Éléments de réflexion sur l’enseignement de la ponctuation
Enlevez-vous vraiment des points pour la ponctuation?!? Cette question, celle d’un étudiant abasourdi qui trouve son enseignante bien trop sévère, voire malhonnête, est révélatrice du flou entourant l’acte de ponctuer : au secondaire comme au collégial, et encore à l’université, les enseignants ou enseignantes qui osent pénaliser l’emploi jugé fautif des signes de ponctuation (ou leur absence) se heurtent à des scripteurs sceptiques qui haussent le sourcil. Ça compte, Madame?
Comment expliquer à nos élèves que les signes de ponctuation sont bien plus que des marques accessoires ou de simples caprices, représentation qui, malheureusement, perdure? Les règles de leur emploi sont-elles à ce point insondables? Les scripteurs aguerris savent que plus on écrit, plus on « pense » sa ponctuation. Or, amener les apprenants à prendre du recul par rapport aux signes qu’ils choisissent de placer ou non n’est pas évident – et l’on sait que dans plusieurs modèles didactiques de l’écriture, une telle mise à distance est une condition sine qua non pour le développement de la compétence scripturale.
Avant de s’interroger sur la pertinence d’enseigner la ponctuation au collégial, voire à l’université, et, le cas échéant, sur les contenus et principes didactiques à privilégier, une réflexion préliminaire s’impose. Dans le présent texte, nous voulons problématiser la question de l’enseignement de la ponctuation en abordant de front le malaise que celle-ci engendre chez tous les types de scripteurs. Les représentations et pratiques actuelles seront brièvement exposées.
Pour une rare fois, permettons-nous d’accorder toute notre attention à la ponctuation!
La ponctuation, du primaire à l’université
Les programmes pédagogiques québécois ainsi que les progressions des apprentissages, pour le primaire comme pour le secondaire, prescrivent l’enseignement de certains contenus liés à la ponctuation chaque année de la scolarité obligatoire.
Au primaire, les élèves sont familiarisés très tôt avec les signes de ponctuation forte, aussi appelés « points de phrase ». Concernant la virgule, on verra surtout ses emplois syntaxiques les plus usités tels le détachement d’un groupe complément de phrase placé en tête de phrase ou la juxtaposition de phrases, de groupes ou de mots. Nous conviendrons que ces emplois ne sont problématiques que pour très peu de scripteurs.
Au secondaire, particulièrement vers la fin du premier cycle, les élèves apprennent que les signes de ponctuation peuvent remplir plusieurs autres fonctions plus subtiles, certaines relevant encore de la syntaxe, mais d’autres aussi (et surtout) des plans énonciatif et sémantique. Quelques-unes feront effectivement l’objet d’un enseignement. Nous savons toutefois que plusieurs demeureront dans l’implicite, c’est-à-dire que les élèves observeront ces emplois, par exemple, dans leurs lectures, et cela, sans nécessairement en comprendre le fonctionnement ni pouvoir les reproduire dans leurs propres textes.
Enfin, alors que les étudiants collégiaux et universitaires doivent faire montre de leur compétence à écrire différents genres de textes donnés, chaque sous-système de la langue (orthographe, syntaxe, etc.) ne saurait correspondre à un objectif global d’enseignement et d’apprentissage dans tous les cours. La ponctuation y est alors souvent réduite au statut de « critère » dans les grilles d’évaluation. Les enseignants doivent, dans ce contexte, choisir leur camp : enlever ou non des points pour cette virgule fautive… pour ce deux-points gênant… pour le non-détachement de ce complément qui n’est pas déterminatif…
Représentations et pratiques de scripteurs novices
Aux yeux des scripteurs enfants et adolescents, la ponctuation a une fonction essentiellement segmentale, syntaxique : elle sert à séparer des phrases; ils se penchent surtout sur le point et la virgule, ce que les travaux de J.-M. Passerault (1991) et de D. Bessonnat (1991) ont entre autres démontré. Cette représentation va de pair avec les leçons sur la ponctuation reçues depuis leur tout jeune âge, en lien avec les activités proposées par les manuels et grammaires scolaires, souvent très phrastiques. D’importants travaux sur le développement de l’écrit montrent pourtant que les enfants, même les plus jeunes, utilisent des signes de ponctuation à des endroits bien délimités de leur texte, et cela, dès les prémisses de l’apprentissage de l’écrit, ces signes venant ainsi témoigner de processus de planification et d’organisation textuelle[1]. Ainsi, leur pratique de la ponctuation diffère de l’idée qu’ils en ont : ils savent déjà y recourir (inconsciemment) dans une perspective plus large qu’ils ne le pensent.
