Développer une passion pour la syntaxe en flirtant avec le style
La problématique entourant l’enseignement de la syntaxe m’habite depuis quelques années déjà[1]. Je m’interroge : Comment concilier l’étude de la syntaxe et l’enseignement de la littérature ? Quel modèle syntaxique serait le plus pédagogique ? Peut-on développer un modèle syntaxique qui permette non seulement de corriger les erreurs de construction de phrases mais également de comprendre, dans toutes leurs nuances, des phrases d’auteurs particulièrement élaborées ? Comment amener les élèves à rédiger des phrases denses (où chaque mot compte) et vivantes (qui exploitent les multiples ressources syntaxiques) ?… J’ai maintenant trouvé quelques réponses à ces vastes questions. J’aimerais, bien sûr, partager avec vous ma conception actuelle de l’enseignement de la syntaxe dans son ensemble, mais je m’en tiendrai, dans cet article, à ce qui m’apparaît comme un préalable absolu à l’étude de la syntaxe : donner à l’élève le goût de l’analyse syntaxique.
Donner le goût d’analyser les phrases
Avant toute chose, il faut développer chez l’élève le goût de l’analyse syntaxique. Comment ? D’abord en lui faisant sentir la pertinence d’une telle analyse (À quoi ça sert ?), puis en le rendant compétent pour un tel exercice (Comment on fait ça ?).
La pertinence de l’analyse syntaxique
La pertinence de l’analyse syntaxique pour un élève du collégial est facile à démontrer. Je ne crois pas, cependant, que l’argument « Après, tu feras moins de fautes » soit très convaincant. Bien sûr, l’un des objectifs poursuivis par l’analyse syntaxique est d’amener l’élève à comprendre les structures qui respectent les règles du français écrit et à n’écrire que des phrases correctes. Mais vous savez, comme moi, que cet objectif se révèle plutôt faible comme appât. L’argument qui m’apparaît le meilleur est celui de la simple illustration de la différence entre une syntaxe riche et une syntaxe pauvre. Vous voulez un exemple ? Proposez à l’élève de comparer ce paragraphe de Voltaire, tiré de Zadig, à celui d’un élève moyen du collégial.
Voltaire Charme des prunelles, tourment des cœurs, lumière de l’esprit, je ne baise point la poussière de vos pieds, parce que vous ne marchez guère, ou que vous marchez sur des tapis d’Iran ou sur des roses. Je vous offre la traduction d’un livre d’un ancien sage, qui, ayant le bonheur de n’avoir rien à faire, eut celui de s’amuser à écrire l’histoire de Zadig : ouvrage qui dit plus qu’il ne semble dire. Je vous prie de le lire et d’en juger : car, quoique vous soyez dans le printemps de votre vie, quoique tous les plaisirs vous cherchent, quoique vous soyez belle, et que vos talents ajoutent à votre beauté ; quoiqu’on vous loue du soir au matin, et que par toutes ces raisons vous soyez en droit de n’avoir pas le sens commun, cependant vous avez l’esprit très sage et le goût très fin, et je vous ai entendue raisonner mieux que de vieux derviches à longues barbes et à bonnet pointu. […] | Élève moyen du collégial Souvent, pour la plupart, la première fois que nous voulons exprimer nos mots d’amour à quelqu’un, il nous est difficile de s’exprimer aisément et des fois nous pouvons nous sentir embarrassés par ce que nous voulons dire à notre amant. C’est pourquoi au XIXe siècle, Edmond Rostand a décidé d’évoquer, dans la pièce de théâtre Cyrano de Bergerac, acte III, scène 7, les événements et les soubresauts que l’amour avait comme effet au XVIIe siècle où l’amour passait par une transition du précieux au romantique. C’est pourquoi, dans le commentaire composé qui va suivre, j’essaierai de démontrer la stratégie amoureuse du personnage principal, Cyrano. Ensuite, je parlerai de l’éveil amoureux de Roxane, la jeune poursuivie, et de quelques aspects de l’évolution du langage et des personnages. |
Que remarquez-vous ? Voltaire maîtrise la syntaxe ; l’élève sait tout juste bâtir des phrases correctes. Le paragraphe de Voltaire semble couler sous sa plume ; celui de l’élève paraît laborieux. Bien entendu, notre enseignement ne vise pas à transformer nos élèves en célèbres écrivains, mais il peut s’avérer très agréable de sentir l’harmonie d’un texte rédigé par un expert et très instructif de mettre au jour ses stratégies, de comprendre les principes et les règles syntaxiques qu’il possède et que d’autres ignorent.
