Déconstruire les mythes sur la langue française un ouvrage à la fois
« Tu es linguiste? Ah, je vais faire attention pour bien parler. » « Le français québécois, est-ce que c’est juste un dialecte? » « Toutes les réformes, c’est simplement du nivèlement vers le bas. » « Le français puise sa beauté dans sa complexité, il faut le mériter. »
Quand on évolue dans le vaste domaine de la linguistique, qu’importe la branche, il n’est pas rare de se faire poser ce genre de questions ou de recevoir ce genre de remarques. Loin d’être mal intentionnées, les personnes qui les formulent ne font que verbaliser des préjugés profondément ancrés dans l’imaginaire collectif. Face au constat que la population générale (et même plusieurs personnes intervenant dans l’espace public) a intériorisé et propage certaines fausses conceptions au sujet du fonctionnement des langues, plusieurs linguistes ont décidé de s’attaquer formellement à ces grands mythes, notamment par le biais de publications. Ainsi sont parus en 2023 En finir avec les idées fausses sur la langue française, signé par le linguiste marseillais Médéric Gasquet-Cyrus et publié aux Éditions de l’Atelier, et Le français va très bien, merci, écrit par un collectif de linguistes notoires[1] (les Linguistes atterrées) et publié dans la collection « Tracts » de Gallimard (l’auteur du premier ouvrage est par ailleurs l’un des signataires du second). Les deux textes partagent un objectif commun : déconstruire les préjugés répandus et tenaces qui gravitent autour de la langue française.
Une question de structure et de ton
Les deux ouvrages proposent une structure similaire, où chaque partie ou chapitre a comme point de départ une conception erronée : le français appartient à la France, l’orthographe ne doit pas changer, les jeunes parlent mal, l’anglais envahit le français, l’écriture inclusive est un « péril mortel », etc. Les chapitres offrent ensuite plusieurs explications et exemples pour déconstruire chacun de ces mythes. Pour ce faire, on adopte une approche descriptive de la langue, c’est-à-dire basée sur l’observation et l’objectivité, plutôt que prescriptive, c’est-à-dire axée sur l’imposition de certains usages ou normes jugés meilleurs (l’introduction du tract est par ailleurs consacrée à la distinction de ces deux approches). Le français est présenté, à juste titre, comme une langue vivante et variée. En effet, le français comprend un ensemble de variétés, qu’elles soient temporelles, géographiques, sociales ou situationnelles. Les auteurs et autrices distinguent aussi la langue de son orthographe (loin d’être synonymes), redonnent ses lettres de noblesse à l’oral et se servent de l’histoire du français pour mettre en perspective certains changements, comme les emprunts à d’autres langues ou l’écriture numérique. Sont également mis en évidence les liens entre langue et culture. Il est précisé comment les discours sur la langue témoignent de valeurs et d’idéologies, et peuvent être utilisés à des fins politiques. Ainsi Gasquet-Cyrus explique, par exemple, que le mythe selon lequel « le français le plus pur est parlé à Tours » trouve ses origines dans l’histoire, dès la Renaissance. Cette idée fausse découle de la position géographique de Tours, qui aurait permis à son français de se tenir loin des autres langues parlées sur le territoire de l’Europe, donc d’éviter les emprunts linguistiques causés par les contacts. La ville de Tours bénéficiait aussi d’un important prestige, et celui-ci s’est naturellement transposé à la langue, car les variétés linguistiques les plus valorisées socialement sont généralement celles associées à une certaine élite. Heureusement, plusieurs études sociolinguistiques ont pu établir que le français régional de Touraine, tout comme l’ensemble des variétés de français, possède bel et bien des caractéristiques distinctives. Cet exemple démontre que la notion de pureté ne représente rien de concret du point de vue de la linguistique et que, par conséquent, aucune variété de français n’est « meilleure » qu’une autre.
Si vous êtes linguiste – de formation ou même du dimanche –, ne vous attendez pas à faire de grandes découvertes grâce à ces lectures : les deux publications sont destinées à un public général, n’ayant pas de formation en linguistique. Toutefois, il s’agit là d’une force que partagent les ouvrages : ils sont accessibles et les deux textes sont très efficaces dans leur formule.
