Quoi de neuf au secondaire?
Désireux de savoir comment se vivait le passage à la grammaire nouvelle chez nos collègues de l’ordre secondaire, j’ai pu, grâce à leur aimable collaboration, en interviewer quelques-uns, en groupe, sur leurs lieux de travail. J’ai rassemblé leurs réponses et commentaires sous quelques thèmes derrière lesquels vous découvrirez facilement les questions posées. L’objectif de cet article est d’éclairer, par les réactions, par les perceptions et peut-être même par les préjugés des enseignants interviewés, les conditions dans lesquelles s’est effectué le passage à la nouvelle grammaire. Il s’agit de cibler, par la même occasion, des éléments qui puissent nous permettre de planifier plus sûrement ce passage en évitant, si possible, certains des irritants et obstacles rencontrés par nos collègues de l’ordre secondaire. Parallèlement à ces objectifs, les commentaires tenus par les personnes rencontrées devraient dégager un portrait réaliste de « l’état grammatical » des élèves que vous accueillerez dans vos cégeps à l’automne 2002.
L’accueil : entre hostilité et insécurité
« Même après quatre ans, certains n’ont pas encore effectué la transition. Le programme est prescriptif, mais je sais qu’il y a des enseignants ici même qui ne le suivent pas. »
Ce qui étonne davantage que le caractère catégorique du refus exprimé par cette observation d’une enseignante, c’est sa persistance. Et si toutes les réactions ne sont pas aussi excessives, leur diversité permet de constater que, même après quatre ans, l’unanimité est loin d’exister. L’engagement des professeurs, facteur souvent mentionné comme condition de réussite d’une réforme, varie beaucoup, et la vitesse avec laquelle ils effectuent le passage à la nouvelle grammaire est tout aussi variable.
Plusieurs raisons ont été mentionnées pour expliquer ces réactions : On trouve la réforme trop radicale et précipitée. On a l’impression que l’histoire se répète. On déplore de ne pas avoir été consultés suffisamment, d’avoir eu un programme parachuté par des penseurs peu sensibles aux conditions réelles de l’enseignement secondaire. « Il faut des penseurs, mais entre la théorie et la pratique, il faut essayer de faire le pont pour obtenir quelque chose qui a de l’allure. Et ça ne s’est pas fait. C’est nous qui sommes pris pour faire tous ces liens ; il y en a qui se disent : « Non, ça va faire, je reviens à l’ancienne grammaire ! », d’autres qui essaient de se dépêtrer comme ils peuvent en mélangeant un peu de grammaire nouvelle et de grammaire traditionnelle, et d’autres qui disent : « Non, j’y vais à fond de train. » Chacun essaie de s’organiser concrètement comme il peut, avec le peu d’aide qu’il a eu. » On dénonce l’ampleur de la tâche imposée. Il faut se rappeler que ce nouvel enseignement s’inscrit dans le cadre d’une réforme plus vaste, celle de l’enseignement du français. Les professeurs n’avaient pas à se familiariser uniquement avec une nouvelle méthode d’enseignement de la grammaire et avec une terminologie modifiée, mais avec tout un programme renouvelé. On ne voit pas la nécessité d’un changement que l’on ne perçoit souvent que comme un simple chambardement terminologique. On pense qu’avec n’importe quelle méthode, les « forts » vont continuer de réussir et les « réguliers »… d’avoir des problèmes. Vision réaliste, défaitiste ou déterministe ?
Si les enseignants se sont engagés avec une inégale motivation dans la réforme de l’enseignement grammatical, cela tient, à la limite, à la nature de chacun et à la nature de ce changement, mais surtout aux conditions dans lesquelles s’est effectuée l’implantation. Quelles que soient les réactions, il semble qu’elles aient été initialement provoquées, pour une bonne part, par trois facteurs : la formation, le matériel et le temps.
La formation des enseignants
La formation universitaire antérieure semble avoir joué un rôle majeur dans la façon dont les enseignants ont vécu la transition. Ainsi les personnes qui ont déjà pu recevoir une formation en didactique du français à l’université, donc les professeurs qui ont commencé leur carrière depuis peu, trouvent plus naturel d’enseigner la nouvelle grammaire, même si, durant toutes leurs années pré-universitaires, elles ont été formées à la grammaire traditionnelle.