Pouvoir prendre conscience des stratégies syntaxiques d’un auteur et pouvoir les nommer, comprendre les phrases littéraires syntaxiquement élaborées, être en mesure d’utiliser soi-même les multiples ressources syntaxiques et stylistiques du français, voilà à quoi sert principalement l’analyse syntaxique[2].
La compétence pour l’analyse syntaxique
L’acquisition de la compétence syntaxique est à la portée de tous. L’élève doit d’abord prendre conscience du fait que la syntaxe du français n’est ni simple ni complexe. La phrase française ne se résume pas simplement à une suite sujet-verbe-complément ; elle ne se décrit pas non plus comme un vaste regroupement d’éléments agencés au gré de chacun, sans plan d’ensemble. L’élève doit comprendre qu’une phrase bien construite respecte toujours les règles de structuration, mais qu’à ces règles s’ajoutent des principes de souplesse qui donnent à la phrase ses multiples visages. Je ne vous livrerai pas ici un exposé détaillé des règles de structuration de la phrase, qui touchent principalement la composition des constituants majeurs et leur position. Vous les connaissez déjà sans doute dans une large mesure. Il est essentiel que l’élève les connaisse également. Je souhaite cependant attirer maintenant votre attention sur les principes de souplesse qui, combinés aux règles de structuration, modifient, allègent, agrémentent la phrase française. C’est la connaissance, puis la maîtrise de ces principes qui, selon moi, fait naître le plaisir de la phrase, voire la passion de la syntaxe. Malheureusement, ces principes, qui constituent la clé du mouvement de la phrase, sont très rarement enseignés.
Ne pas enseigner que les règles de structuration, mais aussi les principes du mouvement de la phrase
Les principes du mouvement de la phrase, ceux-là mêmes qui créent dans une large mesure ce fossé entre les phrases de Voltaire et celles d’un élève moyen, sont simples et peuvent se résumer en trois points :
- enlever le superflu ;
- enchaîner les phrases ;
- varier les rapports entre les mots et resserrer les liens sujet-verbe-complément.
Premier principe : enlever le superflu
La première étape consiste à enlever tout ce qui est superflu en s’interrogeant sur la pertinence du contenu des phrases. Cette étape ne fait pas appel à des notions syntaxiques, mais elle permet d’éviter de travailler au raffinement de phrases tout à fait inutiles.
Vient ensuite l’application d’un premier mécanisme syntaxique : l’enchâssement. J’entends ici par enchâssement le fait de placer sous la tutelle d’une phrase des éléments qui auraient pu être exprimés dans une autre phrase, mais en entraînant des répétitions inutiles.
Exemple
Les phrases :
Cyrano de Bergerac n’était pas beau. Il n’avait pas la beauté physique comme charme.
Cyrano de Bergerac voulait séduire une fille. La fille s’appelait Roxane. Elle était jeune et belle.
pourraient avantageusement être réécrites ainsi :
Cyrano de Bergerac, dont le charme n’était pas physique, voulait séduire Roxane, une belle jeune fille.
Ainsi, l’information contenue dans les cinq phrases de départ est exprimée en une seule phrase, plus dense. Les principaux moyens d’enchâssement qui permettent d’accroître facilement la densité d’une phrase en enrichissant les groupes nominaux sont :
- l’insertion d’un adjectif qualificatif (épithète liée ou détachée) ;
- l’insertion d’une relative (déterminative ou explicative) ;
- l’insertion d’une participiale (déterminative ou explicative) ;
- l’insertion d’une apposition.
Dans notre exemple, nous avons eu recours à la relative explicative, à l’apposition et à l’épithète liée.
Le second mécanisme syntaxique qu’il importe ensuite d’exploiter pour éliminer le superflu est celui de l’ellipse. L’ellipse se définit comme l’omission d’un ou de plusieurs mots normalement nécessaires à la structure régulière d’une phrase mais superflus du point de vue du sens. Ces mots peuvent, et souvent doivent, être omis, sinon la phrase devient lourde.
Exemple
Les phrases :
Je prie les vertus célestes que vos plaisirs soient sans mélange.
Je prie les vertus célestes que votre beauté soit durable.
Je prie les vertus célestes que votre bonheur soit sans fin.
deviennent, sous la plume de Voltaire :
Je prie les vertus célestes que vos plaisirs soient sans mélange, votre beauté durable, et votre bonheur sans fin.
Deuxième principe : enchaîner les phrases
Le mouvement de la pensée ne s’exprime avec aisance que lorsque les idées sont liées, que les phrases s’enchaînent les unes aux autres. Les mécanismes syntaxiques dont il est question ici sont ceux de la juxtaposition et de la coordination. Or, les élèves emploient peu le point-virgule et ils connaissent souvent mal les conjonctions de coordination et les adverbes de liaison qui permettent de lier les phrases, de dérouler le fil de la pensée. Comparez les deux paragraphes présentés à la page 14 en observant les différences quant aux procédés de liaison ; vous en saisirez facilement l’importance.