Le tract est, selon moi, le plus intéressant des deux, notamment par son format : il s’attaque de façon concise et soutenue à 10 mythes[2], le tout dans un pamphlet d’une cinquantaine de pages. Dans En finir avec les idées fausses sur la langue française, Gasquet-Cyrus ouvre le feu sur pas moins de 39 mythes coriaces, classés dans 3 parties (« Le français est en danger », « Le français est une langue pure et unique », « Bien parler français, c’est respecter les normes »). Outre le fait que cet essai est plus substantiel par sa longueur, c’est surtout le ton cynique employé qui, de mon point de vue, nuit à la fonctionnalité de l’ouvrage. Il s’agit là peut-être d’une question culturelle ou stylistique. Or, ce style peut être lassant ou choquer, le texte étant ponctué de parenthèses éditoriales aussi inutiles que dérangeantes, comme en témoigne le passage suivant :
Bien que je sois en accord avec la majorité des propos de l’auteur, notamment sa vision plus descriptive, ouverte et inclusive de la langue, je n’ai pas été toujours convaincue par cette façon incisive de présenter ses arguments. Bref, s’il a parfois du mal à rallier des alliés, je me demande bien quels détracteurs il sera en mesure de convertir… Heureusement, le tract Le français va très bien, merci opte pour un tout autre ton : les contenus sont bien vulgarisés sans trace de jugement de valeur à l’égard de son lectorat.
La langue française… de France
En finir avec les idées fausses sur la langue française est destiné à un public français. Il est donc clair que plusieurs des enjeux linguistiques soulevés par Gasquet-Cyrus sont assez différents de ceux que l’on trouve en contexte québécois, en particulier ce qui a trait au rapport à l’anglais, à l’influence de l’Académie française ou aux contacts avec la langue arabe. Cela dit, c’est surtout le fait de ne pas avoir le même bagage culturel et les mêmes références qui peut freiner la compréhension de certains éléments. La majorité des personnalités publiques auxquelles l’auteur fait référence sont peu ou pas connues ici. Le lectorat québécois devra alors s’attendre, en ouvrant ce livre, à un essai fondamentalement français, comme le met d’ailleurs en évidence l’auteur lui-même : « Le reste de ce livre, écrit par un Français, s’appuie essentiellement sur des exemples concernant la France mais les idées fausses sur la langue française vont bien au-delà de l’Hexagone, et il y aurait encore beaucoup à écrire sur les clichés répandus dans toute la francophonie » (ibid., p. 98).
Justement, quelques mois plus tard parait le tract des Linguistes atterrées, dont l’objectif est de rendre compte de la francophonie de manière plus globale. Je salue l’effort d’inclure des exemples de la francophonie hors Europe, mais il n’en demeure pas moins que j’ai eu sensiblement la même impression que pour l’essai de Gasquet-Cyrus, c’est-à-dire d’être devant un texte très européen. Il n’est pas étonnant d’en ressortir avec cette perception considérant que, des 19 signataires, 13 sont de nationalité française ou évoluent en France et 5 sont Belges ou Suisses. Une Québécoise, Julie Auger, professeure à l’Université de Montréal (que je salue d’ailleurs), est l’unique représentante du français hors Europe. Loin de moi l’idée d’insinuer que les travaux de cette belle brochette de linguistes portent sur le français européen exclusivement – je sais que plusieurs ont des domaines et des sujets d’étude très variés –, mais il saute tout de même aux yeux que la perspective proposée dans le tract est plutôt eurocentriste. Comme l’ouvrage prétend être un reflet de l’ensemble de la francophonie, je crois qu’il a raté la cible. On ne compte que quelques exemples de français parlé en dehors du Vieux Continent, et ceux-ci auraient pu, selon moi, être mieux choisis. D’ailleurs, un autre point commun des deux volumes est la qualité des exemples issus du français québécois ou de celui de l’Acadie, qui sont souvent stigmatisés. Par exemple, les Linguistes atterrées proposent l’exemple du verbe aller « je vas » (plutôt que « je vais ») comme trait du français québécois, alors qu’il existe des milliers de particularismes non associés au registre familier pour rendre compte de cette variété. Pour l’Acadie, le collectif a choisi « ils sontaient » pour illustrer la variété acadienne, tandis qu’« ils étiont » serait beaucoup plus approprié. Certains exemples me semblent également datés (les Linguistes atterrées mentionnent des corpus de français oral sans nommer l’important Fonds de données linguistiques du Québec) ou carrément faux (Gasquet-Cyrus écrit qu’« on utilise parfois le mot “joual” pour désigner la variété urbaine populaire montréalaise » [p. 97], alors que ce n’est plus le cas aujourd’hui).
Le français va bien, mais est-ce que les francophones vont bien?
L’une des grandes lacunes des ouvrages, plus particulièrement du tract, est, à mon avis, le manque de considération pour l’aspect sociodémographique, c’est-à-dire ce qui concerne l’aspect social et démographique du locutorat. Par exemple, une importante baisse de locuteurs et locutrices du français dans les communautés francophones d’Amérique du Nord n’indique pas un problème linguistique (la langue elle-même va bien), mais il tombe sous le sens que si les gens arrêtent de parler une langue, celle-ci est vouée à disparaitre. Bien que je comprenne tout à fait l’intention de ne parler que de langue, il me semble inconcevable de parler du français sans prendre en considération les caractéristiques sociales des gens qui le parlent, ne serait-ce que pour expliquer la différence entre les questions de nature linguistique (changements linguistiques, emprunts, orthographe, variation, normes, etc.) et celles de nature sociodémographique (migration, population vieillissante, contexte minoritaire, langue d’usage, etc.), voire celles de nature législative (politiques linguistiques, institutions gouvernementales, etc.).