Déficiente, improvisée, inadaptée, tardive, insuffisante, peu convaincante, punitive même, voilà des adjectifs souvent utilisés par les enseignants pour qualifier la formation qu’ils ont reçue dans le cadre de l’implantation de ce nouveau programme.
Formation tardive : des enseignants de 4e secondaire, par exemple, ont reçu la formation seulement quand le nouveau programme les a rejoints.
Formation improvisée et insuffisante : dans une école, les enseignants disent n’avoir reçu qu’une demi-journée de formation. Dans d’autres cas, la formation a duré jusqu’à quatre jours. « On a été très peu formés. On ne savait pas trop à quoi s’attendre. En particulier, la première année a été difficile. J’ai intégré 40 p.100 de nouveau avec ce que j’avais d’ancien, et mes collègues ont fait sensiblement la même chose parce qu’on n’avait pas ce qu’il fallait. Alors, on a fait un amalgame des deux, ce qui a été très complexe. »
Formation intéressée : « Notre école a essayé de nous offrir du perfectionnement avant. Mais personne n’était capable de le donner sauf les gens qui écrivaient leurs manuels. Et ils arrivaient avec leur grammaire pour donner du perfectionnement. On sait ce que ça veut dire. Et il fallait faire affaire avec leur maison d’édition. »
Formation inadaptée, trop générale. Cette inadaptation tient surtout à la composition des groupes. La formation était donnée dans des groupes peu homogènes réunissant des conseillers pédagogiques et des professeurs de tous les niveaux du secondaire. Comme l’enseignement de la grammaire se concentre au premier cycle, on fait remarquer que les besoins des enseignants de ce niveau sont différents de ceux du deuxième cycle.
Ce manque d’homogénéité a aussi été perçu dans la motivation variable avec laquelle les enseignants se présentaient à ces formations, ce qui alourdissait le climat dans le groupe et compliquait la gestion.
Formation punitive aussi. Comme les séances de formation prennent souvent place à l’intérieur de journées pédagogiques — dans des écoles, celles-ci ont même toutes servi à cette fin — les enseignants se trouvent ainsi privés d’un temps dont ils auraient besoin pour les fins d’étape. Enfin, dans certains cas, le moment du jour où la formation se faisait (à la fin de la journée, de 16 heures à 18 heures) a été jugé inapproprié.
Faute d’une formation suffisante et adaptée, l’intégration de la nouvelle grammaire est plus longue et difficile. Déjà déstabilisante, cette approche devient insécurisante pour les enseignants qui doivent expliquer une matière dont ils ne se sentent pas en pleine possession. L’absence d’une formation adéquate a justifié ou créé des résistances et des agacements. Ce malaise, une enseignante de 3e secondaire l’exprime ainsi : « À la première étape, je n’ai pas fait une page de grammaire, je n’ai pas eu le temps. La première année, je suis arrivée ici avec le nouveau programme, je n’avais reçu aucune formation. Le cahier d’exercices qu’on avait, j’en ai fait le tiers et je l’ai lâché. C’était tout croche, plein de fautes. Quand tu es une spécialiste et que tout à coup, lorsque tu expliques une manipulation au tableau, les élèves te font remarquer que ça ne marche pas… et que tu n’arrives pas à répondre… tu as l’air folle : c’est très difficile pour un professeur. »
La formation des élèves
Les facteurs précédents se répercutent chez les élèves. Si la formation des enseignants est inégale, celle des élèves l’est aussi. On constate une grande diversité dans la formation puisque les professeurs n’ont pas effectué le passage à la nouvelle grammaire, ne s’en sont pas approprié l’approche et la terminologie en même temps et au même rythme. Par conséquent, il règne un certain babel terminologique entre élèves de même niveau et de niveaux différents. Ils arrivent avec des bagages variant selon l’école primaire ou, à l’intérieur de l’école, selon le professeur.
Le matériel
Ce qui a été dit de la formation s’applique aussi au matériel pédagogique : improvisé, insuffisant, inadapté. Comme pour la formation, la quantité et la qualité manqueraient.
