Rapport à la scolarité et représentations de l’écrit: intervenir auprès des élèves en difficulté en connaissance de cause
L’évaluation de travaux écrits est une dimension importante de la profession enseignante, toutes disciplines confondues. À un moment ou un autre de leur carrière, tous les enseignants et enseignantes vivent des frustrations, de la colère et du découragement devant des travaux de piètre qualité, laborieux à lire et à corriger, et ce, notamment en raison de la faiblesse du français écrit de certains étudiants. Or, la réussite des études postsecondaires repose pour une grande part sur le développement de compétences scripturales, les risques d’abandon des études étant élevés chez les étudiants ayant les plus bas niveaux de littératie (Sauvé et autres, 2007). Les établissements scolaires en sont bien conscients et proposent diverses mesures de soutien, dont les centres d’aide en français écrit. Si l’accent y est souvent mis sur l’apprentissage de la norme écrite, le rapport des étudiants à la scolarité et à l’activité scolaire de même que les représentations de l’écriture qu’ils entretiennent font rarement l’objet d’une attention particulière. Ces facteurs sont pourtant à la source de bien des comportements qui nuisent à la réussite des élèves. S’ils comprenaient bien ces deux sources d’écueil, les enseignants de toutes les disciplines pourraient jouer un rôle plus actif dans le soutien apporté à ceux et celles qui éprouvent le plus de difficultés. L’objectif du présent article est de mettre en lumière le rapport à la scolarité de ces étudiants et de proposer des pistes d’interventions pédagogiques visant à réduire l’intensité du choc entre deux cultures, celle de l’institution scolaire et celle de l’élève.
Écrire : un acte complexe
Comme enseignant ou enseignante, nous lisons et nous écrivons tous les jours. Nous en oublions même parfois qu’écrire ne va pas de soi : il s’agit d’une tâche complexe qui engage toute la personne (Paradis, 2012). Écrire, c’est d’abord un acte de communication. Cela suppose un contexte de production, un média, un destinataire, une intention d’écriture. Cela implique également un message à communiquer, ce qui nécessite la mobilisation de connaissances sur le sujet, mais aussi sur la langue et sur le genre de texte à produire. L’accumulation de ces connaissances ne suffit pas : il faut par ailleurs gérer simultanément de nombreux processus cognitifs, nécessaires à la planification, à la mise en mots et à la révision – gestion qui s’avère particulièrement difficile en contexte d’apprentissage, car la mémoire de travail est rapidement surchargée (Piolat, 2004). Enfin, écrire, c’est encore davantage. C’est l’engagement affectif d’une personne dans une pratique langagière sociale propre à une culture donnée (Bautier, 2001; Barré-De Miniac, 1995). Pour que cet engagement ait lieu, il faut à la fois comprendre la culture dans laquelle s’inscrit cette pratique et vouloir l’adopter.
Le rapport à la scolarité des étudiants en difficulté
Bauthier et Rochex (1997), de l’équipe d’ESCOL (Éducation, Scolarisation), travaillent en France auprès d’élèves en difficulté du primaire et du secondaire, souvent issus de milieux défavorisés. Ils observent, entre ces élèves et l’institution scolaire, un certain nombre de malentendus qui tirent leur origine du rapport que les étudiants entretiennent avec la scolarité, la tâche et les savoirs. Les chercheurs constatent que ces élèves se trouvent souvent en situation de décalage par rapport aux exigences des établissements d’enseignement quant aux comportements attendus, ce qui nuit à leur réussite. Ainsi, la scolarité est le plus souvent perçue comme une course à obstacles vers un futur métier dont ils n’ont qu’une vague idée. Ayant une vision floue de leur avenir, ils peinent à donner de la pertinence aux savoirs à acquérir et maintiennent difficilement leur motivation lorsque surgissent des embuches (Eccles et Wigfield, 2002). Contrairement à d’autres, ils n’accordent pas à la scolarité une finalité de développement personnel qui leur permettrait de tirer parti de leurs cours. Ils attendent en quelque sorte que leurs études se terminent pour commencer leur « vraie » vie d’adulte. Cette conception dicte tous leurs comportements scolaires, dont le temps consacré à l’étude et aux travaux.
