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L’analyse de corpus pour l’étude du lexique en classe de français

Chronique lexicographique

Nous vous présentons dans cette deuxième chronique une démarche visant à familiariser les élèves avec les concepts de polysémie, de locution et de cooccurrence régulière. S’appuyant sur une stratégie pédagogique, elle consiste en l’analyse de l’usage d’un mot de la langue familière orale (ici, pour notre démonstration, le verbe pogner) à propos duquel les élèves sont à même de se prononcer spontanément : ses différents sens, les termes avec lesquels il peut ou non se combiner, les expressions figées dans lesquelles il apparait, etc. Ce type d’activité peut, selon nous, amener les étudiants et étudiantes à comprendre que les mots, en général, fonctionnent comme celui analysé : ils peuvent être polysémiques, ils s’emploient dans des groupes de mots fixés par l’usage et, selon leur sens, ils commandent des compléments particuliers.

Une stratégie : travailler avec un mot du lexique québécois familier

C’est à travers l’analyse d’exemples tirés du français québécois familier (et particulièrement de l’utilisation du verbe pogner[1]) que nous illustrerons ici notre propos (figure 1). Le choix de recourir à un corpus relevant davantage du registre familier que du registre standard témoigne de notre prise de position : il faut accorder une place à la question de la variation linguistique en classe de français. Un tel travail est susceptible de stimuler l’intérêt des élèves, puisqu’il s’agit pour eux de réfléchir sur un matériau qu’ils connaissent bien et dont l’utilisation s’inscrit dans la construction de ce qu’on appelle leur « identité première ». De là, nous semble-t-il, il sera plus aisé de les conduire à maitriser la norme, orale ou écrite.

Figure 1
Corpus d’exemples d’emploi du verbe pogner

Démarche en vue de distinguer les types d’emploi d’un mot

La première étape de la démarche d’analyse de corpus consiste à demander aux élèves de proposer un synonyme pour chacun des types d’emploi du mot étudié. On peut ainsi isoler les sens d’un éventuel « mot » polysémique (vocable), ou encore, identifier un autre type d’entité lexicale, s’il y a lieu : cooccurrence régulière (pogner une contravention), locution (pogner les nerfs), verbe pronominal (se pogner). La deuxième étape est la mise en évidence de la structure de complément contrôlée par les unités lexicales identifiées. La plupart des unités (particulièrement les verbes), en effet, régissent une structure « lexicosyntaxique », qui contraint leur usage à l’oral et à l’écrit. Par exemple, le verbe téléphoner (X téléphone à Y) s’utilise avec un complément indirect (Tu as téléphoné à ta sœur), alors que le verbe embrasser (X embrasse Y) s’emploie avec un complément direct (Paolo a embrassé Camille). Les unités lexicales d’un vocable peuvent posséder des structures différentes. Par exemple, le premier sens de prendre est transitif direct (Jules prend son sac), alors qu’un autre des nombreux sens est transitif direct et indirect (L’enseignante a encore pris Jules à tricher), et un autre encore, intransitif (Il faut attendre que la gelée prenne avant de la manger). La dernière étape de la démarche consiste à formuler de nouvelles phrases illustrant le sens de l’unité lexicale dégagée.

En franchissant ces trois étapes, que nous illustrons dans les prochaines sections, nous montrerons comment l’analyse du corpus développe la connaissance de notions lexicales.

Approfondir la notion de polysémie avec les élèves

Nous avons présenté la notion de polysémie dans la première chronique[2] : il s’agit de la propriété d’un vocable d’avoir plusieurs sens. Chacun de ces sens correspond à autant d’unités lexicales distinctes. L’examen du corpus révèle que la polysémie du verbe pogner est très riche. L’analyse des phrases 1 à 5, selon la démarche proposée dans la section précédente, permet en effet de distinguer cinq unités lexicales, illustrées dans le tableau 1.

Tableau 1
Les unités lexicales du vocable pogner

Poursuivons notre analyse en examinant les phrases 6 et 7. Si elles contiennent bien pogner, on a cependant affaire ici à un autre verbe : se pogner. Dans les dictionnaires, on trouve rarement une entrée distincte pour les verbes de ce type, qui semblent correspondre à de simples emplois réfléchis d’un verbe donné, mais qui doivent être considérés comme des vocables différents. Ainsi, dans certains cas, il s’agit bien d’un véritable vocable pronominal : se laver, c’est « laver soi-même », mais d’autres cas de figure existent. Par exemple, se sentir (Julie se sent bien avec Pierre) ne correspond pas à un usage pronominal de sentir (Julie sent que Pierre est triste). On doit donc distinguer deux sortes de « mots », de vocables, comme l’illustrent les paires suivantes : charger/se charger; conduire/se conduire; déplacer/se déplacer; diriger/se diriger; douter/se douter; éclater/s’éclater; emporter/s’emporter; jeter/se jeter; occuper/s’occuper; tromper/se tromper.

Ainsi, dans le corpus, se pogner a le sens « se quereller ». Sa structure verbale est la suivante : X se pogne avec Y à propos de Z. Notez que la raison (« à propos de Z ») pour laquelle deux personnes se pognent fait partie intrinsèque du sens de ce verbe, même si cet élément n’est pas obligatoirement exprimé dans une phrase.

Initier les élèves à la notion de cooccurrence régulière

La notion de cooccurrence régulière renvoie au fait que certains mots apparaissent fréquemment ensemble afin d’exprimer une idée donnée, selon un patron syntaxique particulier. Par exemple, pour dire qu’on « obtient » une contravention, on peut utiliser les verbes recevoir, attraper, ou encore, la variante familière pogner. Chacun de ces verbes n’est pas réellement choisi librement pour son sens, mais bien en fonction du nom contravention. Ces combinaisons de mots sont des cooccurrences régulières ou collocations.

