La grammaire du français au XIXe siècle – 4e partie
Le présent article est le quatrième consacré à la grammaire du français au XIXe siècle. Dans les articles précédents portant sur ce siècle, nous avons exposé la théorie grammaticale que l’on a nommée la « première grammaire scolaire » (Chervel 1977). Ce courant est représenté par une publication phare, la Nouvelle grammaire française (1823) de Noël et Chapsal. La théorie repose sur une double analyse de la phrase : d’une part, l’analyse grammaticale ; d’autre part, l’analyse logique. La première propose de décomposer la phrase en chacun des mots la constituant et de leur attribuer une fonction grammaticale (complément direct, complément indirect, etc.). La seconde propose de décomposer la phrase en ses trois composants logiques (sujet, verbe et attribut) et d’analyser les compléments qui prennent place à ce niveau d’analyse (notamment le complément circonstanciel).
Nous avons également vu que la première grammaire scolaire fait un usage très important des figures de style, en particulier de l’ellipse. Ainsi, pour procéder à l’analyse logique de toute phrase ou aux accords, on doit faire réapparaître les éléments sous-entendus (principalement en décomposant le verbe en être + participe présent). Les phrases ainsi reformulées proposent des contorsions grammaticales qui alourdissent l’analyse : par exemple, je suis lisant, ils ont été flattant eux de réussir, tu es passant promptement. Nous verrons dans le présent article la position adoptée par la théorie grammaticale au cours de la seconde moitié du XIXe siècle quant à l’exploitation des figures de style et de l’analyse logique elle-même.
Tout au long du siècle, les nombreuses rééditions de la Nouvelle grammaire française de Noël et Chapsal se poursuivent, si bien que la théorie de la première grammaire scolaire se prolonge assez tardivement. Elle inspire d’autres grammairiens, qui toutefois la remettent peu à peu en question et la modifient. Les changements portent sur la dénomination des fonctions, sur certains classements de mots ou encore sur la façon de procéder à l’analyse.
Le présent article s’attache aux propositions qui ont pris place au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. À partir de ce moment, une réorganisation du matériel grammatical s’opère au fil des publications. Il est de coutume depuis Chervel (1977) de faire référence à cette époque comme à la période de la deuxième grammaire scolaire. Il s’agit d’une période de transition, de mise en place d’un nouveau modèle. Dans ce contexte, l’Instruction publique française s’affirmera peu à peu comme institution de régulation, mais il faudra attendre le début du XXe siècle pour qu’elle cautionne, quoique frileusement encore, une terminologie officielle ou plutôt quelques lignes directrices.
Les ouvrages qui nous ont servi de référence pour cette période couvrent la seconde moitié du XIXe siècle et il ne s’agit généralement pas de premières éditions, mais de rééditions, revues et corrigées. On peut ainsi avoir accès aux publications à succès mises à jour. Dans l’ordre chronologique des parutions, voici les huit ouvrages qui ont servi de références pour exposer la théorie grammaticale de cette période : Henry (1860) Précis de logique grammaticale spécialement appliqué à la langue française ; Poitevin (1863) Cours théorique et pratique de langue française ; Brachet (1876) La nouvelle grammaire française fondée sur l’histoire de la langue ; Larousse (1877) La lexicologie des écoles, cours complet de langue française et de style ; Brachet et Dussouchet (1883) Cours de grammaire française fondé sur l’histoire de la langue ; Buisson (sous la direction de, 1887) Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire ; Chassang (1888) Nouvelle grammaire française ; Leclair (1888) Grammaire de la langue française. Ces grammaires ont toutes connu un franc succès, ce dont témoigne soit le nombre de rééditions parfois impressionnant (l’édition de 1877 de la grammaire de Larousse est la 49e), soit le cautionnement officiel de l’Instruction publique (la grammaire Larousse a été adoptée par les écoles communales de Paris notamment, la grammaire de Leclair a été autorisée par le ministre de l’Instruction publique). Par ailleurs, leurs auteurs sont issus du milieu de l’éducation : Leclair était professeur d’université ; Brachet était examinateur ; Chassang, Buisson, Henry étaient inspecteurs généraux.
Larousse (1877), La lexicologie des écoles, cours complet de langue française et de style.