Leur rapport à la tâche et à l’activité scolaire s’avère également problématique. D’une part, ils possèdent une vision limitée de ce que veut dire « être un bon élève » : c’est celui qui fait les tâches scolaires demandées et qui respecte les rituels de classe. Cette perception a pour conséquence directe de limiter leur investissement intellectuel à ces comportements superficiels (Bauthier et Rochex, 1997). Ces étudiants font preuve de peu d’autorégulation, ils sous-estiment le travail intellectuel nécessaire à la réussite de leurs cours et, conséquemment, ils dépendent de l’encadrement de l’enseignant. Devant un échec, ils ont tendance à rejeter la faute sur ce dernier, estimant que les consignes n’étaient pas suffisamment claires ou que la correction était trop sévère. Ainsi, comme ils endossent rarement la responsabilité de leur insuccès, ils ne peuvent pas comprendre ce qui, dans leur comportement, les a placés dans cette situation, et ils ne sont pas en mesure de le modifier.
Les représentations de l’écriture et des savoirs langagiers
Les étudiants en difficulté se construisent souvent de mauvaises représentations de la tâche d’écriture, dont ils sous-estiment en général la complexité (Barré-De Miniac, 2000). Pour bon nombre d’entre eux, écrire un texte, c’est transcrire sa pensée à l’écrit. Nul besoin de planification, les idées sont déjà là et le bon scripteur écrira son texte du premier coup : il lui suffira de bien comprendre la matière en classe. En conséquence, ces étudiants planifient peu leur texte, alors qu’ils auraient justement besoin de le faire. Leurs expériences passées tendent à confirmer ces représentations, les textes à écrire ayant été plus courts et plus simples pendant leurs études secondaires. Non seulement plus complexes et plus longs, les textes à rédiger au collégial sont généralement aussi de genres méconnus : rapport de stage, dissertation critique, résumé d’article scientifique, etc. Parce qu’ils sous-estiment la tâche, ils ne cherchent pas à clarifier les caractéristiques de ces genres et se contentent de deviner celles-ci à travers les consignes.
De plus, les élèves ont souvent une représentation étroite de ce que veut dire « réviser un texte ». Pour eux, la révision consiste essentiellement en la correction des erreurs d’orthographe, parfois de certaines erreurs de syntaxe et de vocabulaire, au détriment des autres aspects de leur texte. Ils ne font guère de réécriture, même si, dans certains cas, ils ont le sentiment que leur texte ne correspond pas tout à fait aux consignes demandées – comme s’ils étaient prisonniers de ce qu’ils avaient déjà écrit. S’ils utilisent un logiciel de correction, ils en exploitent peu les possibilités, encore une fois à cause de leur représentation restreinte de la révision. Enfin, ils attendent à la dernière minute pour écrire, se retrouvant alors en surcharge cognitive. Résultat : non seulement leur texte est-il de moindre qualité, mais le nombre d’erreurs de distraction explose rapidement.
