«Mieux enseigner la grammaire»: pour une rénovation en profondeur de l’enseignement grammatical
L’intention du collectif Mieux enseigner la grammaire[1], publié sous la direction de Suzanne-G. Chartrand, est clairement énoncée dans le titre : ce dernier évoque l’exigence, inhérente à la profession d’enseignant, de se perfectionner de façon continue. Afin d’inviter leurs collègues des ordres primaire et secondaire à enrichir leurs pratiques, les auteurs de cet ouvrage, des didacticiens belges, français, québécois et suisses, dressent un bilan de l’actuel enseignement grammatical et proposent des pistes didactiques concrètes; ils ont pour cela été secondés par une importante équipe d’enseignants. Si le questionnement auquel ils incitent implique une part d’autocritique, l’exercice se révèle par ailleurs tout à fait stimulant – voire indispensable – pour quiconque s’intéresse à la didactique du français, et ce, à tous les ordres d’enseignement.
L’élaboration de l’ouvrage s’appuie sur un constat plutôt négatif : la grammaire rénovée (ou grammaire dite « nouvelle »), fruit d’une réforme entamée il y a une cinquantaine d’années dans la francophonie, n’a été que partiellement intégrée à la pratique enseignante[2]. Cette situation se manifeste par l’emploi fréquent d’une métalangue véhiculant des erreurs conceptuelles, notamment dans les manuels scolaires. Qu’on pense à l’étiquette GNs (ou groupe nominal sujet[3]), couramment utilisée dans la description de la phrase, et qui amalgame deux axes d’analyse : celui des groupes construits à partir de classes lexicales et celui des fonctions syntaxiques. Un tel raccourci, si commode qu’il puisse paraitre, introduit une confusion dans la définition de concepts fondamentaux; or, comme on le découvre à la lecture de l’ouvrage, les ressources didactiques usuelles véhiculent de nombreuses lacunes du même ordre. L’échec relatif de la réforme grammaticale se manifesterait également dans les activités d’apprentissage proposées par les mêmes manuels scolaires : les traditionnels exercices d’entrainement – pourtant peu conformes à l’esprit de la grammaire rénovée, qui préconise la découverte des régularités de la langue au moyen des manipulations syntaxiques – y demeurent très populaires[4]. En un mot, après un demi-siècle de rénovations plus ou moins réussies, les approches didactiques de la grammaire française nécessitent une cure de jouvence.
Les 14 chapitres du collectif (voir l’encadré), dont l’unité est assurée par une progression finement planifiée et une grande cohérence théorique, proposent des éléments de réflexion visant à mieux comprendre les problèmes constatés dans le milieu de l’enseignement et à y remédier. La première partie présente un historique de la grammaire rénovée, dresse un état des lieux de son enseignement et expose des principes didactiques transversaux à l’ensemble de l’ouvrage. Quelques idées-forces, relevées ici sans prétention à l’exhaustivité, interpelleront à coup sûr les enseignants du collégial. Dans le premier chapitre, Jean-Paul Bronckart décrit le contexte dans lequel le projet de réforme a été élaboré : la rénovation de la grammaire témoigne à l’origine d’une volonté de démocratiser l’enseignement; dans ce cadre, il est apparu nécessaire de fournir à tous les élèves non pas uniquement des règles en vue de maitriser l’orthographe, mais aussi des outils d’analyse pour dégager les régularités syntaxiques de la langue normée. En plus d’ériger la langue au rang des objets de savoir, cet enseignement explicite doit en principe mieux outiller les élèves à risque d’échec, parmi lesquels les enfants provenant de milieux « défavorisés » sont trop souvent surreprésentés.