Troisième principe : varier les rapports entre les mots et resserrer les liens sujet-verbe-complément
Il importe de varier les rapports entre les mots en exploitant, par exemple, le caractère mobile de certains éléments de la phrase au moyen du mécanisme de l’inversion. L’inversion consiste à déplacer un terme de la phrase de manière à ce qu’il n’occupe pas sa place habituelle. Ainsi, on pourra placer un complément circonstanciel de phrase (c.c. de P) à la fin de la phrase ou le transporter à sa tête. Lorsque le sujet est un nom, on pourra également le déplacer entre le sujet et le verbe ou entre l’auxiliaire et le participe. Le complément circonstanciel de phrase jouit d’une mobilité au sein de la phrase entière.
Au sein du groupe nominal (GN), certains éléments sont également mobiles : l’apposition, l’épithète détachée et la participiale explicative peuvent se placer avant ou après le nom.
Pour préserver la clarté d’un texte, il faut aussi tâcher de resserrer les liens sujet-verbe-complément en tenant le plus rapprochés possible le verbe et le noyau de son groupe sujet, le verbe et le noyau de ses compléments. Si, par exemple, on déplace en tête de phrase un complément circonstanciel, il est fréquent qu’une telle inversion occasionne d’autres changements dans l’ordre des mots (par exemple, une inversion du sujet), de manière à ce que le complément ne soit pas trop éloigné du verbe.
Exemple
Phrase qui resserre les liens sujet-verbe-complément : | ||
Ainsi | parlait | Marie. |
complément | verbe | sujet |
Phrase syntaxiquement correcte, mais qui ne resserre pas les liens sujet-verbe-complément : | ||
Ainsi | Marie | parlait. |
complément | sujet | verbe |
Il arrive également que ce besoin de préserver les liens sujet-verbe-complément soit à l’origine d’une inversion dans la phrase. Exemple Phrase syntaxiquement correcte, mais qui ne resserre pas les liens sujet-verbe-complément : Phrase qui resserre les liens sujet-verbe-complément : |
Synthèse Reprenons le paragraphe de l’élève présenté plus haut et appliquons-y les trois principes du mouvement de la phrase. Avant d’utiliser ces principes, assurerons-nous que la phrase de départ respecte les règles de structuration syntaxique. | ||
PHRASES DE L’ÉLÈVE | ||
Souvent, pour la plupart, la première fois que nous voulons exprimer nos mots d’amour à quelqu’un, il nous est difficile de s’exprimer aisément et des fois nous pouvons nous sentir embarrassés par ce que nous voulons dire à notre amant. | C’est pourquoi au XIXe siècle, Edmond Rostand a décidé d’évoquer, dans la pièce de théâtre Cyrano de Bergerac, acte III, scène 7, les événements et les soubresauts que l’amour avait comme effet au XVIIe siècle où l’amour passait par une transition du précieux au romantique. | C’est pourquoi, dans le commentaire composé qui va suivre, j’essaierai de démontrer la stratégie amoureuse du personnage principal, Cyrano. Ensuite, je parlerai de l’éveil amoureux de Roxane, la jeune poursuivie, et de quelques aspects de l’évolution du langage et des personnages. |
ÉTAPE PRÉLIMINAIRE : APPLICATION CORRECTE DES RÈGLES DE STRUCTURATION SYNTAXIQUE | ||
Pour la plupart d’entre nous, il est souvent difficile de s’exprimer aisément la première fois que nous voulons exprimer nos mots d’amour à quelqu’un et nous pouvons nous sentir embarrassés par ce que nous voulons dire à notre amant. | C’est pourquoi, au XIXe siècle, Edmond Rostand a décidé d’évoquer, à la scène 7 de l’acte III de la pièce de théâtre Cyrano de Bergerac, les événements et les soubresauts qui marquaient l’amour au XVIIe siècle, où l’amour passait par une transition du précieux au romantique. | C’est pourquoi, dans le commentaire composé qui va suivre, j’essaierai de démontrer la stratégie amoureuse du personnage principal, Cyrano. Ensuite, je parlerai de l’éveil amoureux de Roxane, la jeune poursuivie, et de quelques aspects de l’évolution du langage et des personnages. |
APPLICATION DU PRINCIPE 1 : ENLEVER LE SUPERFLU | ||
La première fois, il est souvent difficile d’exprimer ses sentiments à la personne qu’on aime. | C’est l’expression à la fois précieuse et romantique du sentiment amoureux qu’Edmond Rostand évoque à la 7e scène du 3e acte de Cyrano de Bergerac. | Dans ce commentaire composé, j’analyserai la stratégie amoureuse de Cyrano et son effet sur l’éveil affectif et sensuel de Roxane, la bien-aimée, à travers le langage utilisé. |
