Les composantes d’une grammaire du texte
Jusqu’à présent, l’étude grammaticale à l’école a porté essentiellement sur le mot et sur la phrase. Munis de ces savoirs grammaticaux, les élèves devaient pouvoir écrire des textes grammaticalement corrects. Or, on le sait, un texte est bien autre chose qu’une suite de phrases grammaticalement correctes et ayant un sens intelligible. C’est une unité qui a ses propres lois dont certaines relèvent de son type (texte narratif, argumentatif…) et de son genre (conte, annonce publicitaire, fiche signalétique, éditorial, etc.) alors que d’autres relèvent de la grammaire, mais d’une grammaire du texte. Il est donc nécessaire de définir les règles de structuration d’un texte et de ce qui fait sa cohérence (Vandendorpe, 1995 ; Genevay, 1995).
Les quatre règles de cohérence du texte
Qu’est-ce qu’un texte ? Un texte est un ensemble structuré et cohérent de phrases véhiculant un message et réalisant une intention de communication.
Pour qu’un texte soit jugé cohérent par son destinataire, il faut qu’il obéisse à quatre règles.
- Il doit comporter un ou des éléments qui, d’une phrase à une autre, ou d’un passage à un autre, se répètent, constituent le fil conducteur du texte pour en assurer la continuité. Un texte comprend donc obligatoirement des reprises de l’information, par l’emploi de substituts[1].
- A contrario, un texte doit présenter des informations nouvelles pour avoir un intérêt communicatif. Si le texte consiste à répéter de différentes façons la même chose, on dira qu’il piétine, qu’il fait du sur-place et son intérêt sera faible, voire nul. Ce principe correspond à la règle de progression de l’information. Il y a différentes façons de faire progresser l’information, comme nous le verrons. Toutefois, un bon texte assure un équilibre entre le principe de continuité (répétition d’éléments) et celui de progression de l’information.
- De plus, pour qu’un texte soit considéré cohérent, il faut qu’il soit exempt de contradictions internes. Un passage ne peut pas apporter une ou plusieurs informations en contradiction avec ce qui est exprimé implicitement ou explicitement dans le même texte, car toute contradiction nuit à sa cohérence.
- Enfin, un texte qui présente des informations en contradiction avec les connaissances du monde du destinataire sera considéré comme incohérent. Par exemple, dans un récit réaliste se passant aux Tropiques, la faune, la flore et le climat doivent correspondre globalement aux données empiriques connues du lecteur (Moffet, 1993, p. 59 à 65).
Le nouveau Programme d’études propose de développer les connaissances explicites des élèves sur les principaux éléments qui constituent la grammaire du texte. Plusieurs sont déjà bien connus des élèves. Le temps et l’importance à accorder à chacun d’eux dépendront des élèves, de leurs acquis et de leurs lacunes. On procédera de la même façon que pour la grammaire de la phrase : observation, réflexion, apprentissage systématique des règles et des mécanismes, exercisation et mise en application guidée des nouvelles connaissances dans des textes.
Les marques graphiques d’organisation du texte
Tout texte de plus d’une phrase présente des marques extérieures qui visent à le faire reconnaître comme un tout. En général, un texte comporte un titre et souvent d’autres intitulés (sous-titre, sur-titre, intertitre), la plupart du temps sous la forme de phrases non verbales. La présence de ces marques aide souvent à caractériser le type et le genre de texte. Un autre facteur de différenciation d’un texte provient de sa disposition graphique (entre autres, la division en paragraphes) et du recours à divers procédés typographiques et d’illustrations. Une nouvelle journalistique, un article de vulgarisation scientifique, une publicité, un poème, un chapitre dans un manuel de géographie, un roman n’utilisent pas les mêmes ressources graphiques et typographiques.
On peut faire observer des textes disparates et les faire classer à partir de leur présentation graphique et typographique afin d’amener les élèves à saisir les différentes façons de présenter un texte pour susciter l’attention du lecteur en fonction de son genre et donc, de la situation de communication dans lequel il s’insère.
Découper un texte en paragraphes
Un élément important qui révèle l’organisation d’un texte est sans contredit le paragraphe. C’est un repère visuel important pour le lecteur. Le producteur du texte indique qu’une nouvelle articulation dans le texte mérite d’être soulignée, qu’on passe à autre chose. La division en paragraphes est une habileté qui s’acquiert ; elle doit être enseignée de façon explicite. Il ne suffit pas de dire aux élèves de faire des paragraphes, de découper leur texte, etc., pour qu’ils sachent comment le faire. Il est nécessaire de faire objectiver la nécessité de segmenter un texte en paragraphes et d’expliquer à partir de quels principes cela peut être fait.
