«Accorder les participes passés avec « avoir », ça ne devrait pas être si difficile, voyons!»
Que de fois ai-je entendu ce commentaire émis sur un ton un tantinet exaspéré de la part de gens hautement scolarisés et lettrés ! Ces gens ignorent sans doute que depuis plus de 50 ans, toutes les enquêtes montrent que l’accord du participe passé employé avec l’auxiliaire avoir constitue la première source d’erreurs grammaticales chez les francophones de tout âge. Si c’était si simple, on n’en serait pas là. Surtout que plusieurs recherches indiquent qu’il s’agit d’un des objets les plus travaillés au cours de la scolarité. À un colloque à Chicoutimi en 1995, le didacticien suisse Éric Genevay souffla : « Si nous, enseignants de français, avions été rémunérés selon le temps consacré à enseigner l’accord du participe passé employé avec avoir, nous serions tous millionnaires. » Et la salle d’applaudir. En effet, que de temps passé à l’école sur cet accord, jamais maitrisé par la majorité des scripteurs (Brissaud et Cogis). Dans les centres d’aide en français des collèges et des universités, n’y revient-on pas encore et encore ?
S’appuyant sur les sciences cognitives, la psycholinguistique et la linguistique, les recherches en didactique du français sur l’apprentissage de l’orthographe nous obligent à voir les choses autrement[1]. Inspirée par ces recherches, je voudrais montrer que la maitrise de cet accord nécessite un long apprentissage qui implique un très grand nombre de savoirs et de savoir-faire cognitifs qui doivent être suffisamment intégrés dans la mémoire du scripteur[2] pour pouvoir être mobilisés sans trop d’efforts.
Reconnaitre le verbe à un temps composé
Bon nombre d’étudiants universitaires ont encore du mal à reconnaitre un verbe à un temps composé. Dans les phrases qui suivent, de quel verbe s’agit-il, quel est l’auxiliaire (être ou avoir) et quel est le participe passé (désormais pp) ? (1) Elles n’avaient guère, durant toute leur enfance, été récompensées. (2) Ils ont été bien formés. (3) Fidèle, je l’ai été, avait-elle protesté ! (4) Elle n’a jamais pu savoir si quelqu’un avait retrouvé son manuscrit. (5) Nous avons beaucoup appris au cours de notre stage, même s’il y a eu un certain nombre de problèmes. L’auxiliaire peut être séparé du pp (comme dans les phrases 1 à 5), être composé de deux termes (1 et 2) et même combiner être et avoir. Rien n’est moins certain que la reconnaissance des verbes à un temps composé et la connaissance des auxiliaires de conjugaison soient sans failles au collégial et même à l’université : « Elles ont été, c’est être ou avoir, Madame ? », m’a demandé il y a peu une étudiante universitaire pas bête du tout.
Avoir conceptualisé la notion de complément direct du verbe
On nous a tous dit qu’il fallait poser la question Qui ? ou Quoi ? après le verbe pour trouver son complément direct (compl. direct du V). Alors pourquoi n’y arrive-t-on pas à tout coup ? Parce que cela ne suffit pas. Il faut avoir conceptualisé plusieurs notions grammaticales, c’est-à-dire pouvoir se les représenter à partir de toutes leurs caractéristiques et mobiliser cette représentation lorsque nécessaire ; il s’agit d’un processus complexe et couteux cognitivement, et qui dépasse de beaucoup la capacité de redire règle et définitions retenues à force de répétitions. Les mots complément (unité sous la dépendance d’une autre) et direct (non prépositionnel) doivent avoir été conceptualisés. On doit de plus connaitre la position canonique de tout complément en français (après l’élément complété), reconnaitre les formes d’un compl. direct du V qui conditionnent l’accord (un groupe nominal, un pronom personnel conjoint, le pronom relatif que) et connaitre celles de pronoms personnels toujours directs et indirects. Voilà pour les savoirs.