APPLICATION DU PRINCIPE 2 : ENCHAÎNER LES PHRASES | ||
La première fois, il est souvent difficile d’exprimer ses sentiments à la personne qu’on aime. | C’est ce que réussit à faire le personnage principal dans la pièce Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand à la 7e scène du 3e acte, de façon précieuse puis romantique. | J’analyserai la stratégie amoureuse de Cyrano et son effet sur l’éveil affectif et sensuel de Roxane, la bien-aimée, à travers le langage utilisé. |
APPLICATION DU PRINCIPE 3 : VARIER LES RAPPORTS ENTRE LES MOTS | ||
Il est souvent difficile d’exprimer, pour la première fois, ses sentiments à la personne qu’on aime. | C’est ce que réussit à faire le personnage principal, de façon précieuse puis romantique, dans la pièce Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand à la 7e scène du 3e acte. | J’analyserai, à travers le langage utilisé, la stratégie amoureuse de Cyrano et son effet sur l’éveil affectif et sensuel de Roxane, la bien-aimée. |
COMPAREZ : | |
Version originale Souvent, pour la plupart, la première fois que nous voulons exprimer nos mots d’amour à quelqu’un, il nous est difficile de s’exprimer aisément et des fois nous pouvons nous sentir embarrassés par ce que nous voulons dire à notre amant. C’est pourquoi au XIXe siècle, Edmond Rostand a décidé d’évoquer, dans la pièce de théâtre Cyrano de Bergerac, acte III, scène 7, les événements et les soubresauts que l’amour avait comme effet au XVIIe siècle où l’amour passait par une transition du précieux au romantique. C’est pourquoi, dans le commentaire composé qui va suivre, j’essaierai de démontrer la stratégie amoureuse du personnage principal, Cyrano. Ensuite, je parlerai de l’éveil amoureux de Roxane, la jeune poursuivie, et de quelques aspects de l’évolution du langage et des personnages. | Version améliorée (et améliorable) Il est souvent difficile d’exprimer, pour la première fois, ses sentiments à la personne qu’on aime. C’est ce que réussit à faire le personnage principal, de façon précieuse puis romantique, dans la pièce Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand à la 7e scène du 3e acte. J’analyserai, à travers le langage utilisé, la stratégie amoureuse de Cyrano et son effet sur l’éveil affectif et sensuel de Roxane, la bien-aimée. |
Être conscient de la difficulté d’appliquer les principes du mouvement de la phrase
J’ai ébauché ici quelques grands principes du mouvement de la phrase, qui permettent de la raviver. Ils sont simples et devraient être à la portée de tous. Or, il se trouve que bon nombre d’élèves ne sont en mesure ni de comprendre ni d’appliquer les mécanismes syntaxiques en cause. Comment un élève peut-il enlever le superflu s’il n’arrive pas à trouver, dans chacune de ses phrases, de quoi il parle (le sujet) et ce qu’il en dit (le groupe verbal et le c.c. de P) ? Comment peut-il utiliser à bon escient l’enchâssement si la construction relative ou participiale, par exemple, lui est tout à fait inconnue ? Comment peut-il mieux lier ses idées s’il ne connaît pas les procédés de liaison disponibles ? Comment peut-il exploiter la mobilité du c.c. de P s’il est incapable de le repérer dans une phrase ? Le développement de toutes ces habiletés constitue donc un préalable à l’application maîtrisée des principes du mouvement de la phrase. En d’autres mots, il faut d’abord apprendre les règles de structuration syntaxique.
L’élève qui prendra conscience de cette nécessité après avoir flirté avec les exercices de style sera peut-être plus enclin à accepter ce qui, auparavant, lui aurait semblé trop aride ou trop complexe. Et parce qu’il sera en mesure de mettre à profit les connaissances structurales qu’il acquiert à la fois pour éviter des erreurs de syntaxe, pour améliorer son style et pour mieux comprendre les textes littéraires, il n’aura sans doute pas l’impression de se livrer à un exercice abstrait et futile.
C’est l’approche qui m’apparaît la plus utile et la plus persuasive parce qu’elle permet à l’élève de développer, sinon une passion, au moins un goût et une compétence pour la syntaxe… et de flirter avec le style.
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