L’entrevue semi-directive: outil efficace, approche thérapeutique
Dans le numéro du mois de septembre dernier, à l’intérieur de la présente rubrique[1], nous avons fait état d’un dossier de recherches sur les difficultés langagières chez les élèves du collégial et avons montré comment nous nous sommes inscrits, à partir de ce dossier, dans un projet de construction de la difficulté langagière chez ces élèves selon une approche qualitative. Nous avons alors indiqué que cette approche, qui vise principalement la compréhension de la difficulté langagière du point de vue des élèves, préconise l’entrevue semi-directive afin de dégager, entre autres éléments, la manière dont l’individu perçoit ses difficultés, leurs éléments déclencheurs, leur effet sur son quotidien, les moyens qu’il a mis en oeuvre pour s’en sortir et l’espérance qu’il a de surmonter un jour ses difficultés d’une façon satisfaisante, et ce, le plus objectivement possible.
Face à face, nous apprenons énormément… de part et d’autre
Nous sommes actuellement en plein coeur de notre recherche, à la phase de collecte de données. Pour le moment, nous prenons toutes les précautions pour ne pas succomber à la tentation d’une lecture hâtive des événements. En effet, nous cumulons les données en tâchant de conserver, autant que faire se peut, leur intégrité et leur objectivité. Ce n’est que dans une phase subséquente que nous prendrons les moyens pour analyser ces données et surtout pour les faire parler dans une perspective de théorisation ancrée[2]. Nous souhaitons toutefois rapporter ici un écho de ce que nous expérimentons présentement. Pourquoi ? Parce que plus nous réalisons d’entrevues, plus nous découvrons les « vertus thérapeutiques » de cette approche.
Les quelque 25 élèves que nous avons recrutés dans deux établissements privés et deux établissements publics de la région de Montréal sont issus des programmes général et techniques. Ils se sont prêtés à l’exercice avec tant d’ouverture et de simplicité que nous avons l’impression de les connaître mieux que certains de nos élèves que nous côtoyons pendant une session complète. De fait, l’entrevue que nous avons réalisée avec chacun d’entre eux nous a permis tout à la fois de connaître l’individu, de le révéler à lui-même en dégageant ses forces et en délimitant ses faiblesses, de lui faire prendre du recul par rapport à sa réalité et de l’aider à dégager des pistes de travail pour consolider ses forces et corriger ses lacunes.
Ce qui se passe dans ces entrevues que nous pouvons qualifier de « rencontres intimes » avec chacun de ces élèves, c’est que, sur une période de plus de 60 minutes, nous sommes attentifs au message que ceux-ci veulent bien nous livrer à propos de leur perception des difficultés langagières. Nous leur annonçons dès le départ que l’objectif de la rencontre est de mettre au clair le point de vue des élèves sur la question de ces difficultés et que nous sommes là pour écouter leur message avec le moins d’interférence possible. En ce sens, ils sont les « maîtres », les « experts », et il nous appartient d’écouter et d’apprendre. Bref, il s’agit d’un moment au cours duquel ces élèves, rarement écoutés dans ce qu’ils ont d’intéressant à dire sur eux-mêmes, sur leurs études, sur le système d’éducation et sur tout ce qu’ils jugent bon de raconter, deviennent la vedette de la rencontre et sont libres de mener l’entretien du côté où ils le désirent. Quant à nous, nous sommes suspendus à leurs lèvres, prêts à garder un silence inhabituel pour les professeurs que nous sommes, prêts également à faire de petites interventions appréciatives et encourageantes et, de temps en temps, devant l’hésitation de certains ou le manque d’idées par rapport au sujet abordé, prêts à reposer une petite question qui permet d’enchaîner avec ce qui a déjà été avancé. De fait, il s’agit d’une attitude de respect fondamental de ces élèves et d’admiration de ce qu’ils sont et, surtout, de ce courage qu’ils ont de se dévoiler en toute « vérité » et « authenticité ». Le reste va tout seul.