Le point est le premier signe de ponctuation dont se servent les enfants; la virgule arrive un peu plus tard au cours du primaire, et elle devient un véritable « archiponctème » chez les adolescents, qui l’utilisent de façon surextensive[2] et davantage que les autres signes : ils n’ont pas encore saisi toutes les possibilités liées à ces derniers – par exemple, l’effet de causalité ou d’équivalence exprimée par le deux-points. Les adolescents, comme les enfants, sont encore plus ou moins aptes à se décentrer de leur texte et à prendre en compte le point de vue du destinataire, ce qui explique qu’ils soient peu nombreux à saisir la portée communicationnelle, en écriture ou en lecture, de la ponctuation. Soulignons enfin qu’il existe un décalage entre la capacité de ces élèves à détecter une zone problématique de ponctuation et leur compétence à l’expliquer et à la corriger (Bessonnat, 1991) : comme pour plusieurs autres contenus grammaticaux, ces élèves éprouvent une grande difficulté à tenir un discours métalinguistique lorsqu’il est question de justifier un emploi correct ou de corriger une erreur[3].
Le fameux malaise entourant la ponctuation
La ponctuation, c’est personnel. C’est un choix. J’ai placé une virgule à cet endroit parce que je voulais en mettre une. Pour qui se prend cet enseignant qui corrige la ponctuation? C’est du style! L’an dernier, madame X n’enlevait aucun point pour la ponctuation, elle! Permettons-nous, avant d’aller plus loin, d’émettre cinq constats[4] à propos de ce malaise entourant la ponctuation, certains découlant logiquement d’autres.
- La ponctuation est un système de renfort de l’écriture inventé… par et pour l’oral. Les signes de ponctuation sont d’abord nés des besoins de la musique, puis ont lentement intégré ce que nous connaissons comme le mode scriptural. Encore aujourd’hui, nous entendons souvent que la virgule sert à « marquer des pauses », à « reprendre son souffle », à « respirer », etc. Certains travaux[5] démontrent que l’endroit où l’on place les signes de ponctuation correspond effectivement souvent à des pauses à l’oral (pensons, par exemple, à l’emploi d’une virgule de détachement : il est logique de faire une pause autour du groupe détaché).
- Il existe un flou théorique autour de l’objet ponctuation lui-même. Un état des lieux du domaine vu sous différents angles (psycholinguistique, linguistique, didactique) révèle qu’on ne s’entend même pas sur ce qui le définit : son utilité, ce qui le constitue, c’est-à-dire les différents signes appartenant ou n’appartenant pas à la ponctuation, et les lois qui en régissent le système ne font pas consensus.
- La ponctuation du français n’est étudiée finement que depuis les années 1980, tant par les linguistes que par les didacticiens du français, ce qui en fait un sous-domaine de la grammaire très jeune, alors que nous savons, par exemple, que l’orthographe grammaticale est au cœur de l’apprentissage du français depuis que ce dernier est une discipline scolaire. Comme enseignants et comme apprenants, serions-nous craintifs face à un domaine moins documenté, moins théorisé que d’autres?
- Dès la scolarité obligatoire, le matériel didactique fait de la ponctuation un domaine de moindre intérêt ou d’intérêt très secondaire : plusieurs analyses, dont la nôtre (Dufour, 2014), ont illustré qu’on se limite très souvent à quelques pages dans une grammaire scolaire du primaire ou du secondaire, dans un manuel, dans un cahier d’exercices, parfois (très rarement!) tout un chapitre[6]. Dans ce contexte, il est peu surprenant que la ponctuation n’occupe pas une place de choix dans l’enseignement du français.
