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L’écriture inclusive: entre théorie et idéologie

Les luttes féministes et la langue n’en sont pas à leurs premiers croisements; une des problématiques qui a le plus fait parler dans les dernières années au sein de la francophonie est l’invisibilisation des femmes dans la langue. Ce phénomène est d’autant plus marqué lorsqu’il est sujet de noms de métiers et de titres de fonctions. Voilà le terrain sur lequel nous emmènent les auteurs et les autrices de l’ouvrage collectif Le féminin et le masculin dans la langue : l’écriture inclusive en questions, paru en 2019, sous la direction de Danièle Manesse et Gilles Siouffi[1].

Dans le milieu francophone, cette lutte s’est déroulée à deux vitesses. D’une part, le Québec a été un pionnier en matière de féminisation par l’acceptation des formes féminisées en 1979 (Vachon-L’Heureux, 1992). L’Office de la langue française a en effet recommandé l’utilisation des formes féminines dans tous les cas possibles et a publié plusieurs ouvrages afin d’outiller la population québécoise quant à ce type de rédaction. D’autre part, la France, reconnue pour sa réticence par rapport à l’acceptation de nouvelles formes linguistiques, a longtemps résisté à l’intégration de la féminisation dans la norme linguistique. À ce titre, l’Académie française et le rôle qu’elle joue sur le plan de la normalisation de la langue ont largement été remis en question (Manesse et Siouffi, 2019, p. 21). On se rappellera par exemple des cas de politiciennes françaises qui, en 1997 et en 2014, ont demandé d’être appelées par leur titre féminisé (p. ex. Madame la Ministre plutôt que Madame le Ministre), ce qu’on leur a refusé, sous les recommandations de l’Académie française (Dawes, 2003; Manesse et Siouffi, 2019). En 2019, les « immortels » (et « immortelles[2] ») ont finalement accepté les formes féminisées des noms de métiers et de fonctions (Académie française, 2019). Malgré cette avancée, les femmes sont encore souvent mises à l’écart, non seulement dans le discours, mais aussi dans le recours même aux moyens d’expression de la langue française. L’écriture inclusive prend donc racine dans ce besoin d’inclure des personnes qui ne le sont présentement pas dans la langue.

L’expression « écriture inclusive » est souvent utilisée, sans qu’on y apporte une définition claire : inclut-elle l’ensemble de la population ou seulement une partie de celle-ci? En anglais, par exemple, l’expression gender-inclusive writing a pour objectif d’inclure toutes les personnes, et ce, peu importe leur genre (Manesse et Siouffi, 2019, p. 7). Or, une différence du sens donné au qualificatif inclusif est notable dans l’ouvrage recensé : alors qu’au Canada, l’écriture inclusive renvoie généralement à une rédaction qui évite les genres grammaticaux sans avoir recours à l’écriture non binaire (Office québécois de la langue française, 2018), l’objectif n’est pas ici de neutraliser la langue (Manesse et Siouffi, 2019, p. 8), mais plutôt de la démasculiniser en réaffirmant la dichotomie des genres pour offrir de la visibilité aux femmes.

Cet ouvrage composé de trois parties distinctes n’a pas la prétention d’apporter toutes les réponses aux questions liées à l’écriture inclusive, mais tente plutôt de poser les principaux enjeux de ce débat (p. 10). Cette tâche épineuse nécessite d’interroger les composantes mêmes de la langue, tout en liant chaque élément ensemble, chose que cet ouvrage ne permet malheureusement pas, car plusieurs éléments clés sont omis.

Dans la première partie de l’essai, on aborde les questions d’aménagement linguistique en France ainsi que les implications de l’écriture inclusive sur les différentes dimensions du système de la langue. On se rend compte très rapidement que, dans le contexte français, politique et langue sont fortement liées et que plusieurs instances tentent de s’emparer du pouvoir prescriptif sur la langue. La nature arbitraire de ce pouvoir est d’ailleurs mise en relief par les dissonances entre différentes institutions sur les mêmes questions linguistiques, dont notamment les nombreuses propositions de réforme de l’orthographe depuis 1901 (p. 18-19). Les rapports entre la norme et l’usage de la langue sont brièvement évoqués, mais un élément clé semble avoir été négligé : les changements linguistiques peuvent, certes, provenir des autorités linguistiques, mais aussi des locuteurs et locutrices. Cet oubli nous semble particulièrement problématique dans la mesure où une langue évolue bel et bien en fonction des personnes qui l’utilisent; il s’agit d’un contrat social qu’il aurait valu la peine de rappeler, voire de valoriser.

