Analyser un dialogue théâtral
Comment analyser un dialogue de théâtre ? La multiplicité des points de vue, le caractère discontinu du texte ou les marques du langage oral sont difficiles à aborder avec les instruments traditionnels de l’analyse stylistique. Le professeur contournera souvent cette difficulté en proposant une tirade ou des répliques substantielles. Pourtant, la scène dialoguée est généralement aussi cohérente, aussi riche de sens et, parfois, plus fascinante à approfondir que ces derniers.
La notion d’acte de langage (grammaire de l’énonciation), combinée à celle des types de phrases, fournit un outil d’analyse indispensable puisque, dans les textes de ce genre, c’est par leurs paroles, directement, que les personnages agissent. En abordant l’étude du dialogue par la piste de l’énonciation, on numérotera donc clairement les différentes répliques des personnages, pour ensuite tirer profit de la grammaire de la phrase et examiner la cohérence textuelle.
On analysera la deuxième scène du troisième acte de Dom Juan de Molière, souvent appelée « la scène du Pauvre ». Cette scène met en présence le personnage éponyme de la pièce et un personnage complètement opposé tant dans la hiérarchie sociale qu’aux points de vue éthique et idéologique, dont c’est la seule apparition dans la pièce. Elle ne joue aucun rôle dans l’intrigue, mais sa signification est fondamentale, d’où l’intérêt d’une analyse textuelle.
Répliques | Actes de langage et grammaire de la phrase | |
R1 | SGANARELLE. Enseignez-nous un peu le chemin qui mène à la ville. | Demande d’information (verbe enseigner) à valeur d’intimation (P impérative) |
R2 | LE PAUVRE. (1) Vous n’avez qu’à suivre cette route, messieurs, et détourner à main droite quand vous serez au bout de la forêt. (2) Mais je vous donne avis que vous devez vous tenir sur vos gardes, et que depuis quelque temps, il y a des voleurs ici autour. |
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R3 | D. JUAN. Je te suis bien obligé, mon ami, et je te rends grâce de tout mon coeur. | Remerciement (locution verbale rendre grâce et P déclaratives) |
R4 | LE PAUVRE. Si vous vouliez, monsieur, me secourir de quelque aumône. | Requête (auxiliaire vouloir et subordonnée conditionnelle) |
R5 | D. JUAN. Ah ! Ah ! ton avis est intéressé, à ce que je vois. | Assertion qui juge les deux répliques du Pauvre (P déclarative et interjections) |
R6 | LE PAUVRE. (1) Je suis un pauvre homme, monsieur, retiré tout seul dans ce bois depuis dix ans, et (2) je ne manquerai pas de prier le Ciel qu’il vous donne toute sorte de biens. |
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R7 | D. JUAN. Eh ! prie-le qu’il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres. | Rejet et raillerie (P impérative et interjection) |
R8 | SGANARELLE. (1) Vous ne connaissez pas monsieur, bon homme, (2) il ne croit qu’en deux et deux sont quatre, et en quatre et quatre sont huit. |
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R9 | D. JUAN. Quelle est ton occupation parmi ces arbres ? | Demande d’information (P interrogative) |
R10 | LE PAUVRE. De prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose. | Don d’information (P déclarative) (elliptique) |
R11 | D. JUAN. Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise ? | Négation de la justification du Pauvre (R6-1), accusation de mentir (auxiliaire pouvoir et P négative), demande d’une nouvelle justification (P interrogative) |
R12 | LE PAUVRE. Hélas, Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde. | Constat (P déclarative) |
R13 | D. JUAN. (1) Tu te moques, (2) un homme qui prie le Ciel tout le jour ne peut pas manquer d’être bien dans ses affaires. |
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R14 | LE PAUVRE. Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n’ai pas un morceau de pain à mettre sous les dents. | Assertion forte (verbe assurer et P déclarative) |
R15 | D. JUAN. [(1) Voilà qui est étrange, et (2) tu es bien mal reconnu de tes soins ; (3) ah ah, je m’en vais te donner un louis d’or tout à l’heure pourvu que tu veuilles jurer. |
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R16 | LE PAUVRE. Ah ! monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ? | Demande d’information dans le but que Don Juan se questionne quant à la gravité du geste demandé (verbe vouloir et P interrogative) |
R17 | D. JUAN. (1) Tu n’as qu’à voir si tu veux gagner un louis d’or ou non, (2) en voici un que je te donne si tu jures. (3) Tiens : il faut jurer. |
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R18 | LE PAUVRE. Monsieur… | Supplication (mot mis en apostrophe) |
R19 | D. JUAN. À moins de cela tu ne l’auras pas. | Mise en supplice (P déclarative négative) |
R20 | SGANARELLE. (1) Va, va, jure un peu, (2) il n’y a pas de mal. |
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R21 | D. JUAN. Prends, le voilà, prends, te dis-je, mais jure donc. | Injonctions insistantes (P impératives) |
R22 | LE PAUVRE. (1) Non, monsieur, (2) j’aime mieux mourir de faim. |
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R23 | D. JUAN. (1) Va va, (2) je te le donne pour l’amour de l’humanité. (3) Mais que vois-je là, un homme attaqué par trois autres ? (4) La partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté. MOLIÈRE, Dom Juan, acte III, scène 2 |
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La piste de l’énonciation
Le premier cadre de l’énonciation est marqué par les didascalies, qui rappellent qu’un auteur, Molière, s’adresse à ses lecteurs dans la perspective d’une mise en scène ; ces informations se réduisent aux noms des personnages, mais elles permettent d’observer l’allure du dialogue : vingt-trois répliques très brèves. À l’intérieur de ce cadre théâtral, le dialogue constitue une véritable situation d’énonciation : il précise le contexte spatio-temporel et révèle les personnages, leur situation sociale, leur vision du monde. Il montre surtout à quel point le langage est un moyen d’agir sur autrui.
