La lecture dans tous ses états
Le héros du roman Si par une nuit d’hiver un voyageur, d’Italo Calvino, n’est nul autre que le lecteur lui-même. Dès les premières lignes de ce chef-d’œuvre métafictionnel, le lecteur ne peut ignorer l’amusante synchronie qui s’installe entre le récit – rédigé à la deuxième personne du singulier – et l’acte de lecture auquel il prend part à l’instant même : « Tu vas commencer le nouveau roman d’Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur. Détends-toi. Concentre-toi. Écarte de toi toute autre pensée. Laisse le monde qui t’entoure s’estomper dans le vague[1]. »
Dans ce même esprit de connivence avec le lecteur ou la lectrice, j’avais pensé ouvrir mon propre texte de la façon suivante : « Tu tiens entre tes mains un exemplaire du dernier tirage papier du bulletin Correspondance. » Mais je me suis ravisé aussitôt. Cette phrase m’est soudainement apparue comme un non-sens. Non pas qu’elle soit entièrement fausse (notre publication, en effet, ne paraitra désormais qu’en version numérique), mais elle me semblait rendre compte d’une expérience de lecture tellement circonstancielle et, finalement, si peu représentative de l’ensemble des contextes de lecture possibles, qu’elle perdait, du moins à mes yeux, une grande part de son efficacité.
Je ne pouvais m’empêcher de songer, par exemple, à mes indispensables premières lectrices, Dominique, codirectrice éditoriale de ce bulletin, et Hélène, réviseure linguistique, qui prendraient connaissance de mon texte, comme à l’habitude, dans son état de simple « objet » virtuel. Ainsi, avant même qu’il ne se matérialise sur papier, mon texte aura déjà bénéficié de ses lectrices les plus attentives et les plus zélées. Quant à sa matérialité prétendument « à venir », parlez-en à Daniel, notre graphiste, qui aura manipulé des blocs entiers de texte, rétabli les CASSES, les graisses et les styles de certains caractères, organisé les éléments graphiques et les exergues dans la maquette, corrigé des coquilles repérées à l’étape de la révision d’épreuve; autant d’opérations réalisées avant même que la première goutte d’encre ne tombe sur le papier. Enfin, j’ai songé également au lecteur du futur qui, en 2018 (n’exagérons rien), tombera par hasard sur ce texte au cours d’une recherche en ligne et le trouvera alors dans son format le plus pérenne, c’est-à-dire forcément numérique. Bref, aux yeux de tous ces lecteurs et lectrices (ainsi qu’à mes propres yeux, rivés en ce moment même sur un écran), la phrase d’ouverture que j’envisageais initialement tomberait tout simplement à plat…
Loin de moi l’idée de nier l’expérience de lecture bien réelle et singulière qu’offre l’imprimé (j’y suis moi-même attaché), mais force est d’admettre que l’existence d’un texte n’est pas aussi inextricablement liée qu’on pourrait le croire à la fibre du papier qui lui tient parfois lieu de support. C’est particulièrement vrai pour Correspondance, qui, dès son deuxième volume, en octobre 1996, paraissait à la fois en ligne et sur papier. Or, si à ce jour il est encore possible de consulter les quelque 800 articles des 73 numéros parus depuis, on le doit essentiellement à leur existence numérique. En somme, pour le dire en termes philosophiques, ce n’est pas le statut ontologique du texte lui-même qui se transforme d’un support à un autre, mais bien les modes d’accès à la lecture. C’est pourquoi, en même temps que nous nous réjouissons de l’accessibilité grandissante des textes rendue possible par le numérique, nous faisons inévitablement le deuil de certaines habitudes, de petits rituels, voire de minuscules gestes ancrés dans nos pratiques de lecture dites « traditionnelles ». Alors qu’on sirote tranquillement son café chaque matin et que les journaux du monde entier sont à la portée d’un seul clic, on songe au fait qu’il n’y a désormais que le samedi (et pour combien de temps?) que la tasse à café imprime encore ses cernes bruns sur l’édition papier de La Presse.
Pourtant, il n’a pas fallu attendre l’arrivée d’Internet pour voir nos habitudes de lecture se transformer. Notre manière d’aller à la rencontre des textes a toujours évolué et continue de se transformer au gré des petites et grandes révolutions du monde de l’édition. En témoigne un passage du roman de Calvino qui évoque un « geste de la lecture » pratiquement disparu de nos jours, l’usage du coupe-papier : « S’ouvrir un passage dans la barrière des pages au fil de l’épée, voilà qui va bien avec l’idée d’un secret caché dans les mots : tu te fraies un chemin dans ta lecture comme au plus touffu d’une forêt[2]. » Pour toute poétique que soit cette image, le coupe-papier qui servait autrefois à séparer les pages d’un livre neuf n’est certes plus un outil indispensable à la lecture. D’ailleurs, à notre époque, s’agit-il encore simplement de se frayer un chemin dans une forêt dense et touffue? Le territoire à explorer n’est-il pas encore plus vaste et imprévisible? Au fond, peut-être est-il venu le temps de troquer la machette pour le compas…
C’est en effet le vocabulaire maritime qui nous vient spontanément à l’esprit, avec ces « navigateurs » aujourd’hui nécessaires à nos errances en haute mer et ces « pirates informatiques » dont il faut savoir nous méfier. Nous savons déjà qu’il est inutile de vouloir ramer à contre-courant. Nous avons depuis longtemps pris le large. Il nous reste, pour éviter de dériver sans fin sur ces vastes étendues du « lisible », à développer le pied marin et à compter sur les meilleurs outils à notre disposition pour arriver à bon port. Parmi ceux-ci, parions que le site de Correspondance demeurera une balise essentielle à quiconque se préoccupe de la valorisation du français et cherche à nourrir sa réflexion. En passant dès septembre prochain à un mode de publication mensuelle, et donc mieux adapté au flot continu de l’information émanant des milieux de l’éducation, Correspondance vous guidera plus que jamais dans les innovations, les nouvelles pratiques et les réflexions sur la langue qui animent le réseau collégial.
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