Les espèces de mots
Les grammaires présentent à cette époque une certaine unité dans les classements, qui se rapprochent de plus en plus de ceux que nous connaissons. Le premier élément de discordance est encore (comme aujourd’hui d’ailleurs) le nombre de parties du discours, qui oscille entre huit et dix. Le classement traditionnel en compte dix. Dans ce cas, le participe possède encore le statut de partie du discours. Rappelons qu’il est la clef de voûte de la première grammaire scolaire, dans laquelle toute phrase soumise à l’analyse logique fait apparaître un participe (Je lis – Je suis lisant ; La culture élève l’homme – La culture est élevant l’homme). Cette position est cependant très affaiblie. Ainsi, Brachet (1876) traite encore ce mode du verbe comme une espèce de mot et lui accorde donc un chapitre, au même titre que les autres espèces que sont le nom, l’adjectif, le verbe, etc. Mais le chapitre est symbolique et n’est d’ailleurs qu’un renvoi à certaines sections de celui consacré au verbe (figure 2). Chassang dénonce un tel traitement, qui n’est qu’une concession à la tradition, sans logique, mais qui semble pourtant répandu. Il explique ainsi dans sa préface qu’il ne « pouvai[t] davantage maintenir, comme une des parties du discours, le participe ; car le participe n’est qu’un mode du verbe, et il est rangé au milieu des modes même par les grammairiens qui, par une contradiction flagrante, en font une espèce distincte parmi les mots » (Chassang, 1888, p. iv). Le Dictionnaire de pédagogie (1887), qui fait le point entre autres sur l’enseignement du français, propose dans son article consacré à la syntaxe une liste de dix parties du discours, au rang desquelles prend encore place le participe. Pourtant, la notice qui y est consacrée est très claire, et résolument moderne : « Le participe n’est point une partie du discours, c’est un mode impersonnel du verbe comme l’infinitif. » (Dictionnaire de pédagogie, T2, p. 1518 a). Cette contradiction s’explique par le fait qu’un ouvrage de l’envergure de ce dictionnaire ne pouvait être rédigé par un seul spécialiste. Une telle incohérence, somme toute normale, présente au moins l’avantage de montrer au lecteur les éléments en phase de mutation. En bref, la remise en question du classement séculaire des parties du discours provient de la réflexion morphologique sur la formation du participe, mais aussi du bouleversement que l’analyse logique est en train de subir à l’époque, comme nous le verrons plus loin.
Brachet (1876), p. 175, Le participe en tant que partie du discours.
Le nombre des espèces de mots tombe à huit chez les auteurs qui, en plus d’analyser le par ticipe comme un mode du verbe, proposent de ranger l’article dans la catégorie des adjectifs déterminatifs, aux côtés des mon, ma, mes, son, sa, ses, etc. Ainsi, Leclair spécifie : « L’article est le premier et le plus employé des adjectifs déterminatifs. » (Leclair, 1888, p. 14). Les mots qui reçoivent le nom d’articles forment l’autre point de divergence pour cette catégorie de mots. La majorité des grammairiens n’accordent le statut d’article qu’au mot le et à ses variations morphologiques (la, les ; les termes contractés du, des, au, aux ; ainsi que les articles partitifs du, de la, des). Certains auteurs, comme Brachet (1876) et Brachet et Dussouchet (1883), scindent les articles en définis (le, la, les, du, des, au, aux) et en indéfinis (un, une, des).
Les autres parties du discours ne présentent pas de modifications majeures. L’évolution poursuit tranquillement son cours. Ainsi, le terme nom est désormais bien ancré en tant que synonyme de substantif et le supplante dans les explications qui lui sont consacrées.
Puisque la deuxième grammaire scolaire remet en question l’analyse logique (comme nous le verrons plus loin), elle ne définit plus le verbe comme instrument d’affirmation d’une qualité portant sur le sujet. En effet, cette définition, que l’on trouve chez Noël et Chapsal, est fondée sur l’analyse logique de la proposition : dans je suis aimant la lecture, le verbe aimant affirme cette qualité à propos du sujet je. La deuxième grammaire scolaire définit encore sémantiquement le verbe, mais désormais il « est un mot qui exprime l’idée d’une action ou d’un état que l’on attribue à une personne ou à une chose » (Brachet, 1876, p. 99).
Dans le chapitre consacré à l’espèce du verbe, certains grammairiens de cette période précisent l’analyse des auxiliaires et confèrent à leur approche une modernité linguistique : ils proposent qu’il existe, à côté de avoir et être, les auxiliaires aller, devoir et venir. Lorsque ces verbes sont « joints à un infinitif, ils perdent leur signification ordinaire » (Chassang, 1888, p. 75). C’est alors qu’ils sont considérés comme des auxiliaires. Ainsi, « le verbe venir […], suivi de la préposition de et d’un infinitif, forme une sorte de parfait indéfini, avec la nuance d’un accomplissement tout récent de l’action indiquée par le verbe. Ex. : Je viens de rentrer. » (Chassang, 1888, p. 75). Le Dictionnaire de pédagogie utilise le terme d’« auxiliaire secondaire » (par tie II, tome 2, p. 2283a) pour faire référence à ces emplois.