Contexte spatio-temporel
La scène débute par une demande d’information de la part de Sganarelle sur la route à suivre pour sortir de la forêt ; la deuxième réplique renvoie précisément à ces lieux où l’action se passe et que le Pauvre connaît. La dernière réplique comporte aussi un marqueur de lieu, « là », qui établit un lien avec l’information du début.
Les temps verbaux renvoient surtout à la situation présente, mais le passé et le futur proches sont tous les deux évoqués, soit par des marqueurs de temps : « depuis quelque temps » (R 2), « tout à l’heure » (R15), soit par le temps verbal : « vous serez » (R2).
Relations entre les acteurs
Le dialogue révèle les rapports sociaux entre les personnages. Don Juan s’adresse au Pauvre en le tutoyant. Sauf dans sa première réplique, il l’interpelle sans le nommer dans des phrases où domine le tu provocateur. Sganarelle ne se désigne jamais (aucune marque de la première personne). Il ne s’adresse qu’au Pauvre, qu’il vouvoie dans ses deux premières répliques, puis qu’il tutoie dans la dernière où il l’incite à jurer. Il relaie alors Don Juan, dont il ne partage pas les valeurs mais dont il dépend comme valet. Quant au Pauvre, il utilise constamment l’apostrophe de politesse et, sauf dans sa première réplique, il ne s’adresse qu’à Don Juan, qu’il appelle toujours Monsieur. Quand il est contraint à se justifier, il emploie le pronom je. Seules ses répliques portent les marques de la première personne et présentent un aspect affectif.
Pour comprendre la relation entre les interlocuteurs et le sens qu’y attache Molière, il faut toutefois examiner les répliques comme actes de langage. Ceux-ci s’appuient principalement sur les verbes et sur les types de phrases.
Les actes de langage et la grammaire de la phrase
Il est intéressant de noter qu’il n’est véritablement question dans la scène que d’actes de langage. Les verbes principaux dénotent ces actes : à l’ordre « enseignez-nous » proféré par Sganarelle, le Pauvre s’exécute, mais, en plus,« donne avis » ; Don Juan « rend grâce », mais, après la demande d’aumône, interprète cet « avis » ; la discussion qui suit, et qui constitue l’action de la scène, porte sur deux actes de langage, prier et jurer, dont l’opposition traduit le conflit de valeurs que Molière veut mettre en évidence.
La succession des répliques établit graduellement un rapport de force. Dès la première réplique, Sganarelle demande une information au moyen d’une phrase impérative ; son ordre est atténué (de la même manière qu’à la réplique 20) par l’adverbe un peu, ce qui traduit peut-être l’inconfort de sa position comme porte-parole de Don Juan. Mais cette première phrase donne le ton en imposant une action au Pauvre. Ayant fourni renseignement et mise en garde, celui-ci s’attend sans doute à plus que des bonnes paroles de la part du noble ; il s’enhardit donc à demander l’aumône, utilisant un conditionnel empreint de timidité : « Si vous vouliez ». Le choix que fait Molière de la requête n’est pas innocent : il met en évidence la situation défavorable du Pauvre, mais il suppose surtout que l’interlocuteur ne veut pas jouer ce rôle spontanément. Les répliques suivantes confirment cette réticence puisque Don Juan, plutôt que de répondre à la demande, porte un jugement sur le comportement du Pauvre en l’accusant d’avoir donné un « avis intéressé ». Son attitude provocatrice se développe à partir de la réplique suivante du Pauvre, qui promet de lui attirer les faveurs du Ciel en échange de l’aumône. Dès lors, Don Juan s’applique à démystifier le pouvoir de la prière. Il se sert du dialogue pour conduire sa démonstration logique en manipulant le Pauvre. Il passera de la phrase impérative, méprisante (réplique 7) à l’interrogative (répliques 9 et 11) puis à la déclarative, généralisante et négative (réplique 13) ; les réponses du Pauvre nourrissent ses arguments et sa raillerie. C’est particulièrement évident dans la réplique qui suit l’assertion généralisante, rendue ironique par la négation (« un homme qui prie le ciel tout le jour ne peut pas manquer d’être bien… ») : en l’assurant de sa situation misérable, le Pauvre présente à Don Juan la conclusion qu’il attendait. Cette partie de l’échange est une véritable argumentation dialogique.
