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La grammaire du français au XVIe siècle

La grammaire du français au XVIe siècle

La grammaire au fil des siècles

Introduction

Le présent article s’inscrit dans une série consacrée aux grammaires françaises à travers les siècles. La série traitera des analyses que les grammairiens ont formulées et raffinées au fil du temps. En suivant ainsi les méandres de la réflexion grammaticale sur la langue française, nous comprendrons mieux l’origine des nomenclatures modernes, en particulier celle de la grammaire dite traditionnelle. Par cette série d’articles, nous cherchons ainsi à mettre en lumière l’histoire de la théorie grammaticale, et il y a bien là histoire, évolution. En effet, la grammaire d’aujourd’hui n’est pas celle d’hier et, disons-le, n’est probablement pas celle de demain. Contrairement aux idées reçues, la formulation de l’analyse grammaticale s’est peu à peu développée, transformée au fur et à mesure de la parution des traités, grammaires, remarques et autres ouvrages consacrés à la langue. Chaque grammairien a apporté sa pierre à l’édifice, avec plus ou moins de succès. La grammaire que nous connaissons aujourd’hui est le fruit de cette lente évolution.

Le texte qui suit s’intéresse aux premiers véritables ouvrages grammaticaux sur la langue française. Ces ancêtres de nos grammaires remontent au XVIe siècle. Il ne faut pas en conclure que la grammaire française est née, tout armée, à cette époque. Au contraire, l’héritage latin et les réflexions menées pendant tout le Moyen Âge ont permis l’émergence de textes en droit de porter le nom de grammaire, au sens d’« ouvrage didactique qui décrit les éléments, les procédés d’une langue et qui formule les règles d’un usage correct de celle-ci » (Trésor de la langue française). La formulation de réflexions grammaticales approfondies à cette époque a été favorisée par plusieurs éléments : les efforts d’unification linguistique menés par François Ier (Édit de Villers-Cotterêts) pour que le français devienne la langue administrative, la langue du pouvoir centralisé ; l’élaboration consciente d’une norme langagière au sein de la société française ; l’affirmation d’une littérature française et d’une langue (Du Bellay, Défense et illustration de la langue française), et aussi, le développement de l’enseignement et des sciences. Ces événements ont constitué le terreau pour le développement de la grammaire française.

Quelques grammaires de référence au XVIe siècle


Figure 1
Palsgrave (1530), Lesclarcissement de la langue francoyse


Figure 2
Sylvius (1531), Grammatica latino-gallica



Figure 3
Meigret (1550), Le tretté de grammere françoeze


Figure 4
Estienne (1569), Traicté de la gramaire Francoise


Figure 5
Ramus (1572), Grammaire

Nous avons retenu cinq ouvrages qui font date dans l’histoire de la grammaire française pour le XVIe siècle. Le premier, Lesclarcissement de la langue francoyse, paraît en 1530 et est écrit par un Anglais, John Palsgrave. L’auteur propose un énorme traité (plus de 1000 pages) sur le français. Le public auquel est destiné cet ouvrage est anglophone et cultivé. Il faut se rappeler qu’à l’époque, les classes sociales supérieures de l’Angleterre parlent français ou s’y intéressent très fortement.

La Grammatica latino-gallica, de Jacques Dubois (dit Iacobus Sylvius), paraît en 1531. Elle est écrite en latin, parce qu’il s’agit de la langue commune et cultivée de l’époque, mais aussi parce que l’auteur désire toucher un large public, tant français qu’étranger. Sylvius a pour objectif de fonder les bases de la langue française, de lui conférer des règles. Anatomiste enseignant à la Faculté de médecine de Paris, il veut fournir à cette langue des outils pour qu’il soit désormais possible de traduire des ouvrages scientifiques en français, notamment les ouvrages de médecine.

Quant aux autres grammaires que nous avons retenues comme références pour le XVIe siècle, elles ont été écrites en français : Louis Meigret (1550), Le tretté de grammere françoeze ; Robert et Henri Estienne (1569), Traicté de la gramaire Francoise ; Pierre de la Ramée, dit Ramus (1572), Grammaire.

Les difficultés rencontrées au XVIe siècle

De manière générale, le XVIe siècle adopte le modèle des grammaires latines (surtout l’Ars Donati grammatici, de Donat, IVe siècle), tout en l’adaptant. Sans dresser la liste des problèmes théoriques que tentent de résoudre les grammairiens de l’époque, nous examinerons le cas le plus saillant : la répartition des mots en parties du discours. Avant de poursuivre, nous voudrions signaler que nous utilisons ici les termes de l’époque lorsque nous faisons référence aux notions présentées par ces grammaires. C’est ainsi que nous parlons d’article et non de déterminant ; de partie du discours et non de classes de mots.

Dans le tableau 1, qui présente ce classement selon l’héritage latin et selon les grammairiens du XVIe siècle, on constate des différences majeures par rapport aux catégories modernes : le statut de l’article est encore vacillant, l’adjectif est absent de la liste et le participe est considéré comme une partie du discours à part entière.