La syntaxe
La syntaxe « étudie la manière d’assembler les mots en phrases » (Brachet et Dussouchet, 1883, p. 215). Analyser une phrase, c’est savoir la décomposer. La terminologie est en cours d’évolution : la phrase remplace tranquillement le terme de proposition, qui se spécialise. La syntaxe de la première grammaire scolaire reposait sur deux piliers : d’une part, l’analyse grammaticale, qui décompose la proposition en autant de parties qu’il y a de mots ; d’autre part, l’analyse logique, qui ne la décompose qu’en trois parties (sujet, verbe et attribut) et fait intervenir les notions logiques de jugement, d’affirmation et de qualité.
La deuxième grammaire scolaire travaille encore sur les deux plans d’analyse classiques, le plan logique et le plan grammatical, mais la première perspective a perdu de sa force.
L’analyse logique
La période précédente a fait de cette analyse un exercice systématique qui l’a vidée de son essence philosophique. De plus, des phrases aussi alambiquées que Je suis donnant ce conseil à lui pour son bonheur (NGF, p. 96) n’étaient pas faites pour faciliter l’apprentissage du français !
Les réformes pédagogiques de la fin du XIXe siècle, dont le Dictionnaire de pédagogie se fait l’écho, ne pouvaient que souligner les dérapages et recommander de ne plus procéder à l’analyse logique telle qu’elle se pratiquait auparavant. Dans l’article « Analyse » (tome 1, p. 79 a), le Dictionnaire parle d’« abus regrettables » lorsque des grammaires contemporaines contiennent encore des définitions qui sont « les restes de l’ancienne tradition d’analyse logique fondée sur des données fort délicates de logique, sinon de métaphysique ». Il ne s’agit pas pour autant « de vouloir à tout prix épargner aux enfants tout effort de réflexion. […] Ce qu’il faut condamner, en définitive, ce sont des procédés défectueux d’analyse, et non l’analyse elle-même. »
Les recommandations portent sur deux aspects de l’analyse logique. Le premier concerne l’utilisation de termes techniques. Le Dictionnaire de pédagogie est catégorique : il ne sert à rien de continuer à utiliser les subtilités de l’analyse. Par exemple : « Si le sujet ou l’attribut sont simples, c’est-à-dire qu’ils n’ont point de compléments, n’en parlez pas et passez. » (Dictionnaire de pédagogie, tome 2, p. 121 a). Le mot d’ordre pour l’analyse logique est la simplicité (figure 3).
Dictionnaire de pédagogie (1887), article « Analyse », tome 2, p. 121 a.
Ainsi transparaît une pédagogie plus adaptée au public de l’école primaire. Un exemple éloquent est la remarque sur l’accord engendré par le sujet : « Si l’on compare la proposition à une petite troupe de soldats, on peut dire que le sujet en est le chef, et que le verbe et l’attribut reconnaissent son autorité et portent un costume à ses couleurs. » (Dictionnaire de pédagogie, 1887, article « Syntaxe », tome 2, p. 2110 b).
Le second aspect sur lequel portent les recommandations met profondément en cause l’analyse logique. La réforme pédagogique demande de mettre fin, en pratique, à la décomposition préalable (« ne décomposez plus », figure 4) parce qu’elle en réfute le principe.
Dictionnaire de pédagogie (1887), article « Analyse », tome 2, p. 121 a.
La réforme ne demande pourtant pas d’abandonner l’analyse logique. Celle-ci perdure, donc. Sa survie n’est toutefois qu’un sursis, puisque l’abandon de la décomposition a sapé le principe fondateur de cette analyse. Comme auparavant, celle-ci commence par la délimitation des différentes propositions et leur hiérarchisation (propositions principale et dépendantes). Par exemple, dans Comme il aimait à questionner, il demanda qui on enterrait (Brachet et Dussouchet, 1883, p. 219), la principale est il demanda et les deux dépendantes sont Comme il aimait à questionner et qui on enterrait. Il s’agit ensuite, pour chacune d’entre elles, d’en donner la composition. À cette étape, comme nous l’avons dit plus haut, la deuxième grammaire scolaire se détache de la tradition et propose que le verbe et l’attribut forment désormais un tout. Ainsi, le verbe demanda, qui aurait été décomposé en fut (verbe) et demandant (attribut), représente désormais à lui seul le verbe et l’attribut. Le reste de l’analyse se poursuit comme à l’époque de la première grammaire scolaire en identifiant, notamment, les compléments du sujet et de l’attribut. Ainsi, dans la proposition principale, il demanda, l’attribut a pour complément qui on enterrait. Dans la proposition dépendante comme il aimait à questionner, le verbe et attribut aimait a pour complément à questionner. Enfin, dans l’autre proposition dépendante qui on enterrait, le verbe et attribut enterrait a pour complément qui.