Si l’on définit le paragraphe comme un espace de texte compris entre deux alinéas, on peut dire qu’il répond aux fonctions suivantes :
- permettre à l’oeil de se reposer et au lecteur d’enregistrer ce qu’il vient de lire ;
- faciliter la compréhension en signifiant que nous avons affaire à une unité de sens ;
- programmer la compréhension du texte en soulignant comment progresse l’information et en donnant des instructions pour la lecture ;
- inviter le lecteur à dialoguer avec le texte ; par exemple, à la lecture d’un paragraphe, le lecteur est amené à se poser une question ; la réponse pourra se trouver dans le paragraphe qui suit.
Une fois clarifié le rôle du paragraphe, que pouvons-nous dire de son fonctionnement ? On peut distinguer deux aspects :
- le paragraphe possède une cohérence de sens, c’est une unité de contenu ;
- il accuse généralement des traits distinctifs signalant son ouverture (organisateurs textuels, substituts pronominaux, etc.) et sa fermeture (phrase synthèse, termes récapitulatifs ou conclusifs, énoncé qui annonce une nouvelle articulation dans le développement, etc.).
Les organisateurs textuels
Parmi tous les marqueurs de relation, tels que définis dans le programme de 1980, certains ont pour fonction de révéler l’organisation du texte. Dans ce programme, on les a distingués et nommés des « organisateurs textuels ». Ce sont des phrases, des groupes de mots ou des mots qui indiquent l’organisation d’un texte. Ils annoncent un nouveau passage, résument, marquent une transition, concluent… Ils sont souvent placés au début ou à la fin d’un paragraphe. Ils peuvent indiquer que, dans une même séquence textuelle, on change de lieu, de temps, d’aspect traité, d’argument, etc., ou souligner explicitement qu’on change de sujet (en ce qui concerne… quant à…) ou encore indiquer qu’on veut clore le passage (enfin, en conclusion…). En ce sens, ils jouent un rôle discursif différent des marqueurs de relation ; ils interviennent sur des passages du texte qui sont présentés comme des unités cohérentes. Précisons qu’un même mot hors contexte peut tantôt jouer le rôle d’organisateur textuel, tantôt servir de marqueur de relation, par exemple donc (dans les deux cas, sa fonction syntaxique est d’être un coordonnant).
Différentes activités peuvent être menées pour amener les élèves à observer et à utiliser ces marques d’organisation du texte (Bessonnat, 1988 ; Blain, 1990a et b).
La reprise de l’information par l’emploi de substituts
On a dit qu’un texte doit reprendre des éléments pour que soit assurée sa continuité. Cependant, les standards stylistiques et des normes scolaires (grille de correction des épreuves) condamnent la répétition. Aussi faut-il enseigner aux élèves les différentes façons d’assurer la reprise de l’information sans nécessairement reprendre les mêmes mots et les mêmes structures. Plusieurs mécanismes de reprise existent ; il doivent être observés, reconnus et expérimentés.
Les élèves connaissent depuis longtemps le phénomène de pronominalisation, qui permet de reprendre ou rappeler un nom sans avoir à le répéter. Les pronoms sont les substituts les plus courants ; ils peuvent reprendre un GN, un GV, un Gadj et une P. Cependant, à l’écrit, la reprise par pronom est souvent difficile. Si elle n’est pas bien assurée, elle peut entraîner des ambiguïtés dans le texte. Le travail sur les pronoms (en 1re secondaire) doit permettre aux élèves de maîtriser l’emploi des pronoms comme substituts. Le phénomène de détermination du nom (par l’emploi d’un déterminant défini, indéfini, démonstratif, possessif, etc.) est aussi intéressant pour reprendre de l’information tout en la modifiant quelque peu : un citoyen –> tout citoyen ; l’entente –> cette entente (ici encore le travail sur les déterminants est d’autant plus nécessaire que ces mots jouent un rôle important dans la reprise de l’information).
La reprise d’éléments peut se faire aussi grâce à des changements lexicaux comme l’emploi de synonymes, de parasynonymes, de termes génériques ou spécifiques et de termes synthétiques (ce fait, ces facteurs, ces problèmes…). Enfin, le travail sur la dérivation lexicale est fondamental pour accroître le lexique des élèves, mais aussi pour les aider à assurer la reprise de l’information. On le voit, travail sur le lexique et travail en grammaire du texte se conjuguent.
