Les mots issus de noms propres: noms propres devenus communs
Des centaines de mots français, surtout des noms (mais aussi des adjectifs et des verbes), tirent leur origine de noms propres de lieux ou de personnes (réels ou imaginaires). Le phénomène des noms propres devenus communs n’est pas nouveau, comme en témoignent des mots anciens tels que truie (XIIe), qui remonte étymologiquement à Troie, dinde (début XVIIe), issu de poule d’Inde, et renard (milieu XIIIe), tiré du nom propre masculin Renart.
On sera peut-être étonné de constater combien ce phénomène des « emprunts » aux noms propres est répandu. Dans de nombreux cas, l’origine du mot est assez évidente, et à peu près tout le monde sait ou soupçonne que des noms comme cachemire, canari, berline, limousine et macédoine sont issus de noms propres de lieux, et que machiavélique et sadisme viennent des noms Machiavel (homme politique et écrivain florentin) et Sade (dit le Marquis) ; mais plusieurs ignorent que le mot masochisme (fin XIXe) vient du nom Sacher-Masoch, écrivain autrichien. De même, la plupart des locuteurs sont conscients du fait que les unités de mesure comme ampère, hertz, joule, newton ou volt tirent leur nom de celui de physiciens ; cependant, plusieurs ne savent pas que le mot barème vient du nom d’un mathématicien français du XVIIe siècle, François Barrême, et que la baïonnette doit son nom à la ville de Bayonne, où l’arme a d’abord été fabriquée.
Boycotter, guillotiner ou simplement limoger ?
Le boycottage, la guillotine et le limogeage sont trois mesures plus ou moins radicales prises à l’encontre d’un individu, d’un groupe, d’une entreprise, etc. Les trois mots nous viennent de noms propres.
Le boycottage – l’action de boycotter – est une forme de protestation qui consiste en un blocus, en une mise en quarantaine, bref en un interdit prononcé contre un individu, une entreprise, une organisation ou même un pays. Par extension, il peut s’agir aussi du refus de participer à un événement politique, sportif, culturel ou autre : le boycottage des élections. Le verbe boycotter (1880), emprunté à l’anglais to boycott, ne vient pas de la personne qui a imaginé cette mesure de représailles, mais plutôt de celle qui, la première, en fut l’objet : Charles Cunningham Boycott, grand propriétaire terrien en Irlande, mis en quarantaine par les fermiers de ses domaines, en 1880, parce qu’il refusait de baisser les loyers. Le verbe boycotter (comme l’anglais to boycott) s’est répandu dans l’usage dès 1880 grâce à la grande presse. Le nom boycottage a fait son entrée en français en 1881.
L’usage de la machine appelée guillotine est historiquement associé à la période révolutionnaire. Le mot guillotine (1790) a été créé, c’est assez connu, à partir du nom de Joseph-Ignace Guillotin, médecin et homme politique français qui, à défaut de l’avoir inventé, proposa cet instrument de supplice servant à trancher la tête et qui devait, en principe, abréger les souffrances du condamné. Le verbe guillotiner et les noms guillotineur (bourreau qui guillotinait) et guillotinage ont aussi été employés à partir de 1790. Depuis l’abolition de la peine de mort, la guillotine n’est évidemment plus en usage. Reste la fenêtre à guillotine, beaucoup moins meurtrière.
Alors que boycotter et guillotiner viennent de noms propres de personnes, le verbe limoger « destituer, relever de ses fonctions » est dérivé du nom de la ville de Limoges. Pourquoi ? En août 1914, au début de la Première Guerre mondiale, le général Joffre (commandant en chef des armées françaises), jugeant incapables et incompétents de nombreux généraux et hauts gradés de l’armée, les releva de leur commandement et les assigna à résidence à Limoges. C’est de cette mesure de disgrâce, de cette destitution collective, qu’est né le verbe limoger (1916). Le mot a d’abord été un terme d’argot militaire avant de passer dans l’usage commun. Son dérivé limogeage est attesté au cours des années 1930. Le limogeage est une sanction plutôt sévère, mais c’est, disons-le, une mesure moins draconienne (du nom de Dracon, législateur athénien d’une grande sévérité) que la guillotine !
« Bottin » et « calepin » entre guillemets
Voici encore trois noms communs de la langue courante issus de noms de personnes.
Le nom bottin (1867), employé comme nom commun, vient du nom de Sébastien Bottin, statisticien français qui a conçu les premiers répertoires professionnels à la fin du XVIIIe siècle. Le mot Bottin – encore compris comme un nom propre – s’est d’abord appliqué à ce type de répertoire, avant de servir, au cours du XXe siècle, à nommer (comme nom déposé cette fois) l’annuaire téléphonique édité par Bottin. Par extension, le terme bottin est utilisé de nos jours pour désigner familièrement un annuaire téléphonique. Et à peu près personne ne se souvient de Sébastien Bottin.
Le mot calepin, emprunté au XVIe siècle à l’italien calepino, vient du nom d’Ambrogio Calepino, grand savant et lexicographe italien mort en 1511. Ce mot (comme le mot calepino) a, jusqu’au XVIIe siècle, désigné un dictionnaire, puis s’est appliqué, en français, à un recueil de notes de taille beaucoup plus modeste qu’un dictionnaire, à un petit carnet qu’on peut glisser dans sa poche.
Enfin, le signe typographique appelé guillemet (1677) tient son nom du diminutif de Guillaume, « nom de l’imprimeur qui a inventé ce signe » : fermez les guillemets.