Tableau 1
Les « parties du discours » au XVIe siècle (ordre de présentation quelque peu variable selon les grammaires)
 
Héritage latinPalsgrave (1530)
Estienne (1569)
Sylvius (1531)
Estienne (1569)
Ramus (1572)
  1. Nom (nomen)
  2. Pronom (pronomen)
  3. Verbe (uerbum)
  4. Participe (participium)
  5. Adverbe (aduerbium)
  6. Conjonction (coniunctio)
  7. Préposition (præpositio)
  8. Interjection (interiectio)
  9. Interjection
  1. Article
  2. Nom
  3. Pronom
  4. Verbe
  5. Participe
  6. Adverbe
  7. Conjonction
  8. Préposition
  1. Nom
  2. Pronom
  3. Verbe
  4. Participe
  5. Adverbe
  6. Conjonction
  7. Préposition
  8. Interjection

L’article, si petit et si problématique

La liste des parties du discours dans les grammaires latines ne contenait pas l’article. Ce fut un problème qu’éprouva la réflexion grammaticale au Moyen Âge, et auquel se heurtait encore la réflexion au XVIe siècle. Parmi les auteurs que nous avons retenus, seuls Palsgrave et Estienne reconnaissent à l’article le statut de partie du discours. Les autres grammairiens n’en font pas une partie du discours à part entière. Ils le traitent comme une particule qui accompagne le nom et ne l’abordent donc que dans cette catégorie.

Cependant, lorsque l’on se penche sur ce que les grammairiens de l’époque désignent par article ou sur ce qu’ils font de ce que nous appelons aujourd’hui des déterminants, on ne peut, en tant que lecteur moderne, qu’être surpris.

Pour certains auteurs, comme Sylvius et Estienne, l’article prend des formes très variées (exemples d’époque reproduits dans leur orthographe originale) : le maistre, de maistre, du maistre, au maistre, a maistre, de maistre, o maistre, etc. Par contre, pour Palsgrave, Meigret et Ramus, une bonne partie de ces cas (du, des et aux – en fait, les déterminants contractés actuels) sont des prépositions s’utilisant directement devant un nom, qui est alors dépourvu d’article.

Mais où est donc l’adjectif ?

On a beau chercher dans la liste des parties du discours que proposent les grammaires du XVIe siècle, l’adjectif n’y figure pas. En fait, il est inclus dans la section consacrée aux noms. Cette classe, très vaste à l’époque, englobe les noms substantifs et les noms adjectifs. Les premiers correspondent à nos noms modernes. Ils sont à leur tour subdivisés en noms propres et communs. Les seconds correspondent à nos adjectifs (voir la figure 6).

Division des noms

Il y a deux sortes de noms : les uns sont appelés substantifs, desquels la signification est entendue sans qu’autres mots leur soient adjoints, comme pain, terre, et font un sens parfait avec l’adjectif, comme pain blanc, terre noire. Les adjectifs sont les mots qui se mettent avec les substantifs pour déclarer leur qualité ou quantité, et ne se mettent point proprement sans substantif ou autrement on ne saurait à quoi servirait ledit adjectif, comme en disant blanc, tu ne peux rien entendre si tu n’adjoins quelque substantif, comme disant pain blanc, terre noire, terre grasse, bon homme, homme juste, mauvaise personne, grand personnage, grand larron, vin excellent, homme prudent, riche, pauvre, et ainsi des autres.

Figure 6
Les adjectifs – Estienne (1569), Traicté De la grammaire Francoise, p. 15

Leurs pronoms et les nôtres

Pour un lecteur moderne, l’analyse des pronoms est, elle aussi, plutôt surprenante. La logique de classement repose essentiellement sur le principe selon lequel les pronoms « dénot[e]nt toujours quelque certaine personne » (Estienne, 1569, p. 24). La liste contient ainsi les pronoms de base, dits primitifs, qui représentent la première, la deuxième et la troisième personnes de la conjugaison (je, tu, il, elle, etc.), mais également tout mot formé sur ces personnes. Dès lors, les déterminants possessifs modernes (mon, ton, son, etc.) font partie à l’époque des pronoms, puisque leur mode de formation repose entre autres sur la notion de personne à laquelle ils font référence (figure 7).

Or sont dérivés de la première personne, mon, ma, de moi, ou me, et mien, mienne ; et de nous, nos, notre. Et de la seconde personne tu, ou toi, ou te : ton, ta, tien ; et de vous, son pluriel : vos, votre. Reste le réciproque soi, qui fait son, sa, sien : lesquels tous sont possessifs.
Figure 7
Les pronoms – Meigret (1550), Le tretté de grammere françoeze, p. 68

Ce raisonnement permet d’inclure les formes cestuy cy (celui-ci) et cestuy la (celui-là), qui font aussi référence à la personne à qui l’on parle. Dans la foulée, les auteurs incluent les déterminants démonstratifs ce, cest et ceste. Les pronoms relatifs sont assujettis à la même analyse ; c’est le cas chez Estienne, 1569 (figure 8).