Dans le corpus, on trouve plusieurs utilisations du verbe pogner comme élément d’une cooccurrence régulière (phrases 8, 9 et 10). Dans les phrases 8 et 9, pogner n’est ainsi pas exactement choisi pour son sens, mais bien pour jouer le rôle de verbe compagnon à l’intérieur d’une collocation : pogner une contravention, pogner une pénalité, pogner un rhume. Il peut également occuper une position syntaxique différente (les noms qui l’accompagnent ont la fonction sujet plutôt que complément); par exemple, à l’intérieur de collocations qui expriment l’idée de commencement, comme dans la phrase 10 : le feu pogne, la chicane pogne, le party pogne.

L’activité d’analyse d’un corpus contenant des cooccurrences régulières peut être réalisée avant de présenter la zone « Cooccurrences » du dictionnaire d’Antidote, qui liste précisément les mots qui accompagnent fréquemment un mot donné. Nous aurons l’occasion de présenter plus en détail la notion de cooccurrence régulière dans une prochaine chronique.

Familiariser les élèves avec la notion de locution

Une locution est un ensemble de mots qui fonctionnent comme un tout, pour exprimer un sens bien précis; par exemple, prendre la poudre d’escampette, coup de foudre, envers et contre tous, déballer son sac. Le sens de ces expressions ne peut être déduit du sens des mots qui les composent : un coup de foudre n’a rien d’un coup ni de la foudre, même s’il peut être aussi fort que le premier et aussi soudain que la seconde! Ainsi, les phrases 11-12 et 13-14 mettent en évidence deux emplois de pogner comme élément d’une locution (on utilise aussi les termes expression figée, expression idiomatique, phrasème) : pogner les nerfs, se pogner le beigne.

La première locution signifie « s’énerver » et possède la structure suivante : X pogne les nerfs après Y. Pour ce qui est de se pogner le beigne, la locution signifie « ne rien faire » et a la structure qui suit : X se pogne le beigne. Mentionnons que se pogner le beigne a d’autres variantes familières : se pogner le beigne/le cul/le derrière/le bacon.

La place des québécismes dans les dictionnaires

Bien que les dictionnaires de langue couramment utilisés en classe (Multidictionnaire, Larousse, Le Petit Robert) décrivent plusieurs mots du français québécois – on remarque même un effort en ce sens dans Le Petit Robert depuis les dernières années[3] –, ceux du registre familier n’y sont pas toujours inclus. Par exemple, si on trouve les termes linge (Elle a rangé son linge d’été dans une valise) ou banc de neige dans le Multidictionnaire de la langue française, pisse-minute (Ta sœur est une vraie pisse-minute!) ou vlimeux (Cet enfant-là, c’est un petit vlimeux) n’y sont pas recensés. Le dictionnaire en ligne Usito présente quant à lui davantage de québécismes, des plus standards aux plus familiers, mais leur description n’est pas exhaustive. À notre connaissance, outre quelques dictionnaires papier spécifiquement consacrés au français québécois, c’est le dictionnaire d’Antidote qui propose les descriptions les plus complètes et les plus justes du vocabulaire d’ici, même pour ce qui est des emplois très familiers (votre juron québécois favori s’y trouve fort probablement décrit!). Les exemples illustrant la démarche proposée plus haut peuvent ainsi être mis en parallèle avec la description de pogner dans Antidote.

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Afin de réinvestir cette démarche, les enseignants et enseignantes, seuls ou avec leurs élèves, peuvent constituer un corpus de phrases avec différents exemples d’emploi d’un mot. On peut « mélanger » les types d’entités lexicales, comme nous l’avons fait ici, ou se concentrer sur un type en particulier (expression figée, cooccurrence, etc.), par exemple si l’on veut introduire une notion lexicale spécifique. Il faut ensuite demander aux élèves de définir minimalement chacun des emplois, au moyen d’un synonyme ou d’une définition, pour regrouper les cas de figure. La mise en évidence de la structure de complément que contrôle une unité lexicale donnée a pour effet également de classifier les exemples. Il est important de porter attention aux emplois davantage idiomatiques, qu’il s’agisse de locutions ou de certains types de cooccurrence.

Un tel travail outille les élèves pour un meilleur usage du dictionnaire et peut servir d’amorce à l’analyse plus poussée du vocabulaire d’un texte québécois (une pièce ou un roman de Michel Tremblay, par exemple) ou au réinvestissement dans une production écrite qui jouerait sur les différents emplois d’une même forme linguistique. Rappelons en ce sens la valeur accordée au travail sur la langue parlée comme point de départ possible de l’enseignement de la langue, et l’intérêt que va sans doute susciter l’étude de mots typiquement québécois auprès des élèves.

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  1. Une analyse très détaillée de ce mot a été menée par Nathalie Bacon dans son mémoire de maitrise. Les trois chroniques qui en ont été tirées sont accessibles sur le site du Trésor de la langue française du Québec à l’adresse suivante : http://www.tlfq.ulaval.ca/chronique [Retour]
  2. Ophélie TREMBLAY,« Polysémie, dictionnaires électroniques et enseignement du français », Correspondance, vol. 20, no 3, p. 9 à 12. [Retour]
  3. La collaboration entre Fred Pellerin et Le Petit Robert, afin d’ajouter chaque année au moins un québécisme au dictionnaire, témoigne de cette tendance. [Retour]

RÉFÉRENCES

BACON, N. (1992). Le verbe pogner et ses dérivés en français du Québec : Essai de description lexicographique et aperçu historique, Mémoire (M.A.), Université Laval.

DRUIDE INFORMATIQUE. Antidote 8, version 4, [Logiciel], Montréal, Druide informatique, 2014.

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