La foule, déjà survoltée, a été galvanisée par un discours chauvin
Les termes galvanisé et survolté ont tout (ou presque) pour faire bon ménage : ils viennent tous deux de noms de physiciens italiens et sont, dans l’usage courant, souvent employés au figuré et, par surcroît, dans des sens très voisins.
Le verbe galvaniser (fin XVIIIe) est tiré du nom de Luigi Galvani (1737-1798), médecin et physicien italien qui, vers 1785, découvrit par hasard l’« électricité animale ». À l’origine, galvaniser est un terme de physique signifiant « appliquer des courants électriques continus de basse tension (appelés courants galvaniques) à des organismes vivants[1] » : galvaniser une grenouille. Mais le verbe a aussi pris, dans l’usage courant du milieu du XIXe siècle, le sens métaphorique d’« animer », d’« enthousiasmer » ou de « donner une énergie soudaine » : ce but chanceux a semblé galvaniser l’équipe.
Le mot survolté vient, à l’instar des termes volt (vers 1875), voltage (1888) et voltmètre (1883), du nom d’Alessandro Volta (1745-1827), physicien italien à qui l’on doit la fabrication de la première pile électrique en 1800. Le verbe survolter (début XXe) et son dérivé survoltage sont des termes d’électricité servant à désigner le fait d’augmenter la tension électrique au-delà de la normale. Mais l’adjectif survolté (1938, du participe passé de survolter) a rapidement été employé au sens figuré de « mis en état d’excitation extrême » : une atmosphère survoltée.
Le nom et adjectif chauvin (1830) et son dérivé chauvinisme (1832) proviennent, quant à eux, d’un nom propre français, celui de Nicolas Chauvin, personnage de théâtre (fictif) représentant le type de soldat patriote et naïf de l’époque napoléonienne. Depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, le mot sert à qualifier une personne qui manifeste une forme de nationalisme fanatique ou une admiration exagérée et exclusive pour son pays, sa région, sa ville : un discours chauvin, une attitude chauvine. Si chauvin est d’origine française, le chauvinisme n’est pas un phénomène exclusif à ce pays. Voilà sans doute pourquoi on retrouve en anglais les termes chauvism et chauvinist (pour chauvin), empruntés au français vers la fin du XIXe siècle.
Aux poubelles de l’histoire !
Rien pourtant ne prédestinait Monsieur Poubelle à donner son nom à une boîte à ordures. Or le nom féminin poubelle (1890) vient du nom d’Eugène René Poubelle, préfet de la Seine dans les années 1880. M. Poubelle, constatant, avec un certain effroi, la malpropreté et l’insalubrité qui régnaient dans les rues de Paris, imposa par règlement (en janvier 1884) l’utilisation par les Parisiens d’un récipient destiné à recevoir leurs déchets. Ses concitoyens lui ont exprimé leur reconnaissance en appelant cette boîte à ordures « boîte à Poubelle », puis, dès 1890, poubelle tout court.
Malheureusement pour Monsieur le Préfet, le mot poubelle restera à jamais associé aux déchets, aux ordures, aux rebuts, enfin à toutes ces choses sans valeur que l’on rejette avec mépris : aux poubelles ! Ainsi, le mot est désormais employé au figuré pour désigner un lieu insalubre, un endroit où s’entassent les déchets de toutes sortes : ce terrain vague est une poubelle (lire « un dépotoir »). On parle aussi de plus en plus de télé poubelle, de radio poubelle, voire de presse poubelle, c’est-à-dire de médias au contenu pauvre et médiocre, qui exploitent des sujets racoleurs et dans lesquels, le plus souvent, on tient des propos provocateurs, diffamatoires – en un mot, « orduriers ».
Le renard et le robinet
Il n’y a pas grand-chose de commun entre l’animal nommé renard et le dispositif que nous appelons robinet, si ce n’est que les deux mots (eh oui, même robinet !) proviennent d’un nom propre d’homme donné, au Moyen-Âge, à un animal.
Le mot renard (XIIIe, orthographié renart jusqu’au début XVIe) vient du nom propre masculin Renart, nom donné à l’animal dans le Roman de Renart (XIIe et XIIIe siècles), série de récits dont le personnage central est le goupil Renart. Le grand succès de ces récits satiriques a permis à renard de s’imposer comme nom commun et d’éliminer l’ancien terme goupil. Le nom propre Renart vient, pour sa part, du francique Reginhart, formé de ragin « conseil » et de hart « fort ».
Pour ce qui est du mot robinet (début XVe) au sens de « fontaine où sort l’eau », c’est le diminutif de Robin, prénom employé comme surnom du mouton au XIVe siècle. Or, comme, à cette époque, l’extrémité du tuyau de fontaine (le robinet) était généralement ornée d’une tête de mouton, on l’a appelée robinet, soit « petit mouton ». Le lien entre le mot robinet et l’idée de « mouton » est depuis longtemps disparu.
- Plus tard (vers 1860), bien après la mort de Galvani, le verbe galvaniser a également pris le sens technique de « recouvrir un métal d’une couche de zinc pour le protéger contre l’oxydation » : une tôle galvanisée. [Retour]
Principales sources
Dictionnaire étymologique et historique du français, Paris, éditions Larousse, 2006.
Dictionnaire historique de la langue française, Paris, éditions Le Robert, 1994.
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