés, alors qu’en français, l’élève peut recourir à sa connaissance des auteurs, mais doit s’appuyer surtout sur les textes qui lui sont soumis.
En ce qui concerne la structure de la dissertation, beaucoup de ressemblances : plan dialectique, plan comparatif ou plan libre, avec introduction, développement, conclusion. Une nuance cependant pour l’introduction. Les classiques parties sujet amené, posé, divisé ne suffisent pas puisqu’il faut aussi poser une problématique, c’est-à-dire « présenter un sujet sous la forme d’un ensemble de problèmes, autrement dit […] mettre en évidence les principales questions qu’on peut soulever à propos d’un sujet donné[8] ».
Si l’on veut s’en servir…
Je ne sais pas si Apprivoiser la philosophie sera adopté par beaucoup de profs de philo, mais on pourrait le souhaiter : de format compact (une mise en page un peu « tassée » malheureusement), ce manuel simple et clair rétablit le courant entre littérature et philosophie. Gageons que les élèves passeraient de leur cours de français à leur cours de philo (et vice versa) avec moins de points d’interrogation dans les yeux…
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