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Éloge de l’égoportrait

Le mot vient de faire son entrée dans la plus récente édition du Petit Larousse illustré. Par la petite porte, avouons-le : « ÉGOPORTRAIT – n.m. Québec. Selfie ». Pour trouver une définition plus substantielle du terme dans les pages du célèbre dictionnaire français, il faudra donc chercher dans les « S ». On y apprendra alors ce que l’on sait déjà : cet emprunt à l’anglais désigne un « autoportrait photographique, généralement réalisé avec un téléphone intelligent et destiné à être publié sur les réseaux sociaux[1] ».

À la décharge du dictionnaire, qu’on prend trop souvent pour un arbitre de la langue, il faut bien reconnaitre que « selfie » est entré dans l’usage en moins de temps qu’il n’en faut… pour se prendre en photo! À ce compte-là, pourquoi ne pas simplement admettre la supériorité de ce mot déjà connu de tous, qui a l’avantage d’être plus court et peut-être même, aux yeux de certains, plus mignon, avec ce suffixe en « ie » qui lui donne presque l’air d’un diminutif affectueux?

À une époque où les innovations technologiques et les pratiques sociales qui en découlent se développent à une vitesse fulgurante, le choix de s’approprier une nouvelle réalité en la nommant dans sa propre langue représente surtout une bonne occasion de penser cette réalité… autrement. Comme le formule joliment le poète et essayiste Alain Borer, « les langues ne parlent pas de la même chose, ou plutôt les choses diffèrent d’en parler différemment[2] ». Le mot « égoportrait », recommandé par l’OQLF depuis l’année dernière et dont la paternité serait attribuée au journaliste Fabien Deglise[3], ne se contente pas de désigner un phénomène actuel, il ouvre un nouvel espace de réflexion sur cette pratique photographique. Le fait, par exemple, de distinguer celle-ci de l’autoportrait par un néologisme qui lui est tout de même apparenté, soulève la question de la « valeur ajoutée » attribuée à cette création lexicale. Le préfixe « égo » nous conduit évidemment sur la piste de la représentation de soi et de sa possible dérive narcissique. Certains argueront que le même chemin peut être suivi de « selfish » à « selfie ». Pourtant, en reprenant directement le terme de l’anglais, ce n’est justement plus la même voie que nous empruntons, mais bel et bien un raccourci. Quand un mot en vogue nous vient spontanément sur le bout de la langue (de Shakespeare), c’est rarement après avoir pris le temps de la tourner sept fois dans sa bouche avant de parler…

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Abandonnons pour un instant les préjugés que nous pourrions entretenir à l’égard de l’acte lui-même, souvent décrié comme le symptôme d’une époque nombriliste. L’égoportrait, partagé sur les réseaux sociaux, a souvent pour fonction primordiale d’attester de la présence d’un individu en un lieu ou auprès de quelqu’un. Or, d’une certaine manière, la langue ne joue-t-elle pas un peu le même rôle? N’est-elle pas tout autant un moyen de manifester sa présence au monde, d’affirmer son appartenance à un lieu géographique ou à une communauté?

Nous admettrons toutefois que s’il suffit d’une caméra tenue à bout de bras et d’une moue bien étudiée pour se présenter sous son meilleur jour, il est autrement plus ardu de « se révéler » au monde en prenant appui sur les ressources de la langue. Écrire ou prendre la parole, c’est se compromettre et risquer l’erreur, alors que la culture de l’égoportrait, bien qu’elle nous expose abondamment, se révèle rarement compromettante. Les clichés capturés sur le vif, en effet, sont inévitablement filtrés, et l’on supprime vite les images hors foyer ou mal cadrées. Il en ressort une impression de perfection instantanée. Cette facilité apparente avec laquelle on obtient un résultat satisfaisant contraste violemment avec les nombreuses difficultés et hésitations qui surviennent en cours d’écriture, un processus qui nécessite forcément plus de temps et de tâtonnements.

Le présent numéro de Correspondance propose justement des activités visant à rendre les élèves conscients de l’exigence des tâches d’écriture – les entrainer aux raisonnements logiques qui les aideront à résoudre des problèmes d’orthographe grammaticale, les familiariser avec les concepts de polysémie, de locution et de cooccurrence, les initier à une démarche de révision-correction assistée par Antidote. Par ailleurs, deux articles soulèvent la question du sort réservé à ceux et celles qui sont les plus susceptibles de buter sur les nombreux écueils de la langue : Quel soutien offrir aux élèves allophones dans les centres d’aide? Comment intervenir auprès des étudiants les plus faibles en tenant compte de leur rapport à la scolarité et de leurs représentations de l’écrit? Enfin, si l’on veut s’assurer d’avoir un portrait juste des compétences des élèves à l’écrit, l’enjeu des modalités d’évaluation demeure crucial. Il a d’ailleurs été au centre de la dernière rencontre du Réseau Repfran, laquelle fait ici l’objet d’un compte rendu.

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Bien qu’il ne s’agisse pas d’un égoportrait (!), vous aurez peut-être remarqué que la photo qui coiffe cet éditorial présente un nouveau visage. Comme c’est le mien, je vous dois une petite explication. J’ai déjà eu le plaisir de côtoyer certains et certaines d’entre vous à titre d’enseignant de littérature, de conseiller pédagogique ou de repfran. C’est avec un grand enthousiasme que je joins cette année l’équipe de Correspondance. En plus d’être aux premières loges des activités et initiatives du réseau collégial en matière de valorisation du français, j’aurai le bonheur de partager la responsabilité éditoriale du bulletin avec Dominique Fortier, que vous connaissez déjà. Je profite de l’occasion pour la remercier de tout cœur de m’avoir invité à me lancer dans cette aventure. Une proposition qui aura su flatter… mon égo!

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  1. « Selfie », Le Petit Larousse illustré 2016, Paris, Larousse, p. 1059. [Retour]
  2. Alain BORER (2014), De quel amour blessée. Réflexions sur la langue française, Paris, Gallimard, p. 176. [Retour]
  3. Catherine LALONDE, « Un égoportrait bien de chez nous », Le Devoir, 16 juin 2015. [Retour]

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