Il n’y a pas que la tâche d’écriture qui soit source de malentendus. L’observation de leur rapport aux savoirs, et en particulier aux savoirs langagiers, constitue une piste intéressante pour comprendre les difficultés des étudiants (Bautier et Rochex, 1997). Comme ces derniers se projettent peu dans leur futur métier, ils peinent à donner une signification aux savoirs décontextualisés, comme c’est le cas dans les cours plus théoriques. Ils ont besoin que l’enseignant ou l’enseignante établisse des liens clairs avec la pratique ou avec d’autres contenus, car ils n’y parviennent pas eux-mêmes. Et quand il s’agit de savoirs fortement contextualisés, les élèves n’effectuent pas toujours les généralisations nécessaires : ce qu’ils ont appris à travers la réalisation d’un projet, par exemple, risque de rester lettre morte si l’enseignant ne les aide pas à cibler et à nommer les apprentissages en cause. Forcément, ils peinent à organiser et à structurer les objets de leurs disciplines, font peu de liens entre leurs cours, anticipent peu sur le contenu à venir et ne perçoivent pas toujours l’utilité de certains apprentissages (Eccles et Wigfield, 2002) – en particulier lorsque ces derniers ne sont pas perçus comme indispensables au quotidien. Tous ces comportements, ces conceptions affectent directement le contenu des travaux écrits, qui apparaissent mal structurés et où l’information progresse peu ou mal. Enfin, ils ont également tendance à ne pas établir de liens entre leur discipline et la langue. De leur point de vue, les savoirs langagiers sont secondaires et n’ont qu’une fonction : communiquer un message. Ces étudiants ne sont pas sensibles à l’effet de la langue sur le message et peinent à adopter une posture distanciée par rapport à la langue, de façon à pouvoir analyser celle-ci comme un objet extérieur à soi (Lahire, 1993).
Intervenir pour modifier des représentations erronées
L’examen du rapport à la scolarité, en particulier le rapport à la tâche d’écriture et aux savoirs langagiers décrit précédemment, oblige à reconsidérer la nature des difficultés des étudiants, notamment lors de la rédaction de travaux. Pour que ces élèves modifient le rapport, il faut lever les malentendus qui peuvent être à l’origine de leurs difficultés. Ainsi, dès le début de la session, l’enseignant ou l’enseignante doit préciser l’investissement intellectuel attendu pour la réussite du cours, en particulier en ce qui concerne les tâches secondaires non directement évaluées, tels les lectures obligatoires ou le temps à consacrer à l’étude et aux travaux scolaires. Ces étudiants – encore plus spécialement ceux de première année – ont besoin d’être introduits explicitement à la culture des études postsecondaires. Cela signifie parfois un encadrement plus soutenu afin de les aider à mieux gérer leur temps, par exemple en proposant un échéancier des tâches à réaliser avant la rédaction d’un travail ou en exigeant la remise d’une version préliminaire ou d’une première partie du travail quelque temps avant la date de tombée. De plus, il faut multiplier les occasions d’établir des liens entre la théorie et la pratique lorsque ceux-ci sont possibles et rendre explicite la pertinence des savoirs enseignés.
Par ailleurs, il importe de clarifier ses exigences par rapport à la qualité de la langue écrite. Si cette dernière n’est pas évaluée, les étudiants en difficulté ne mettront pas d’énergie à développer leurs compétences dans ce domaine. Or, c’est par l’entremise de travaux écrits qu’ils sont généralement évalués. La langue monopolise une part importante de leur évaluation, mais ils n’en sont pas nécessairement conscients, notamment à cause d’une représentation des savoirs langagiers qui se limite à la maitrise de la norme écrite. C’est à nous, enseignants et enseignantes, que revient la responsabilité de leur démontrer la complexité des liens qui existent entre les apprentissages effectués dans notre discipline et les ressources de la langue. Nul besoin d’être un spécialiste des erreurs orthographiques : les rétroactions peuvent très bien porter sur certains aspects des savoirs langagiers en étroite symbiose avec les contenus des cours. C’est le cas, notamment, des erreurs de vocabulaire, de la progression efficace des idées ou de l’emploi adéquat de connecteurs textuels. L’attention peut également être tournée vers des usages langagiers qui se retrouvent fréquemment dans les genres textuels exigés – pensons à l’intégration de citations dans une dissertation critique ou à l’emploi du discours rapporté indirect dans le résumé d’un échange consigné dans un procès-verbal.