- Les pratiques d’enseignement de la ponctuation sont rarissimes, presque marginales. D. Bain (1999), dans une recherche exemplaire, a démontré que rares sont les scripteurs adultes se souvenant d’avoir reçu un quelconque enseignement de la ponctuation durant leur scolarité : ce qu’ils affirment savoir, à propos de la virgule et du fameux point-virgule, par exemple, ils l’ont appris ailleurs qu’à l’école. Dans les livres. En écrivant. En consultant des ouvrages de référence. En discutant avec des collègues… S’agirait-il d’un domaine qui ne s’apprend pas? Qui ne s’enseigne pas?
État des lieux des difficultés « ponctuationnelles » de scripteurs postadolescents
Il s’agit d’un secret de polichinelle : bon nombre d’étudiants des ordres collégial et universitaire ponctuent maladroitement leurs écrits.
C. Asselin et A. Mc Laughlin, il y a 25 ans, ont constitué un corpus de près de 400 textes rédigés par une soixantaine d’étudiants universitaires. Les fautes de ponctuation représentaient environ 20 % de toutes les erreurs recensées et étaient plus nombreuses que les erreurs d’orthographe d’usage. Sans surprise, parmi les 58 sous-catégories d’erreurs définies par les auteures, la sous-catégorie « virgule » contenait le plus grand nombre d’erreurs. Une recherche plus récente de J. Maurais (2003) s’est intéressée à 4000 courriels (environ 2000 pages de textes) dont les auteurs étaient âgés de 9 à 74 ans. Les erreurs les plus nombreuses relevaient de la ponctuation, occupant plus du tiers du nombre total d’erreurs recensées – les erreurs d’orthographe d’usage et grammaticale regroupées représentaient environ le même pourcentage.
I. Clerc, E. Kavanagh, F. Lépine et R.-L. Roy (2000, 2001) ont, quant à eux, procédé à l’analyse linguistique de deux ensembles de textes pour deux recherches menées dans le cadre d’un mandat du Conseil de la langue française du Québec (CLF)[7] : une centaine d’écrits journalistiques provenant de quatre quotidiens québécois pour la première, et divers documents émanant de l’administration publique pour la seconde. Leurs résultats concernant la compétence à ponctuer des scripteurs considérés experts (des journalistes et des personnes dont la profession est de rédiger pour le compte de l’État) sont intéressants :
Pas si facile à enseigner, ce système!
Nous conclurons (temporairement) ainsi : de nombreux problèmes découlent de l’étude de la ponctuation comme objet scolaire, le domaine étant vaste, problématique, flou; son enseignement est tout aussi difficile à planifier qu’à mettre en œuvre. Or, le simple fait qu’un contenu soit complexe n’explique-t-il pas déjà, en partie, l’échec de son enseignement? Le problème nous parait d’autant plus compliqué lorsque l’on sait que ni l’école ni la classe de français ne sont les principaux lieux d’apprentissage de la ponctuation : celui-ci aurait surtout lieu « hors » de la classe, les scripteurs adultes ayant tendance à se fier à des méthodes d’apprentissage autodidactes en cas d’hésitation ainsi qu’à l’imitation, méthodes qui pourraient être qualifiées de douteuses (Bain, 1999) – l’on admettra que le simple recours à son intuition personnelle, par exemple, n’est pas garant d’une utilisation réfléchie des signes de ponctuation. Notons enfin que le domaine de la ponctuation comporte en lui-même de multiples facettes et oppositions : les représentations des enseignants peuvent être conflictuelles, erronées, limitées, ce qui a nécessairement des répercussions sur leur façon de présenter la ponctuation aux élèves et de l’enseigner.
Dans un prochain article, nous distinguerons une règle et une norme de ponctuation pour en venir, à des fins pratico-pratiques, à déterminer le « noyau dur » des emplois des signes de ponctuation qui pourraient (qui devraient?) faire l’objet d’enseignement et d’évaluation dans des textes d’étudiants du collégial et de l’université.
Références
ASSELIN, C., et A. Mc LAUGHLIN (1992). « Les erreurs linguistiques rencontrées dans les écrits des étudiants universitaires : analyse et conséquences », Revue de l’Association canadienne de linguistique appliquée, vol. 14, no 1, p. 13-30.
BAIN, D. (1999). Les adultes et la ponctuation : comme un malaise!, Genève, DIPCO.