Certains passages de cet ouvrage, se voulant pourtant informatifs (p. 10), trahissent des partis pris. Il est écrit par exemple que « [n]ous vivons aujourd’hui à l’ère du signifiant plus que du signifié » (p. 31). Or, les revendications de l’écriture inclusive, en ce qu’elles visent à contrer l’invisibilisation des femmes dans la langue, touchent également le sens des mots et non juste leur forme, puisqu’en français le genre grammatical et le sexe sont intimement liés, chose qu’on nie dans l’ouvrage (p. 40-41). On tente en effet de convaincre le lectorat que le genre est arbitraire, en effectuant une scission entre la langue et le monde auquel elle réfère, en indiquant que cette caractéristique grammaticale n’a pas de pouvoir représentationnel puisque les noms d’objets, d’une langue à l’autre, peuvent se dire au féminin ou au masculin. Pourtant, dans une étude menée par Lera Boroditsky et Webb Phillips (2003), il a été observé que le genre grammatical d’un objet inanimé influe sur les caractéristiques qu’on lui attribue.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, on touche au point central de l’écriture inclusive : la langue française et son histoire. On aborde notamment le genre grammatical neutre utilisé en latin pour faire référence à une personne « sans qu’on tienne compte de son sexe » (Manesse et Siouffi, 2019, p. 64), sujet rappelé fréquemment dans les revendications linguistiques féministes. La hiérarchie de « dignité » en latin nous est alors présentée : le singulier est plus digne que le pluriel et le masculin, plus digne que le féminin, lequel est lui-même plus digne que le neutre (p. 72-73). André Chervel, l’un des auteurs, avance que le genre masculin dans la langue française est le genre de base (p. 81). Une division entre les genres grammatical et sémantique est alors effectuée : le genre grammatical étant indiqué par un morphème, alors que le genre sémantique est indiqué par le référent sémantique. Ces derniers n’entretiennent pas toujours un lien direct. Par exemple, des mots épicènes (comme personne) vont être marqués d’un genre grammatical féminin ou masculin, mais réfèrent à des personnes de tous genres. L’accord de proximité est également traité, en passant par les règles du latin basées sur le statut animé ou inanimé des éléments pour ensuite survoler les diverses écoles de pensées en français. André Chervel prend alors clairement position : la féminisation du lexique ne pose pas problème, mais la féminisation de la morphologie et de la syntaxe du français nous condamne « à [nous] en prendre tôt ou tard à la structure même de la langue. Démasculiniser la langue française, c’est vouloir la détricoter » (p. 114).

Danièle Manesse s’intéresse ensuite à l’impact de ces nouvelles formes d’écriture sur l’acquisition de la langue. Elle se penche notamment sur l’utilisation des doublets et du point médian pour expliquer que l’écriture inclusive ajoute « un énorme surpoids de “lettres de visibilité féminine” » (p. 121). Or, l’écriture épicène, stratégie de neutralisation de la langue, viendrait pallier ce problème, mais n’est pas mentionnée ici comme solution. L’inconstance dans l’usage des différents procédés d’écriture inclusive (point médian et doublets) n’échappe pas à la critique; on dira que ces formes utilisées concurremment vont « à l’encontre de la stabilité du signe écrit dans le français standard et compliquent les procédures normales de la lecture, déjà si difficile à maîtriser » (p. 123).

Dans la troisième partie de l’ouvrage, on présente la situation de l’écriture inclusive dans des langues telles que l’anglais, l’allemand, le coréen ainsi que les langues arabes. On apprend donc qu’en anglais, deux types de solutions sont apportées pour rendre la langue plus inclusive : ajouter la marque du féminin ou neutraliser (p. 134). L’ajout de la marque du féminin équivaut à la définition d’écriture inclusive en français donnée dans cet ouvrage, soit, entre autres, par l’utilisation du point médian (p. ex. poet·ess). Quant à la neutralisation de la langue, un parallèle avec la polysémie de la forme masculine « neutre » en français est observé avec le morphème man dans des mots tels que mankind (p. 137). En dépit de cette apparente neutralité du masculin, plusieurs mots anglais dont le genre grammatical est déterminé par les morphèmes man et woman vont être modifiés pour devenir épicènes. Par exemple, salesman et saleswoman deviendront salesperson ou sales associate (p. 149). Le français n’ayant pas le même système d’accord, de telles modifications ne peuvent pas être calquées directement. Malgré tout, nous sommes en droit de nous demander en quoi l’argument du masculin « neutre » est-il réellement plus crédible en français qu’il ne l’est en anglais. Une chose semble claire : la stratégie de la neutralisation de la langue semble être mieux acceptée dans la langue de Shakespeare (et de Judith Butler). Le survol de la situation en anglais est également un parfait exemple que la langue évolue et qu’elle est créative. On pourra donc apprendre qu’au fil des années, de nouvelles formes ont émergé telles que le terme professorette, qui désignait une personne assistante de recherche et qui fut utilisé par l’Université de Berkeley dans les années 50 (p. 143) ou même, en allemand, l’utilisation de la barre sous la ligne afin d’indiquer une absence de genre dans un nom (p. ex. leher_innen, ce qui serait l’équivalent de professeur_s) [p. 165]. Le portrait des langues germaniques (anglais et allemand) nous rappelle également que le débat de l’écriture inclusive va au-delà des genres masculin et féminin. Le genre en dehors de la binarité est donc pris en compte, symbole de l’intersection des mouvements féministes et queer.