Pour les savoir-faire : outre les procédures habituelles pour déterminer si le verbe a une construction directe ou indirecte (Qui ? Quoi ? / À qui ? À quoi ? ou verbe + quelque chose ou à quelque chose, etc.), il faut utiliser la manipulation de remplacement par un pronom (pronominalisation), qui est la seule véritablement rigoureuse pour identifier tout compl. direct du V. Par la pronominalisation, on peut distinguer les formes directes des formes indirectes des pronoms réfléchis me/te/se/nous/vous (ex. : je me suis demandé -> j’ai demandé cela à moi : le pronom me est complément indirect, car sa pronominalisation exige une préposition) et le pronom relatif que de la conjonction, cela une fois trouvé l’antécédent des pronoms.
Identifier le genre et le nombre des noms et des pronoms
Une fois qu’on a trouvé l’unité qui est compl. direct du V, il faut dégager le noyau du groupe nominal ou repérer l’antécédent du pronom pour bien déterminer le genre et le nombre du nom donneur[3]. C’est alors que les traits morphologiques du nom seront donnés au receveur qu’est le pp d’un verbe conjugué à un temps composé. On aura fait l’accord.
Pas si facile ni si simple
Étant donné la complexité de cet apprentissage et le grand nombre de savoirs et savoir-faire qu’il exige, l’étude de la règle arbitraire de l’accord du pp employé avec avoir ne devrait commencer que tardivement dans la scolarité et se poursuivre sur plusieurs années. Avant la 8e année de scolarisation, on pourrait dire aux élèves que l’accord du pp avec l’auxiliaire avoir est tellement rare qu’il vaut mieux considérer le pp dans ce cas comme invariable. L’étude de Leroy et Leroy montre que sur un corpus de 2000 occurrences, il y a 89 % des cas où il n’y a pas d’accord. Le 11 % des occurrences où il y a accord s’explique dans la très grande majorité des cas par la présence des pronoms compl. directs du V : le, la, les et que, toujours antéposés au verbe.
L’automatisation de ces savoirs et savoir-faire ne sera possible que si l’enseignement se fait selon une démarche progressive plutôt que par répétition d’année en année – ce qui est généralement le cas actuellement –, car, nous l’avons vu, maitriser cet accord ne rime pas avec la capacité de répéter la règle connue par la très grande majorité des élèves de 14-15 ans.
Mais, on peut se poser la question : une réforme de l’orthographe ne devrait-elle pas considérer l’invariabilité du pp employé avec avoir, d’ailleurs en train de disparaitre à l’oral, comme cela fut proposé dans le grand projet de réforme de l’orthographe de… 1900 ?
- Il faut lire l’éclairante synthèse de deux spécialistes de l’enseignement de l’orthographe du français au primaire et au secondaire inférieur, Catherine Brissaud et Danièle Cogis, dans Comment enseigner l’orthographe aujourd’hui, Paris, Hatier, 2011. [Retour]
- Faut-il rappeler que l’enseignement de l’orthographe doit viser la compétence à orthographier correctement ses propres textes ? [Retour]
- Dans le cas d’unités non fléchies (un groupe du verbe à l’infinitif, par exemple), le masculin et le singulier sont les genre et nombre par défaut. Pour une présentation du système des accords donneur-receveur, voir la Grammaire pédagogique du français d’aujourd’hui sous la direction de S.-G. Chartrand, Boucherville, Graficor, 1999. [Retour]
Références bibliographiques
BRISSAUD, C., et D. COGIS (2008). « L’accord du participe passé. Reconsidérations d’un problème ancien à la lumière de données récentes sur l’acquisition », dans DURAND, J., B. HABERT et B. LAKS (éd.). Actes du Congrès mondial de linguistique française, Paris, Institut de linguistique française.
LEROY, J., et N. LEROY (1995). « La fréquence d’emploi des règles d’accord du participe passé », Enjeux, no 34, p. 81-89.
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