La progression de l’information : notions de thème et de propos
Il peut être intéressant de comprendre comment un texte progresse par un apport successif d’informations de phrase en phrase. Les nouvelles informations apportées se nomment « propos ». Dans chaque phrase, on peut distinguer un thème, qui est de l’information reprise, déjà connue, du propos. On appelle « progression thématique » la façon dont l’information progresse dans un texte (Genevay, 1994).
Il y a plusieurs façons de faire progresser un texte, donc plusieurs types de progressions thématiques. Les connaître permet de dégager le plan d’une partie ou de la totalité d’un développement dans un texte. Les textes descriptifs et explicatifs procèdent souvent selon une progression où un thème est développé par plusieurs phrases présentant les différents aspects du thème (Blain, 1990a et b ; Combettes, 1980 ; Genevay et al., 1987).
Pour maintenir une progression constante de l’information, il arrive que le scripteur utilise des formes de phrases qui modifient la répartition de l’information. Par exemple, après une phrase active où l’information nouvelle se trouve dans le GV, le recours à une phrase passive permet de reprendre l’information du propos de la phrase précédente et de le mettre en position de thème dans le groupe sujet de la phrase qui suit pour assurer une meilleure continuité. Les phrases emphatiques ont pour conséquence de mettre en position de thème des éléments qui autrement seraient en position de propos. Par contre, les phrases impersonnelles et à présentatif mettent l’accent sur le propos. On peut sensibiliser les élèves aux possibilités qu’offrent les différentes structures de phrases dans la perspective de la répartition de l’information dans un texte. Cette sensibilisation en 4e et 5e secondaire doit se faire par l’observation de ce phénomène dans les textes travaillés en classe au moment du travail de reconstitution de l’organisation des textes, en lecture.
Le système verbal : un facteur important pour la cohérence du texte
En dehors du phénomène traditionnellement nommé « concordance des temps », qui renvoie uniquement aux rapports temporels et modaux des verbes à l’intérieur d’une phrase, l’utilisation adéquate des temps et modes verbaux est un phénomène essentiellement textuel. Le système verbal est un des aspects de la gestion verbale (les autres étant la chronologie, l’aspect sous lequel le processus est décrit et la modalisation). On distingue deux grands ensembles dans le système verbal en français : celui du récit d’événements passés (celui des textes de type narratif qui, généralement, utilisent une combinaison de temps du passé — passé simple, imparfait, passé composé, etc.) et celui dit du discours (qui correspond aux textes courants, où ce qui est dit est contemporain de l’énonciation). Le système verbal joue un grand rôle dans la cohérence d’un texte : il permet de situer ce qui est dit par rapport au moment de l’énonciation et de la réception.
La notion de point de vue et l’expression de la modalisation
La notion de point de vue est délicate, mais elle est centrale pour l’analyse des textes. Toute personne qui écrit un texte se situe comme producteur ou énonciateur dans son texte. Elle indique comment il faut interpréter le contenu du texte, comment il faut la considérer en tant que productrice de texte (elle donne une image de soi) et comment elle se situe par rapport au destinataire de son texte (position d’égalité ou d’inégalité) ; tous ces éléments constituent le point de vue adopté par elle.
On pourrait faire une typologie des genres de textes à partir du type de point de vue adopté par l’énonciateur. La démonstration mathématique, par exemple, serait à un bout du continuum qui se terminerait par un poème engagé écrit à la première personne. Ainsi, l’énonciateur peut complètement s’effacer, n’interpeller aucun destinataire dans son texte (point de vue distancié), comme il peut être très présent et interpeller fortement son destinataire (point de vue engagé). On dit couramment qu’il adopte un « ton neutre » dans le premier cas et un « ton engagé » dans le second. La langue offre plusieurs ressources pour l’expression du point de vue : l’emploi de pronoms nominaux (je, nous, tu, vous, on) et un ensemble de marques dites de modalité (Chevalier, 1995).
La modalisation : une opération langagière des plus courantes
La modalisation est une opération langagière qui permet à l’énonciateur d’exprimer son point de vue. Cette opération est réalisée à l’aide de plusieurs ressources langagières :
- l’emploi d’un vocabulaire (nom, adjectif, verbe) expressif (connoté) vs neutre (dénoté) ;
- l’emploi particulier d’adverbes (heureusement ; sans doute ; peut-être…) ;
- l’emploi d’auxiliaires de modalité (pouvoir ; devoir ; falloir ; sembler…) ;
- l’emploi de temps verbaux (conditionnel et futur antérieur) ;
- certains emplois de structures de phrases : construction impersonnelle (il est certain que), subordonnée complétive, phrase infinitive ;
- certains emplois des types de phrases non déclaratives (interrogative, exclamative, impérative) ;
- l’emploi d’expressions modalisatrices (pour ma part ; personnellement ; à mon avis ; selon certains observateurs ; d’après lui ; à mon point de vue ; pour ces gens ; à ce qu’on dit…).