Cette ambiance que nous tâchons de créer chaque fois avec ces élèves les place dans une position de force et leur donne une confiance qui se traduit incontestablement par des résultats intéressants à observer en regard de l’objectif, celui de dégager leur véritable perception des difficultés langagières. Le plus souvent, cela leur permet de passer en revue tout leur mode de fonctionnement scolaire : leur attitude à l’endroit des études, de l’apprentissage, de la vie. Nous finissons toujours par en savoir beaucoup plus que ce que nous cherchions à savoir. Comme par magie, ces élèves réputés éprouver des difficultés langagières articulent un discours fort intéressant qui dure plusieurs dizaines de minutes sans interruption, ce qui, d’une part, nous éclaire sur l’objet de la recherche et qui, d’autre part, leur permet de faire le tour de leur propre réalité. La plupart des élèves interrogés sortent de ces entrevues avec l’impression d’avoir bien cerné la réalité de leurs difficultés langagières, et ils nous expriment leur désir d’être informés de l’évolution de notre recherche. En réponse à une proposition faite à certains de ces élèves de participer à un groupe de travail visant à entreprendre une sérieuse et radicale démarche en vue de remédier définitivement à leurs difficultés langagières, la très grande majorité se sont dits prêts à un tel engagement. Nous songeons d’ailleurs sérieusement à mettre sur pied un tel groupe et à faire participer ces élèves à sa définition, à ses objectifs et aux conditions de son fonctionnement.
En plus donc d’attendre de ces entrevues qu’elles nous révèlent le point de vue des élèves sur leurs difficultés, nous sommes en train de découvrir les « vertus thérapeutiques » de telles entrevues. En elle-même, cette attitude d’ouverture à l’élève et d’écoute de ce qu’il a à nous dire permet à ce dernier de se dévoiler à ses propres yeux et de prendre ainsi conscience de certaines dimensions cachées en lui. L’entrevue lui sert d’écran sur lequel il voit se dérouler une bonne partie de sa vie, de ce qu’il fait, de ce qu’il aime ou n’aime pas faire, des difficultés qu’il éprouve devant certaines tâches, comme lire, écrire, se concentrer ou comprendre. On dirait que ces élèves ont besoin de faire des confidences sur eux-mêmes, sur ce qu’ils vivent, sur comment ils ressentent les choses. Se livrant à cet exercice, ils se dévoilent ainsi à eux-mêmes et ils sont étonnés de ce qu’ils découvrent. Ces moments particuliers sont tellement marquants de part et d’autre que le temps passe trop vite, et c’est ainsi que, sans trop nous en rendre compte et sans que nous ayons trop à intervenir, ces entrevues durent plusieurs dizaines de minutes au bout desquelles nous avons toujours l’impression d’avoir tissé des liens durables à partir d’une simple rencontre. Est-ce que cette approche vaudra dans le cas de nos propres élèves qui ont déjà à notre endroit une relation de dépendance scolaire ? Si l’approche donne moins de résultats dans le cas de nos propres élèves, nous pourrons au moins la recommander comme façon de faire lorsqu’un élève se présente dans les centres d’aide.
- Joseph Chbat et Jean-Denis Groleau. « Construction de la difficulté langagière chez les élèves du collégial : une approche qualitative », dans Correspondance, vol. 5, no 1, p. 15-16. Retour
- « La méthode tient à la fois de la technique de travail qualitatif sur un corpus et de l’algorithme de construction d’un édifice conceptuel. Elle repose sur un examen systématique préalable de données, auquel elle revient constamment en cours d’analyse, en même temps qu’elle hisse à un niveau toujours plus élevé les catégories les plus significatives du phénomène à l’étude. Elle comprend toujours une part de travail concret, méthodique, laissant des traces, mais, au-delà, elle s’avère, assez tôt, une entreprise de l’esprit où sensibilité théorique et rigueur empirique se conjuguent dans un effort de compréhension englobante d’un phénomène. » (A. Mucchielli. Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences humaines et sociales, Paris, éditions Armand Colin, 1996, p. 184) Retour
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