Il a été de besoin, pour éviter cette manière de répétition de noms, inventer ces relatifs tant des noms que même des pronoms, comme qui. Car autrement au lieu de dire, Tu es celui qui me plais, il nous eût fallu dire Tu es celui tu me plais et Qui est relatif de Tu.
Figure 8
Les pronoms – Estienne (1569), Traicté De la grammaire Francoise, p. 25

De l’importance du participe

Le participe occupe une position importante dans les grammaires du XVIe siècle. Il participe du verbe et du nom adjectif, et occupe, à ce titre, une position à part entière dans la liste des parties du discours (figure 9).

Figure 9
Le participe – Palsgrave (1530, édition de 1852), Lesclarcissement de la langue francoyse, p. 134

Les grammairiens ne lui accordent cependant pas encore beaucoup d’espace et passent rapidement sur la description de son comportement. Ramus (1572) fait exception. Il est le seul à traiter plus longuement de l’accord du « participe passif » (aimé, par exemple) et à insister sur le fait « Que le terme qui va devant / Volontiers régit le suivant » (Ramus citant Marot, p. 180-181). Nous assistons ici à la naissance d’une analyse vouée à un grand avenir (figure 10).

Il faut dire en termes parfaits,
Dieu en ce monde nous a faits,
il faut dire en paroles parfaites,
Dieu en ce monde les a faites,
et il ne faut point dire en effet,
Dieu en ce monde les a fait,
ni nous a fait pareillement
Figure 10
Le participe – Ramus (1572), Grammaire, p. 181

Les prémisses de l’analyse grammaticale

L’analyse grammaticale est encore en gestation au XVIe siècle. Seule la fonction de sujet est vraiment décelée par les grammairiens. Par contre, elle ne porte pas encore ce nom. Les auteurs se concentrent plutôt sur les problèmes soulevés par l’accord du verbe. Par exemple, Ramus (1572) relève les irrégularités dans un chapitre consacré à « la convenance du nom avec le verbe ».

Meigret est celui qui propose le système de fonctions le plus avancé, un système qui malgré tout ne repose que sur deux fonctions. Le surposé correspond à notre sujet et le sousposé au complément du verbe. Les notions sémantiques d’agent et de patient leur sont déjà associées (figure 11).

J’appelle le nom surposé ou apposé, celui qui gouverne le verbe, et le sousposé ou souposé, celui qui est gouverné ; comme Pierre aime Laurence, là où Pierre est le surposé, et Laurence, le sousposé : ce que ne se doit pas entendre selon l’ordre des paroles, mais selon le sens : car celuy qui gouverne est réputé en verbes actifs, comme agent, et celui qui est gouverné, comme patient
Figure 11
Les fonctions – Meigret (1550), Le tretté de grammere françoeze, p. 66

Ramus a, lui aussi, proposé deux fonctions, celle de suppost – notre sujet – et celle d’appost – l’équivalent lointain de la notion de prédicat (figure 12).

Venons maintenant à la convenance du nom et du verbe. La convenance du nom avec le verbe est en nombre et en personne. Le nom précédent devant le verbe est ici appelé suppôt, le verbe appôt.
Figure 12
Les fonctions – Ramus[2] (1572), Grammaire, p. 152-153

La présentation du texte de Ramus, en deux colonnes, peut surprendre. Il faut savoir que l’auteur a appliqué dans son ouvrage ses propositions de rectifications orthographiques. Il a cependant pris la précaution de mettre les deux orthographes en parallèle au moyen de colonnes qui alternent de page de page. Meigret, lui, avait été plus audacieux et avait écrit tout son traité dans l’orthographe qu’il proposait.

Conclusion

Les grammaires du XVIe siècle proposent un cheminement semblable à celui des grammaires modernes : parties du discours, considérations morphologiques sur ces mots, considérations syntaxiques sur les règles d’accord. Cependant, une fois ce parallélisme perçu, les différences apparaissent très vite. Et elles sont profondes, notamment dans le classement des parties du discours. L’article, l’adjectif et le participe sont analysés bien différemment à l’époque. Par ailleurs, le système des fonctions est appelé à se développer grandement.

Comme on le voit, la grammaire du XVIe siècle n’est pas celle d’aujourd’hui, et les classements et les analyses diffèrent entre les auteurs d’un même siècle. Somme toute, il n’y a pas une seule théorie grammaticale, mais bien un ensemble d’analyses proposées pour expliquer le fonctionnement de la langue. Comme toute théorie, la grammaire est soumise à la variation et à l’évolution.

* * *

  1. Meigret propose une orthographe plus phonétique et applique ses propositions dans sa grammaire. Retour
  2. Ramus a, lui aussi, pris part au débat sur l’orthographe française en proposant de mieux s’en tenir à la phonétique. S’il a appliqué ses propositions dans son ouvrage, il a cependant mis en parallèle les deux orthographes au moyen de colonnes qui alternent de page en page. Retour

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