Au point de départ, certains choix ont été faits par défaut, la rareté ou l’unicité du matériel limitant la sélection. Lorsque plusieurs outils étaient disponibles, les enseignants ont souvent fait un choix intuitif, faute d’avoir reçu une formation qui leur aurait permis d’effectuer un choix plus critique. Certains achats de grammaires ou de cahiers d’exercices se font faits précipitamment à cause d’urgences pédagogiques, d’impératifs budgétaires ou de pressions administratives. Ainsi, dans une école, on a équipé les classes d’une grammaire que les élèves n’utilisent pas puisque les enseignants se sont « convertis » ensuite à une autre grammaire. Au fur et à mesure que de nouveaux outils apparaissent, les professeurs les découvrent, les jugent mieux adaptés, mais doivent continuer à fonctionner avec les ressources de la première heure.
Le manque de « disponibilité » du matériel pédagogique au moment où le besoin devait être comblé a créé une disparité dans la provenance des manuels et cahiers d’exercices, ce qui amplifie le problème de continuité. Le matériel est le même à l’intérieur de chaque niveau, mais il varie d’un niveau à l’autre, ce qui révèle une certaine étanchéité entre les niveaux. Par exemple, dans une école, les enseignants utilisent les ouvrages de l’éditeur Erpi en 1re et 2e secondaire, ceux de Graficor en 3e secondaire et ceux du CEC en 4e et 5e secondaire. Même s’ils sont tous conformes aux normes ministérielles et approuvés, ces ouvrages présentent une terminologie et des démarches parfois différentes.
Le temps… le temps ?
Si l’argent est le nerf de la guerre, il semble que le temps soit celui d’une réforme réussie. Plusieurs récriminations ciblent le manque de temps dont disposent les enseignants pour leur formation, pour la préparation de leurs cours, pour l’assimilation de la matière, pour les activités d’apprentissage en classe, pour les rencontres, pour les mises en commun.
Le manque de formation et de temps affecte la qualité de leur préparation et l’assurance avec laquelle ils se présentent en classe ; le temps est insuffisant pour maîtriser suffisamment la matière, pour être tout à fait à l’aise en classe. Ils se sentent vulnérables, menacés. La suppression des chefs de groupe limite encore plus les lieux de rencontre, d’échange d’idées.
Les élèves manquent eux aussi de temps : manque de temps pour faire les exercices puisque les textes doivent être lus en classe, manque de temps pour les travaux d’équipe. Manque de temps pour suivre la démarche de façon satisfaisante en regard de ce nouveau cadre d’apprentissage. Que l’élève travaille seul ou en équipe, le travail de manipulation qu’il doit effectuer pour découvrir par induction les mécanismes de la langue exige plus de temps que la transmission magistrale de l’information caractéristique de l’enseignement traditionnel. Le travail en groupe nécessite encore plus de temps : le démarrage du travail étant parfois lent, il s’ensuit que les enseignants cèdent à la tentation du retour à l’enseignement traditionnel. Ils déversent sur l’élève l’excédent de matière qu’ils n’ont pu couvrir, ils accélèrent la synthèse ou escamotent certaines parties. Comme le faisait remarquer ironiquement une enseignante : « Je commence moderne et je finis traditionnel ! »
Le problème de temps est accentué par le contenu même du programme, jugé lourd : le temps ne suffit pas à couvrir toute la matière, en particulier au premier cycle où se concentre l’enseignement grammatical. Comme le nombre d’heures d’enseignement n’a pas augmenté, les enseignants trouvent qu’il y a plus de travail à faire en moins de temps.
Des leçons à tirer
L’ensemble des commentaires laisse supposer un bilan strictement négatif, ce qui n’est pas le cas. Les enseignants que j’ai interrogés se sont engagés dans cette nouvelle démarche et ont témoigné d’une ouverture d’esprit rassurante. Ils commencent à sentir des effets positifs de cette approche, mais si je n’ai pas fait état de ces effets, c’est qu’ils sont peu perceptibles pour le moment — pour toutes les raisons que j’ai mentionnées — et que l’objectif de cette enquête était de cerner les problèmes des enseignants du secondaire liés à l’implantation de la grammaire nouvelle.