Le succès de cette rénovation dépend toutefois d’un ensemble de conditions décrites dans les quatre chapitres subséquents, avec un souci de précision et de clarté confinant parfois à une certaine redondance. Les chapitres 2, 3 et 4 soulignent – entre autres – la nécessité d’adopter une métalangue uniforme, propre à assurer une description rigoureuse des concepts fondamentaux de la grammaire : fonctions syntaxiques, classes lexicales, groupes, phrases subordonnées, etc. L’usage régulier et cohérent de cette métalangue doit aider les élèves à appréhender la langue comme un système, c’est-à-dire comme un ensemble organisé d’éléments en interaction. Le travail de conceptualisation s’avérera d’autant plus efficace, précise-t-on au chapitre 5, si les apprentissages sont réalisés dans une progression spiralaire. Une telle progression prévoit l’étude d’un même domaine de la langue (ex. : le verbe) à différents moments, selon un angle d’analyse associé à un palier de scolarité. Les dominantes suggérées sont la morphosyntaxe aux deux derniers cycles du primaire (ex. : les marques de temps, de personne et de nombre) et au début du secondaire (ex. : l’indicatif et les autres modes; les constructions fréquentes du GV); au second cycle du secondaire sont introduits les phénomènes énonciatifs et textuels (ex. : l’aspect, la cohérence temporelle), tandis que se poursuit l’étude de la syntaxe (ex. : les différentes réalisations des compléments du verbe). À chacun de ces paliers, les démarches d’enseignement tiennent compte des phases du processus d’apprentissage – sensibilisation, étude systématique, consolidation –, phases auxquelles on assortit des contenus grammaticaux spécifiques. Les méthodes d’apprentissage qui supposent une appropriation des concepts au moyen d’observations, de raisonnements inductifs et de manipulations syntaxiques sont vivement recommandées. Ces approches exigeant un investissement de temps considérable, les auteures, Suzanne-G. Chartrand, Danièle Cogis et Marie-Laure Elalouf, insistent sur la nécessité de réduire le nombre d’objets d’apprentissage en priorisant certaines unités de la langue en fonction de leur fréquence d’emploi dans les genres à lire et à écrire tout au long de la scolarité; elles proposent enfin une répartition des contenus incontournables du deuxième cycle du primaire à la fin du secondaire.
Dans la conclusion de l’ouvrage, Didier Colin fait remarquer à juste titre que la rénovation grammaticale a été entreprise en marge des pratiques d’enseignement. « Le ‘service après-vente didactique’, écrit-il, n’a pas été assuré, [et] la mise en œuvre des principes didactiques dans le cadre des contraintes quotidiennes d’une classe sur le long cours n’a pas été assez pensée et travaillée par les didacticiens » (p. 327). Les chapitres de la seconde partie du recueil contribuent à pallier cette lacune. Chacun d’eux propose un dispositif didactique portant sur un contenu précis : les démarches de remédiation en syntaxe (chap. 6); l’enseignement-apprentissage de l’orthographe grammaticale (chap. 7); le verbe (chap. 8); la conjugaison (chap. 9); la phrase subordonnée relative (chap. 10); la virgule (chap. 11); la reprise de l’information (chap. 12); le discours rapporté (chap. 13); la révision-correction (chap. 14). Les scénarios d’activités qu’on y présente sont en phase avec les principes énoncés dans la première partie de l’ouvrage. Précis, ingénieux, bien documentés, ces dispositifs témoignent d’une profonde connaissance de la réalité scolaire et sont présentés dans un style accessible et clair.