BESSONNAT, D. (1991). « Enseigner la… “ponctuation”? (!) », Pratiques, no 70, p. 9-45.
CATACH, N. (1996). La ponctuation : histoire et système, 2e éd., Paris, PUF. (Ouvrage original publié en 1994).
CHARTRAND, S.-G. (2013). « Enseigner à justifier ses propos de l’école à l’université », Correspondance, vol. 19, no 1, p. 8-11.
CLERC, I., É. KAVANAGH, F. LÉPINE et R.-L. ROY (2000). Analyse linguistique de textes tirés de quatre quotidiens québécois (1992-1999), Québec, Conseil de la langue française.
DUFOUR, M.-P. (2014). Des traités de ponctuation à la classe : didactisation d’un objet de savoir. Mémoire (M.A.), Université Laval, Québec. [En ligne]. [http://www.theses.ulaval.ca/2014/31025/31025.pdf].
FAYOL (1989). « Une approche psycholinguistique de la ponctuation. Étude en production et en compréhension », Langue française, no 81, p. 21-39.
JARNO-EL HILALI, G. (2011). Enseigner et apprendre la grammaire. Le cas de la phrase et de la ponctuation au cycle II. Thèse (Ph. D.), Université Toulouse 2 Le Mirail [En ligne]. [https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00620750v2/document].
MAURAIS, J. (2003). Ciel! Mon français! Analyse linguistique de 4 000 courriels, Québec, Conseil de la langue française.
PAOLACCI, V. (2005). Didactique de la ponctuation en production écrite dans l’articulation école/collège, Thèse (Ph. D.) Université Toulouse 2 Le Mirail.
PASSERAULT, J.-M. (1991). « La ponctuation. Recherches en psychologie du langage », Pratiques, no 70, p. 85-104.
VÉDÉNINA, L.-G. (1989). Pertinence linguistique de la présentation typographique, Paris, Peeters-Selaf.
- M. Fayol (1989) a démontré que cette pratique n’est pas un hasard. Dans un texte narratif, par exemple, de jeunes enfants écriront plusieurs phrases liées à la même péripétie l’une à la suite de l’autre, sans signe pour les séparer, puis ils placeront très intuitivement un point ou une virgule juste avant le dénouement, sans doute parce qu’ils jugent cette nouvelle action très importante. Il s’agit d’un emploi très textuel des signes, que nous pourrions qualifier de naturel ou d’inconscient. D’où la question suivante qui, même si elle nous semble très intéressante, ne fera pas l’objet d’une réflexion ici : la ponctuation est-elle condamnée à demeurer dans l’implicite? [Retour]
- La recherche de D. Bessonnat (1991) met en évidence cette surutilisation de la virgule par les scripteurs adolescents, qui, au moment où ils sentent devoir ponctuer, choisiront presque à tout coup de placer ce signe. [Retour]
- La justification est d’ailleurs un genre problématique à l’école, toutes disciplines confondues. Les élèves ont, de façon générale, beaucoup de difficulté à justifier la solution d’un problème de mathématiques, d’histoire ou de grammaire. Voir, à ce propos, un article de S.-G. Chartrand (2013) paru dans Correspondance. [Retour]
- Ces constats sont tirés de notre mémoire de maitrise (Dufour, 2014), qui se voulait une réflexion sur la didactisation de l’objet « ponctuation », du savoir savant au savoir scolaire. [Retour]
- Citons, entre autres, L. Védénina (1989), qui a montré que les deux tiers des signes de ponctuation employés ont bien des équivalents à l’oral. La correspondance entre une pause à l’oral et un signe de ponctuation à l’écrit n’est pas systémique, mais… [Retour]
- D. Bessonnat (1991), V. Paolacci (2005) et G. Jarno-El Hilali (2011), pour n’en citer que quelques-uns, dressent un portrait peu positif des activités sur la ponctuation que proposent les manuels scolaires. Ces activités, en plus d’être rarissimes, seraient inefficaces sur le plan didactique, puisqu’elles ne feraient pas comprendre le fonctionnement de la ponctuation. [Retour]
- Aujourd’hui le Conseil supérieur de la langue française. [Retour]
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