Qui plus est, les linguistes critiquent les puristes qui adoptent une idéologie essentialiste de la langue, c’est-à-dire qui considèrent la langue comme un objet immuable, qui existerait d’elle-même en dehors de l’usage et qu’on doit protéger, voire « mériter », en respectant les règles. Or, si on exclut de l’analyse les personnes qui font vivre les langues sous prétexte de ne parler que de l’aspect linguistique, il me semble que l’on répète l’idéologie même que l’on critique, c’est-à-dire de proposer une vision de la langue qui ne tient pas compte des conditions sociales fondamentales à l’usage et à la vitalité des langues. Je comprends qu’il aurait été fastidieux de présenter tous les enjeux sociodémographiques de la francophonie, mais je crois qu’il serait fautif d’en faire abstraction complètement.
Langue d’avenir?
L’un des points forts du tract est que chaque partie est conclue par une sous-section intitulée « Et si? », dans laquelle sont présentées quelques pistes de solution pour déconstruire l’idée concernée. Cette initiative constructive permet d’envisager des façons concrètes de contrecarrer ces idées fausses, ce qui distingue le tract des autres ouvrages du genre. Par exemple, pour appuyer l’idée que « le français n’est plus la langue de Molière », le collectif de linguistes propose d’enseigner à l’école des éléments d’histoire de la langue, d’observer des textes de Molière dans leur graphie originale ou de faire écouter aux élèves des enregistrements en prononciation d’époque pour constater l’évolution de la langue tant orale qu’écrite. Sans surprise, la majorité des solutions passent par l’éducation et l’enseignement des langues. De plus, les Linguistes atterrées, contrairement à Gasquet-Cyrus, remettent les pendules à l’heure à propos du métier même de linguiste et consacrent à ce sujet le dernier chapitre en entier :
Il s’agit là d’une précision importante quant à ce que font réellement les linguistes. On comprend ainsi pourquoi ces spécialistes devraient intervenir davantage dans l’espace public.
Je recommande fortement la lecture du tract Le français va très bien, merci, un ouvrage concis et efficace qui déconstruit plusieurs mythes sur la langue française que l’on retrouve souvent dans les médias. Même s’il y a quelques zones d’ombre, ce texte, accessible aux néophytes, reste facile à lire et à comprendre. Pour sa part, En finir avec les idées fausses sur la langue française est plutôt destiné à un public averti, initié à la culture française (autant sur le fond que sur la forme).
Bien que je doute que ces livres se retrouvent véritablement entre les mains des personnes promouvant ces idées fausses (les gens qui prennent la peine de s’instruire sur ces questions sont généralement déjà sensibilisés à ces enjeux), ils me semblent au moins donner des munitions pour discuter de manière plus objective des enjeux linguistiques dans la sphère publique et dans nos classes.
Références
GASQUET-CYRUS, Médéric (2023). En finir avec les idées fausses sur la langue française, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’Atelier, 158 p.
LES LINGUISTES ATTERRÉES (2023). Le français va très bien, merci, Paris, Gallimard, 54 p. (Tracts).
- Anne Abeillé (Université Paris Cité), Julie Auger (Université de Montréal), Christophe Benzitoun (Université de Lorraine), Heather Burnett (Centre national de la recherche scientifique [France]), Maria Candea (Université Sorbonne Nouvelle), Françoise Gadet (Université Paris Nanterre), Médéric Gasquet-Cyrus (Université d’Aix-Marseille), Antoine Gautier (Sorbonne Université), Arnaud Hoedt (auteur et comédien [Belgique]), Jean-Marie Klinkenberg (Université de Liège), Michel Launey (Université Denis-Diderot), Julie Neveux (Sorbonne Université), Rachel Panckhurst (Université Paul-Valéry Montpellier 3), Jérôme Piron (auteur et comédien [Belgique]), RF Monté (auteur, vulgarisateur et vidéaste [France]), Corinne Rossari (Université de Neuchâtel), Gilles Siouffi (Sorbonne Université), Dan Van Raemdonck (Université libre de Bruxelles) et Laélia Véron (Université d’Orléans). [Retour]
- Les titres des 10 chapitres du tract sont les suivants : « Le français n’est plus “la langue de Molière” », « Le français n’appartient pas à la France », « Le français n’est pas “envahi” par l’anglais », « Le français n’est pas réglementé par l’Académie française », « Le français n’a pas une orthographe parfaite », « L’écriture numérique n’@bime pas le français », « Le français parlé n’est pas déficient », « Le français n’est pas “massacré” par les jeunes, les provinciaux, les pauvres ou les Belges », « Le français n’est pas en “péril” face à l’extension du féminin », « Linguiste, c’est un métier ». [Retour]
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