L’analyse grammaticale
Au cours de cette période, l’analyse grammaticale (qui, rappelons-le, consiste à donner la nature et la fonction de chaque mot) subit une transformation profonde dans les fonctions dépendant du verbe. D’abord, le domaine d’application du complément indirect se restreint : au lieu d’être un complément se raccrochant à n’importe quel mot au moyen d’une préposition (la maison de mon père), il est de plus en plus souvent un complément du verbe (on lui parle). Ensuite, le complément circonstanciel, autrefois réservé à l’analyse logique, finit par être également associé à l’analyse grammaticale. Son passage dans ce plan d’analyse, aussi anodin qu’il semble, est un changement théorique majeur, puisqu’il forcera une réorganisation de la complémentation verbale. En effet, en entrant dans ce type d’analyse, le complément circonstanciel se trouve placé face aux deux compléments verbaux grammaticaux, le complément direct et le complément indirect, dont il doit désormais être clairement différencié, notamment pour que l’analyse grammaticale puisse continuer d’expliquer l’orthographe grammaticale. Les règles d’accord du participe passé reposent en grande partie sur la notion de complément direct. Un complément sans préposition (vivre 80 ans – vivre des moments heureux) est désormais soit un complément circonstanciel, soit un complément direct. Or, l’un ne donnera pas lieu à un accord du participe passé (les 80 ans qu’il a vécu) tandis que l’autre si (les moments heureux qu’il a vécus). La première grammaire scolaire avait recours à l’ellipse pour différencier ces deux compléments et expliquer l’accord du participe : vivre 80 ans équivalait à vivre pendant 80 ans, ce qui ne correspondait pas à un complément direct. Pour trancher dans ce genre de cas, la deuxième grammaire scolaire accorde de plus en plus d’importance à la notion d’objet de l’action. C’est désormais sur cet te notion que se fonde la dif férence entre le complément circonstanciel et les complément s direc t et indirect.
Le circonstanciel fait référence à des notions qui ne sont pas considérées comme des objets de l’action, mais comme une mesure, un prix, une durée, un temps, un lieu, etc. : je l’ai vu hier, je vais à Londres, il a vécu 80 ans. Ainsi, pour la deuxième grammaire scolaire, le complément circonstanciel ne sera ni un objet de l’action, ni le terme ou l’origine de celle-ci. Peu importe qu’il soit introduit ou non par une préposition. Cette notion prendra du temps à s’infiltrer dans la pratique, et les analyses grammaticales resteront longtemps chancelantes. On trouve ainsi encore dans des ouvrages de la deuxième grammaire scolaire beaucoup d’exemples de compléments circonstanciels de lieu (aller à la chasse, s’approcher du cercueil) étonnamment analysés comme des compléments indirects. La période suivante apportera de la rigueur à l’analyse.
Conclusion
Nous avons exposé dans le présent article les changements que la deuxième grammaire scolaire avait apportés à la théorie grammaticale. La remise en question de l’analyse logique a eu des ramifications dans l’ensemble de l’édifice théorique. Les parties du discours se remodèlent, puisque le participe perd peu à peu son statut de pierre angulaire. Les grammairiens renvoient son traitement au chapitre du verbe, ce qui préfigure son inclusion totale et définitive dans cette par tie du discours. L’analyse logique est devenue un exercice plus général de repérage des propositions, sans décomposition en être + participe présent. Nous avons également vu qu’à la suite de ce remodelage des paliers d’analyse, la notion d’objet de l’action est en train de prendre davantage d’espace dans le système des fonctions et permet de différencier les compléments qui gravitent autour du verbe. Ces transformations majeures de l’apparat fonctionnel découlent de l’apparition du complément circonstanciel dans l’analyse grammaticale.
RÉFÉRENCES
Brachet (1876). La nouvelle grammaire française fondée sur l’histoire de la langue.
Brachet et Dussouchet (1883). Cours de grammaire française fondé sur l’histoire de la langue.
Buisson (sous la direction de, 1887). Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire.
Chassang (1888). Nouvelle grammaire française.
Chervel (1977). Histoire de la grammaire scolaire… et il fallut apprendre à écrire à tous les petits Français, Payot.
Henry (1860). Précis de logique grammaticale spécialement appliqué à la langue française.
Larousse (1877). La lexicologie des écoles, cours complet de langue française et de style.
Leclair (1888). Grammaire de la langue française.
Noël et Chapsal (1823). Nouvelle grammaire française.
Poitevin (1863). Cours théorique et pratique de langue française.
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