Savoir intégrer des discours rapportés
L’énonciateur juge souvent opportun de faire appel à du discours rapporté, c’est-à-dire à l’intégration de fragments de textes ou discours produits à l’extérieur de son propre texte. La tradition grammaticale retient le discours direct, le discours indirect et le discours indirect libre (dans les textes littéraires surtout).
Ces fragments de texte empruntés prennent différentes formes : dialogue ou monologue dans un récit ; citation ; mot entre guillemets pour indiquer sa provenance étrangère à l’énonciation en cours ; modalisation d’un autre discours (Jean a réussi, à ce que l’on dit.) et référence à un énonciateur collectif (L’histoire nous apprend que… Ce débat fait la une des journaux depuis des semaines.)
L’intégration de discours rapportés dans un texte pose de nombreux problèmes relevant de la syntaxe et de l’organisation de la cohérence du texte. Aussi faut-il les faire observer dans les textes explicatifs et argumentatifs où ils sont particulièrement nombreux pour amener les élèves à les utiliser adéquatement (Blain, 1990b ; Genevay et al., 1987).
Enseigner la grammaire du texte constitue un nouveau défi pour les enseignants du secondaire. Cependant, on compte déjà sur un certain nombre d’études didactiques et d’exemples d’activités d’apprentissage particulièrement intéressants. C’est pourquoi nous avons jugé important de proposer ici une brève bibliographie[2].
- Le programme du secondaire a utilisé le terme « substitut » pour reprendre la notion « mot de substitution » utilisée dans le programme du primaire de 1994. Cette notion a plusieurs appellations. J. Giasson, dans ses ouvrages sur la lecture, emploie le terme « référent ». En linguistique, le mot le plus courant est « anaphore ». Retour
- Pour un traitement pédagogique de la grammaire du texte, voir CHARTRAND, Suzanne-G., Denis AUBIN, Raymond BLAIN, Claude SIMARD, Grammaire pédagogique du français d’aujourd’hui, Boucherville, Graficor, 1999, 397 p. Retour
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
BESSONAT, Daniel. « Le découpage en paragraphes », Pratiques, no 57, 1988, p. 81-105.
BLAIN, Raymond. Guide d’écriture, Boucherville, Graficor, 2e édition, 1990a, 174 p.
BLAIN, Raymond, Danielle FERLAND, Diane LAVOIE et Lise RAYMOND. Pratiques d’écriture — Cahier C, Boucherville, Vézina édition, 1990b, 160 p.
CHEVALIER, Gisèle. « Pour une grammaire des opérations langagières : l’exemple de la modalisation », dans Pour un nouvel enseignement de la grammaire, coll. sous la dir. de Suzanne-G. Chartrand, Montréal, Les Éditions Logiques, 1995, p. 167-192.
COMBETTES, Bernard, Jacques FRESSON et Roberte TOMASSONE. De la phrase au texte 3e et Guide pédagogique 3e, Paris, Delagrave, 1980.
GENEVAY, Éric. Ouvrir la grammaire, Lausanne, Montréal, LEP — La Chenelière, 1994, 274 p.
GENEVAY, Éric. « S’il vous plaît… invente-moi une grammaire ! » dans Pour un nouvel enseignement de la grammaire, coll. sous la dir. de Suzanne-G. Chartrand, Montréal, Les Éditions Logiques, 1995, p. 51-82.
GENEVAY, Éric, Bertrand LIPP et Gilbert SCHOENI. Français 9e, Notes méthodologiques, Département de l’Instruction publique et des cultes du canton de Vaud, Lausanne, Éditions LEP, 1987, 271 p.
MOFFET, Jean-Denis. Je pense donc j’écris, Saint-Laurent, ERPI, 1993, 137 p.
VANDENDORPE, Christian. « Au-delà de la phrase : la grammaire du texte » dans Pour un nouvel enseignement de la grammaire, coll. sous la dir. de Suzanne-G. Chartrand, Montréal, Les Éditions Logiques, 1995, p. 83-105.
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