En ce qui concerne le rapport des étudiants à la tâche d’écriture, ce sont nos propres représentations sur la place qu’occupent les savoirs langagiers au sein de nos cours qu’il faut reconsidérer. Pensons que nous exigeons de leur part un double apprentissage dans les travaux écrits. Or, si les savoirs disciplinaires sont explicites et attendus, ce n’est pas toujours le cas des savoirs langagiers – par exemple, les caractéristiques des genres textuels, qui appartiennent souvent à une culture différente de la leur. Il nous faut considérer que ces genres font partie des savoirs de notre discipline et qu’ils doivent être enseignés au même titre que les autres savoirs. Il suffit parfois de clarifier la situation de communication dans laquelle s’insère l’écrit d’apprentissage, en insistant sur l’intention du scripteur : démontrer ses connaissances, défendre une position, raconter un incident critique, etc. De cette intention découlent souvent des caractéristiques langagières spécifiques tels les types et formes de phrases privilégiés, le choix de la ponctuation, les adverbes modalisateurs, etc., ou des caractéristiques textuelles ou sémantiques tels le contenu, la longueur du texte, etc. Des consignes explicites éclairciront ces caractéristiques, des exemples et contrexemples de textes du même genre remis aux étudiants aideront ces derniers, sans compter le recours aux ressources existantes conçues pour soutenir l’enseignant et les élèves (voir Stratégies d’écriture dans la formation spécifique de Lucie Libersan sur le site du CCDMD). L’important, c’est de ne pas agir comme si les étudiants étaient déjà des scripteurs experts du genre textuel abordé.
Le présent article ne vise pas à nier l’importance des lacunes dans les connaissances langagières des étudiants postsecondaires ou dans la gestion du processus d’écriture, mais plutôt à proposer une lecture différente de la situation qui prend en compte les questions complexes du rapport à la scolarité des élèves en difficulté et de leurs représentations de l’écriture. Au collège et à l’université, les étudiants sont initiés à un ensemble de pratiques langagières parfois très éloignées de celles qu’ils connaissent ou qu’ils ont apprivoisées durant le parcours scolaire. Il faut prendre la mesure du double défi imposé par la rédaction de travaux écrits dans la formation spécifique et faciliter l’entrée des étudiants dans l’univers postsecondaire, notamment en rendant le plus explicite possible la nature du travail rédactionnel demandé.
RÉFÉRENCES
BARRÉ-DE MINIAC, C. (2000). Le rapport à l’écriture. Aspects théoriques et didactiques, Paris, Presses universitaires du Septentrion.
BARRÉ-DE MINIAC, C. (1995). « La didactique de l’écriture : nouveaux éclairages pluridisciplinaires et état de la recherche » (note de synthèse), Revue française de pédagogie, no 113, p. 93-113.
BAUTIER, É. (2001). « Note de synthèse. Pratiques langagières et scolarisation », Revue française de pédagogie, no 137, p. 117-161.
BAUTIER, É., et J.-Y. ROCHEX (1997). « Ces malentendus qui font les différences », dans J.-P. Terrail. La scolarisation de la France, Critique de l’état des lieux, Paris, La dispute, p. 105-122.
ECCLES, J. S., et A. WIGFIELD (2002). « Motivational beliefs, values, and goals », Annual Review of Psychology, no 53, p. 109-132.
LAHIRE, B. (1993). Culture écrite et inégalité scolaire, Lyon, PUL.
PARADIS, H. (2012). Synthèse des connaissances en didactique du français sur l’écriture et le processus scriptural, Mémoire (M.A.) inédit, Université Laval.
PIOLAT, P. (2004). « Approche cognitive de l’activité rédactionnelle et de son acquisition. Le rôle de la mémoire de travail », Linx, no 51. [http://linx.revues.org/174].
SAUVÉ, L., G. DEBEURME, V. MARTEL, A. WRIGHT, G. HANCA et M. CASTONGUAY (2007). SAMI-Persévérance. L’abandon et la persévérance aux études postsecondaires. Rapport final, Québec. Rapport déposé au FQRSC.
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