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La réforme de l’orthographe est-elle restée lettre morte?

La réforme de l’orthographe est-elle restée lettre morte?

Directrice de la qualité de la communication à l’École des HEC, Marie-Éva de Villers est l’auteure du Multidictionnaire de la langue française, du Multi des jeunes et de La Grammaire en tableaux. Elle a reçu en 1997 la médaille de l’Académie des lettres du Québec pour l’ensemble de son oeuvre et son engagement envers la langue française.


Huit ans après la publication au Journal officiel de la République française des Rectifications de l’orthographe[1] proposées par le Conseil supérieur de la langue française, qu’est-il advenu de cette tentative de simplifier l’orthographe ? Cette réforme concernait un peu plus de 2 000 mots, soit environ 5 % de la nomenclature des dictionnaires de grande diffusion tels Le Petit Robert ou Le Petit Larousse.

On se rappellera que l’entreprise avait reçu l’appui de l’Académie française, mais que les réactions très vives de plusieurs écrivains et professionnels de la communication ainsi que de nombreux enseignants ont fait hésiter les Immortels. Le gouvernement français aurait souhaité que le ministère de l’Éducation nationale imposât l’application de sa réforme, mais l’Académie s’y est opposée, arguant que seul l’usage pouvait consacrer les rectifications orthographiques. Ce retrait compromettait gravement ce nouvel essai de modifier l’orthographe.

Avec un peu de recul, force est de reconnaître aujourd’hui que la simplicité visée par la réforme n’était pas véritablement atteinte par les rectifications proposées, qu’elle imposait un nouvel effort d’apprentissage à tous les locuteurs francophones sans apporter en retour une réduction appréciable des exceptions et de nouvelles règles grammaticales davantage empreintes de logique et d’harmonisation.

Il importe de rappeler que, contrairement à la langue orale, l’usage de la langue écrite ne peut évoluer librement ; il ne saurait être modifié autrement que par des propositions formulées par un groupe d’experts mandatés par l’État à cette fin, approuvées et publiées officiellement. Théoriquement, c’est au Dictionnaire de l’Académie qu’il revenait de diffuser les Rectifications de l’orthographe publiées au Journal officiel le 6 décembre 1990. Dans les faits, la publication trop lente de cet ouvrage — de surcroît peu accessible à l’ensemble de la population — conférait aux dictionnaires de grande diffusion le rôle exclusif de consigner et de faire connaître les nouvelles graphies.

La réforme orthographique de 1990 est-elle restée lettre morte ou s’est-elle appliquée, tout au moins en partie ? En France, en Belgique et en Suisse, certains spécialistes de la question dont la regrettée Nina Catach, auteure du Dictionnaire historique de l’orthographe française de Larousse (1995), et Jean-Marie Klinkenberg ont résolument retenu la nouvelle orthographe pour leurs écrits. Ces initiatives sont demeurées cependant individuelles. À ce jour, aucun pays de la francophonie n’a adopté officiellement les Rectifications.

D’une façon pratique, notamment pour les enseignants, c’est dans les dictionnaires courants qu’il sera possible de vérifier si la réforme a véritablement eu des prolongements. La consultation des dernières éditions de ces ouvrages de référence nous permettra de faire le point ici sur certaines des propositions formulées en 1990.

Nous examinerons brièvement la présence du trait d’union dans les adjectifs numéraux composés, le singulier et le pluriel des noms composés comportant un trait d’union, le pluriel des mots empruntés à une langue étrangère, la soudure des mots composés d’un élément savant. Faute d’espace, nous ne traiterons pas des recommandations relatives aux accents, à la soudure de certains mots composés, à la correction de certaines anomalies orthographiques.

1. Trait d’union dans les adjectifs numéraux composés

Les rectifications orthographiques de 1990 proposaient de lier par des traits d’union les numéraux formant un nombre complexe, inférieur ou supérieur à cent.
Ex. : cent-trente-deux, deux-cents. Cette proposition n’a pas été appliquée.

En 1998, dans les adjectifs numéraux composés, il est toujours d’usage d’employer un trait d’union seulement entre les éléments qui sont l’un et l’autre inférieurs à cent et quand ces éléments ne sont pas joints par la conjonction et. Ex. : trente-huit, deux cent trente-deux.

2. Singulier et pluriel des noms composés comportant un trait d’union

La réforme de l’orthographe de 1990 préconisait que les noms composés d’un verbe et d’un nom suivent la règle des mots simples et qu’ils prennent la marque du pluriel seulement quand ils sont au pluriel, cette marque étant portée sur le second élément.
Ex. : un cure-dent, des cure-dents, un perce-neige, des perce-neiges. Cette règle ne s’applique pas dans les cas où l’élément nominal prend une majuscule ou quand il est précédé d’un article singulier. Ex. : des prie-Dieu, des trompe-l’oeil.

En 1998, on constate toujours un certain flottement dans l’orthographe des noms composés d’un verbe et d’un nom au singulier et au pluriel. Une partie des propositions de la réforme de 1990 ont été retenues par certains dictionnaires, rejetées par d’autres. En ce qui a trait aux noms composés, Le Nouveau Petit Robert (1993) et Le Petit Robert, version électronique (1996) intègrent un certain nombre de graphies préconisées par les Rectifications et signalent les variantes alors que Le Petit Larousse illustré (1998) fait preuve d’une plus grande prudence et s’en tient plus souvent à l’orthographe traditionnelle.