Ayant prouvé l’inutilité de la prière, Don Juan offre son aumône au Pauvre à condition qu’il jure. Le dialogue prend un autre tour, plus dramatique, marqué par des phrases brèves, la succession des impératives chez Don Juan et Sganarelle. C’est l’incitation, la pression qui dominent. Le Pauvre, de son côté, par une phrase interrogative, cherche à susciter un questionnement chez Don Juan. Puis, dans la seule apostrophe « Monsieur », qu’on peut interpréter comme une supplication, il montre sa désapprobation, peut-être son hésitation face au dilemme. Mais il résiste à la tentation et refuse la proposition.
La réaction de Don Juan constitue la chute surprenante et significative de la scène. Sa réplique comporte deux volets : Don Juan s’adresse d’abord au Pauvre en justifiant le revirement de sa position (il le fait « pour l’amour de l’humanité »), puis il renvoie à une tout autre situation (« que vois-je là ») et se sent dans l’obligation morale d’intervenir : « je ne dois pas souffrir cette lâcheté » justifie le geste qu’il s’apprête à faire en secourant un homme attaqué par trois autres. Les deux justifications doivent évidemment être interprétées conjointement, en fonction d’une valeur éthique.
La grammaire du texte
Composé d’une succession de répliques d’émetteurs différents, le dialogue théâtral présente un mode de progression particulier ; c’est l’interaction entre les personnages et les reprises d’une réplique à l’autre qui en révèlent la structure et la progression.
Les trois premières répliques constituent une sorte d’introduction, une situation initiale où chaque personnage intervient au sujet de la route à suivre dans la forêt. La dernière clôt le dialogue en renvoyant à une action qui se passe dans ce lieu et qui confirme l’avis donné au début par le Pauvre : l’adverbe « là » reprend le « ici autour » de la seconde réplique.
La première partie du dialogue est marquée par l’argumentation ironique de Don Juan, que souligne l’organisateur logique « donc » (R11). Or, elle tire son unité de la reprise d’une expression clé, « prier le ciel », que chacun des personnages utilise deux fois. La prière est cependant associée au don, et c’est ce lien que Don Juan exploite dans son argumentation : le Pauvre prie le Ciel qu’il « donne » biens et prospérité à ceux qui lui « donnent » l’aumône (plutôt que de le prier pour lui-même). Le verbe est d’abord utilisé par le Pauvre qui « donne avis » (R2), puis il est repris dans six autres répliques par les deux protagonistes. Sauf pour l’avis, il s’agit de biens matériels : « toutes sortes de biens » (R6), « un habit » (R7), « quelque chose » (R10). Dans la seconde partie de la scène, il s’agit du louis d’or offert par Don Juan (R 15, R17, R23).
Caractérisée par la valeur injonctive des répliques, cette partie acquiert aussi son unité par les reprises. Le groupe nominal « un louis d’or » est utilisé deux fois et repris par des pronoms « je te le donne ». Mais le don est cette fois associé à l’acte de jurer. Ce verbe est utilisé cinq fois à partir de la 15e réplique et repris par un générique (« péché »).
Toute la scène repose donc sur la notion d’aumône, de don de biens matériels ; mais elle progresse à partir d’actes de langage qui s’appuient d’abord sur la prière, ensuite sur le juron, vus dans une perspective d’échange. L’interaction entre les personnages montre un renversement de la situation : Don Juan atteint son but dans l’argumentation logique, mais il ne réussit pas à faire jurer le Pauvre.
Le dialogue met donc en lumière un conflit de valeurs doublé d’un rapport de classes : la foi du Pauvre contre le rationalisme du noble libertin. Chacun échoue sur le plan de l’autre, quoique le renversement de la scène annonce l’échec final de Don Juan face au ciel.
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