Le portrait du genre dans les langues arabes est très intéressant, puisqu’on peut voir que le genre ne s’exprime pas seulement par l’ajout de marqueurs morphologiques, mais qu’il peut également émaner d’un choix lexical (p. 178). On peut donc indiquer le féminin par l’ajout des suffixes -at et -a dans les noms propres comme Muawiyat ou Fatima (p. 178) ou par le choix de mots dont le genre grammatical est féminin. Toutefois, la présence des suffixes -at et -a n’est pas garante du genre du référent du mot. Par exemple, le nom khalifat (‘calife’) renvoie au genre masculin, et ce, malgré la présence du suffixe du féminin. En coréen, on apprend par ailleurs que le genre peut s’exprimer d’une manière similaire, c’est-à-dire que certains mots ne peuvent être utilisés pour désigner une personne de genre masculin ou féminin et que certains morphèmes indiquent le genre. Toutefois, dans les noms de métiers, on retrouve une similitude avec le français : leur genre de base est masculin, et l’ajout d’un morphème est nécessaire pour indiquer le féminin (p. 199), ce qui reviendrait à utiliser la formulation Madame le Président

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Le féminin et le masculin dans la langue : l’écriture inclusive en questions (2019) contient des informations importantes pour la compréhension des mécanismes de la langue touchés par l’innovation linguistique qu’est l’écriture inclusive, mais demeure malgré tout éminemment subjectif. Ainsi, contrairement à ce que son titre nous indique et à ce qui nous est annoncé en introduction[3], cet ouvrage ne contient pas que des questions sur le sujet. On tente parfois d’y forcer certaines réponses. Pour André Chervel, par exemple, la langue française ne serait pas sexiste, et les revendications de l’inclusivité linguistique constitueraient dès lors « un conflit sans grand intérêt autour de créations langagières qui visent à bouleverser la syntaxe et la morphologie de notre langue » (p. 90). Nous nous serions attendus à plus d’un livre rédigé par des spécialistes de la langue, d’autant plus qu’on sollicite trop rarement les linguistes dans ce débat où les préjugés linguistiques sont utilisés par tout un chacun (et toute une chacune) comme des arguments. Ainsi, la lecture de cet essai déçoit, dans la mesure où un parti pris plutôt conservateur parsème l’analyse de l’écriture inclusive et où l’on va jusqu’à ignorer les conclusions de certaines études connues en linguistique.

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Références

ACADÉMIE FRANÇAISE (2019). La féminisation des noms de métiers et de fonctions, [En ligne]. [http://www.academie-francaise.fr/sites/academie-francaise.fr/files/rapport_feminisation_noms_de_metier_et_de_fonction.pdf].

BORODITSKY, L., et W. PHILLIPS (2003). « Can Quirks of Grammar Affect the Way You Think? Grammatical Gender and Object Concepts », Proceedings of the Annual Meeting of the Cognitive Science Society, vol. 25, p. 928-933.

DAWES, E. (2003). « La féminisation des titres et fonctions dans la Francophonie : de la morphologie à l’idéologie », Ethnologies, vol. 25, no 2, p. 195‑213.

MANESSE, D., et G. SIOUFFI (éd.) (2019). Le féminin et le masculin dans la langue : l’écriture inclusive en questions, ESF sciences humaines.

OFFICE QUÉBÉCOIS DE LA LANGUE FRANÇAISE (2018). « Épicène, neutre, non binaire, inclusif », [En ligne], Banque de dépannage linguistique. [http://bdl.oqlf.gouv.qc.ca/bdl/gabarit_bdl.asp?id=5421].

VACHON-L’HEUREUX, P. (1992). « Quinze ans de féminisation au Québec : de 1976 à 1991 », Recherches féministes, vol. 5, no 1, p. 139‑142.

  1. Les auteurs et autrices qui ont contribué à l’ouvrage sont : Danièle Manesse, professeure émérite de sciences du langage à l’Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle, Gilles Siouffi, professeur de linguistique française à la Sorbonne Université, Bernard Colombat, professeur émérite d’histoire de la linguistique à l’Université Paris-Diderot, André Chervel, historien de l’éducation et agrégé de grammaire, Élise Mignot, professeure de linguistique anglaise à la Sorbonne Université, Peter Eisenberg, professeur émérite à l’Université de Potsdam et spécialiste de grammaire allemande, Leda Mansour, lectrice de langue à l’École normale supérieure de Paris et Joung Eun Rim, docteure en sciences du langage, chargée d’enseignement à l’Université d’Aix-en-Provence. [Retour]
  2. Il faut attendre en 1980, c’est-à-dire 345 ans après la fondation de l’Académie française par le cardinal de Richelieu, pour voir la première femme – l’écrivaine Marguerite Yourcenar – y faire son entrée. Au moment de la parution du présent article, 30 hommes et seulement 5 femmes y siègent. Notons que 5 fauteuils sont actuellement à pourvoir. [Retour]
  3. « Et c’est en tant que tels que les contributeurs de cet ouvrage se proposent ici d’argumenter, pour essayer de soustraire ce sujet, dans un premier temps, aux passions que les luttes pour la dignité des femmes dans nos sociétés peuvent susciter, et aux effets d’idéologie. » (p. 9) [Retour]

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