Quelques exemples

  • Le nom coupe-faim était invariable avant 1990. La réforme orthographique propose coupe-faim au singulier et coupe-faims au pluriel. L’édition 1998 du Petit Larousse illustré (PLI) conserve coupe-faim au singulier comme au pluriel alors que Le Nouveau Petit Robert (NPR) et Le Petit Robert, version électronique (PRE) retiennent la proposition du pluriel coupe-faims donnée désormais comme variante à côté du pluriel invariable coupe-faim. Le Multidictionnaire (Multi) adopte la même position.
  • Le nom coupe-vent reçoit un traitement semblable à celui de coupe-faim.
  • Le nom coupe-papier était invariable avant 1990. Les Rectifications préconisent coupe-papier au singulier et coupe-papiers au pluriel. Le NPR et le PRE n’entérinent pas cette recommandation et conservent le nom invariable alors que le PLI et le Multi proposent au choix les deux formes (des coupe-papier ou des coupe-papiers).
  • Le nom cure-dents était invariable avant 1990. Les Rectifications proposent un cure-dent, des cure-dents. Les ouvrages de référence retiennent ces graphies.
  • Le nom fourre-tout invariable s’écrirait en un seul mot et prendrait la marque du pluriel selon la réforme de 1990 (un fourretout, des fourretouts). Cette recommandation n’est retenue par aucun ouvrage de référence.
  • Les noms fume-cigarette et fume-cigare étaient invariables avant 1990. Les Rectifications proposent fume-cigarette et fume-cigare au singulier et fume-cigarettes, fume-cigares au pluriel. Le PLI conserve la forme invariable pour ces noms alors que le NPR, le PRE et le Multi adoptent la recommandation de la réforme de l’orthographe.
  • Le nom lèche-vitrines était invariable avant 1990. La réforme de l’orthographe préconise un lèche-vitrine, des lèche-vitrines. Le PLI, le NPR, le PRE et le Multi proposent tous la nouvelle graphie lèche-vitrine au singulier ; le PLI et le Multi admettent également la variante lèche-vitrines au singulier et au pluriel alors que le NPR et le PRE ne font pas mention du pluriel.
  • Le nom perce-neige était invariable avant 1990. La réforme préconise un perce-neige, des perce-neiges. Le PLI 1998 s’en tient à la graphie invariable alors que le NPR, le PRE et le Multi proposent les deux formes.

3. Pluriel des mots empruntés

Les Rectifications de l’orthographe proposaient que les noms ou adjectifs d’origine étrangère aient un singulier et un pluriel réguliers. Ex. : un graffiti, des graffitis, un match, des matchs, un média, des médias.

En 1998, les ouvrages de référence répertorient généralement les formes recommandées tout en donnant les pluriels d’origine (des graffiti, des matches, des média).

4. Soudure des mots composés d’un préfixe ou d’un élément savant

La réforme orthographique recommandait aux lexicographes de souder les mots composés d’un préfixe ou d’un élément savant (emprunté au latin ou au grec, par exemple) sauf lorsque cette soudure pourrait susciter des prononciations défectueuses ou des difficultés de lecture.
Ex. : microéconomie, mais micro-informatique (et non *microinformatique).

En 1998, cette consigne est largement respectée par les lexicographes dans les éditions récentes des dictionnaires de grande diffusion.

Conclusion

Ce rapide survol met en lumière l’insuccès relatif des dernières Rectifications de l’orthographe, la plupart des propositions n’ayant jamais été appliquées officiellement ni imposées par l’enseignement.

Par ailleurs, les dictionnaires qui pourraient assurer la diffusion des nouvelles graphies ne peuvent que se montrer respectueux de l’usage établi. Ainsi que l’écrivent la linguiste Josette Rey-Debove, codirectrice de la rédaction du Robert, et Béatrice Le Beau-Bensa : « Les dictionnaires Robert, pour leur part, n’ont jamais pris la liberté d’améliorer ce qui aurait pu l’être, conservant à chariot son r unique, laissant à imbécillité ses deux l[2]. » Si les lexicographes ne peuvent modifier à leur gré l’orthographe établie, ils disposent cependant d’une certaine marge de manoeuvre pour systématiser le traitement des noms composés dont l’orthographe demeure flottante, pour souder les mots composés de préfixes, suivant en cela l’évolution normale du lexique. En ce qui a trait aux anomalies que les Rectifications se proposaient de corriger, on peut constater qu’elles demeurent généralement, mais qu’elles sont parfois accompagnées d’une brève mention en fin d’article — exclusivement dans les nouvelles éditions du Robert — qui se lit ainsi : « On écrirait mieux charriot », « On écrirait mieux imbécilité ».

Malgré tout, la réforme de l’orthographe de 1990 aura certaines suites par les recommandations qu’elle formulait à l’intention des lexicographes et créateurs de néologismes « de façon à améliorer l’harmonie et la cohérence de leurs travaux ». Ces consignes ont été relativement suivies en ce qui a trait surtout à la formation de nouveaux mots à l’aide d’éléments savants qui sont désormais soudés, à la francisation de mots empruntés à une langue étrangère par l’accentuation et la marque du pluriel propres au français, à l’agglutination des nouveaux mots composés.

S’il apparaît extrêmement difficile de modifier l’usage orthographique établi, même lorsqu’il pèche contre la logique, au moins est-il possible d’orienter quelque peu la graphie des nouveaux mots en visant une logique accrue, une plus grande systématisation et une harmonisation éminemment souhaitable entre les ouvrages de référence.

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  1. « Les Rectifications de l’orthographe », Journal officiel de la République française, édition des documents administratifs, 6 décembre 1990, no 100, 19 p. Retour
  2. REX-DEBOVE, Josette et Béatrice LEBEAU-BENSA, La Réforme de l’orthographe au banc d’essai du Robert, Éd. Le Robert. Retour

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