Cela étant dit, cette lecture, tout enrichissante soit-elle, laissera probablement les enseignants du collégial sur des interrogations non résolues – ce qui, en tant que tel, ne représente pas un défaut de l’ouvrage, puisque ce dernier est explicitement dédié aux ordres primaire et secondaire. Les propositions concernant la phrase complexe, la cohérence textuelle, l’énonciation et la révision-correction (chap. 10 à 14), qui s’adressent à des élèves plus âgés, seront aisément réinvesties au collégial dans les cours de Renforcement ou dans les programmes de tutorat, voire dans les cours réguliers. Celles qui concernent l’orthographe grammaticale et la morphologie verbale, destinées principalement aux élèves de 8 à 12 ans, soulèvent en revanche des questions touchant au cœur du problème de la remédiation dans l’enseignement postsecondaire. Il apparait à la lecture des chapitres concernés que des objets d’apprentissage tels que les formes homophones du verbe, la conjugaison et les accords ne sauraient être présentés à des cégépiens allophones ou en difficulté d’apprentissage exactement de la même manière qu’à des enfants, c’est-à-dire comme des objets de découverte : la remédiation, en effet, se fonde sur des connaissances déjà acquises – même si elles se révèlent lacunaires; ces dernières doivent ensuite être réinvesties dans des tâches d’écriture répondant aux exigences des études supérieures. Comment, alors, les enseignants du cégep devraient-ils s’y prendre pour « mieux enseigner » ces notions tout en tenant compte de la progression des savoirs au collégial? Comment devraient-ils planifier des démarches actives d’apprentissage dans un programme de remédiation, étant donné les contraintes de temps imposées par le régime d’études? D’un point de vue plus général, quelles mesures devraient-ils prendre afin de poursuivre la progression des apprentissages en français dans les cours réguliers? Comme on peut le constater, s’il ne résout pas l’épineux problème de l’enseignement de la langue écrite au cégep, le collectif Mieux enseigner la grammaire relance du moins la réflexion avec beaucoup de pertinence.
Aperçu de la table des matières du collectif Mieux enseigner la grammaire
Introduction – Suzanne-G. Chartrand. « Donner un second souffle à la rénovation de l’enseignement grammatical »
Partie I – L’enseignement de la grammaire rénovée : son histoire, ses fondements et ses perspectives
- Chapitre 1 – J.-P. Bronckart. « Éléments d’histoire des réformes de l’enseignement grammatical depuis un demi-siècle »
- Chapitre 2 – S.-G. Chartrand, M.-A. Lord et F. Lépine. « Sens et pertinence de la rénovation de l’enseignement grammatical »
- Chapitre 3 – E. Bulea Bronckart et M.-L. Elalouf. « Contenus et démarches de la grammaire rénovée »
- Chapitre 4 – M.-A. Lord et M.-L. Elalouf. « Enjeux de l’utilisation de la métalangue en classe de français »
- Chapitre 5 – S.-G. Chartrand, D. Cogis et M.-L. Elalouf. « Progression dans l’enseignement de la grammaire »
PARTIE 2 – Des dispositifs d’enseignement de la grammaire
- Chapitre 6 – C. Péret et R. Gagnon. « L’enseignement à des élèves en difficulté en français : approche de la syntaxe de l’écrit »
- Chapitre 7 – D. Cogis, C. Brissaud, C. Fisher et M. Nadeau. « L’enseignement de l’orthographe grammaticale »
- Chapitre 8 – P. Gourdet, D. Cogis et M.-N. Roubaud. « L’enseignement d’une notion-clé au primaire : le verbe »
- Chapitre 9 – S. Roy-Mercier et S.-G. Chartrand. « L’enseignement du système de la conjugaison pour en favoriser l’apprentissage »
- Chapitre 10 – S.-G. Chartrand et R. Gagnon. « L’enseignement d’une notion-clé de la syntaxe au secondaire : la phrase subordonnée relative »
- Chapitre 11 – V. Paolacci, D. Bain, M.-P. Dufour. « L’enseignement de la ponctuation : le cas de la virgule »
- Chapitre 12 – M.-C. Paret et S. Richard (avec la collab. de J. Lecavalier). « L’enseignement de la reprise de l’information à la jonction du secondaire inférieur et supérieur »
- Chapitre 13 – F. Grossmann et L. Rosier. « L’enseignement des diverses formes et valeurs du discours rapporté au secondaire »
- Chapitre 14 – J. Lecavalier, S.-G. Chartrand et F. Lépine. « La révision-correction de textes en classe : un temps fort de l’activité grammaticale »
Conclusion – D. Colin. « Porter un autre regard sur l’enseignement de la grammaire »
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