Le passage à la nouvelle grammaire se fait lentement mais… pas toujours sûrement. Il est surprenant — certains diront admirable — de découvrir qu’après quatre années d’existence du programme, des personnes puissent encore enseigner la grammaire avec l’approche et le vocabulaire traditionnels. Il faudra encore sûrement quelques années de plus avant que tous les professeurs n’ajustent leur enseignement grammatical et « obéissent » aux prescriptions du programme. Évidemment, comme professeur du collégial, on est en droit de se poser cette question : comment assurer la continuité avec l’enseignement secondaire alors que les enseignants de cet ordre ne réussissent pas à le faire d’un niveau à l’autre, que les élèves sont « exposés » à des professeurs qui ont intégré plus ou moins bien l’esprit et le métalangage de la grammaire nouvelle ? L’arrimage se fera peut-être difficilement avec les premières cohortes d’élèves. On devra s’efforcer d’établir une cohésion grammaticale entre des élèves dont le « vécu grammatical » présentera des écarts parfois considérables. Pour compenser les effets de cette disparité, la formation des professeurs devra être d’autant plus solide.
Le meilleur moyen de ne pas reproduire les ratés du secondaire et d’assurer aux élèves une formation ou une progression grammaticale cohérente, c’est d’éviter, au point de départ, de créer des disparités dans le choix des outils, d’harmoniser les pratiques grammaticales et de gaspiller, par la suite, nos énergies dans une entreprise de redressement.
Propositions
Comment atteindre ces objectifs ? Les observations et commentaires des enseignants interrogés nous fournissent la réponse : par l’information, la formation et l’encadrement des professeurs. Ce sont les moyens les plus sûrs de créer la motivation des enseignants pour qu’ils « embarquent », en même temps, dans la nouvelle grammaire et, pour ceux dont la motivation est déjà très forte, de la nourrir.
Il faut donc :
- Assurer une formation pertinente, suffisante, périodique, active. Elle ne doit pas être précipitée : elle devrait se faire suffisamment longtemps à l’avance (des semaines ? des mois ?) pour que les professeurs — je pense ici en particulier aux professeurs de mise à niveau — aient le temps d’intégrer suffisamment le métalangage et, surtout, la démarche, pour déjà se sentir à l’aise lorsqu’ils « affronteront » la première cohorte d’élèves formés à la nouvelle grammaire. La formation ne doit pas se limiter à une ou deux journées en début de session ou entre deux sessions. Et il faut éviter que ces journées se limitent à des exposés ou à des conférences : les professeurs doivent eux aussi expérimenter les manipulations. La formation doit être continue et périodique : la formation initiale doit s’enrichir de périodes de perfectionnement. C’est au moment d’enseigner que les « vraies » questions se posent et que les problèmes surgissent. Aussi faut-il s’assurer que les professeurs trouveront des occasions, des lieux de rencontre, des périodes où ils pourront discuter de questions relatives à l’enseignement de la grammaire.
- Nommer un responsable local ou une responsable locale dont l’expertise grammaticale et pédagogique soit reconnue et qui soit en mesure d’encadrer les professeurs rapidement avec la nouvelle grammaire. Idéalement, la même personne devrait être en mesure d’assurer la formation continue des professeurs. Évidemment, et encore là idéalement, ce travail devrait être pris en considération dans la charge de cette personne-ressource. À moyen et à long terme, cette personne devrait assumer une tâche d’harmonisation et de coordination des pratiques grammaticales entre les professeurs et entre le département et le centre d’aide en français, pour éviter la disparité et la dispersion dans le métalangage mais aussi dans le choix de la grammaire. Ainsi, la grammaire utilisée dans les centres d’aide devrait être celle utilisée par tous les professeurs du département. On doit aussi prévoir que l’encadrement grammatical puisse inclure les professeurs d’autre départements.
- Informer les professeurs des outils disponibles pour leur autoapprentissage ainsi que pour celui de leurs élèves.
Au terme de ce texte, je vous propose comme recette pour la réussite de l’implantation de la nouvelle grammaire cette métaphore agriculturiste : préparez le sol, ensemencez-le, fournissez-lui des engrais périodiquement, pas trop à la fois, pour ne pas le brûler… et prévoyez des périodes de jachère.
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