Verbes et grammaire nouvelle
Au cours du 20e siècle, la théorie grammaticale a beaucoup évolué. Bien que ce changement ait été graduel, on constate que la publication en 1973 de La nouvelle grammaire du français de Dubois et Lagane marque un point de rupture entre ce qu’il est convenu d’appeler la grammaire traditionnelle et la grammaire nouvelle[1]. Ces deux courants continuent de cohabiter dans le monde de l’enseignement à travers la francophonie, avec une constante : la progression partout de la grammaire nouvelle.
Au Québec, le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport a implanté la théorie grammaticale nouvelle à partir de 1995 dans l’enseignement secondaire, et en 2001 dans l’enseignement primaire[2]. Si, au tournant des années 2000, les cégeps ont intégré la grammaire moderne dans leurs centres d’aide en français, la formation générale dans les universités oscille encore entre les théories nouvelle et traditionnelle en fonction des professeurs ou des ouvrages de référence utilisés. Par contre, la formation des futurs enseignants s’y fait en grammaire nouvelle.
Pour que cette théorie nouvelle trouve le chemin des écoles, il a bien sûr fallu revoir les grammaires et les manuels scolaires. La majorité des grammaires publiées aujourd’hui au Québec sont de ce courant[3]. Mais un type d’outils linguistiques manquaient à l’appel, soit les dictionnaires. Cependant, nous observons une lente introduction des concepts de la grammaire nouvelle dans certains d’entre eux. Ce retard s’explique aisément, puisque passer de la grammaire au dictionnaire consiste en fait à passer de la théorie à la pratique : il faut appliquer à l’ensemble d’une nomenclature, avec toutes ses zones d’ombre et ses exceptions, une grille d’analyse basée généralement sur quelques modèles simples.
Dans le présent article, nous rappellerons d’abord de quelle façon l’analyse moderne traite les traditionnels « compléments circonstanciels », puis nous observerons comment les deux dictionnaires de langue générale les plus utilisés au Québec (Le petit Larousse illustré et Le petit Robert) intègrent petit à petit cette analyse à leurs nouvelles éditions. Enfin, nous présenterons le traitement réservé au classement des verbes dans Le dictionnaire de la langue française – Le français vu du Québec (FVQ).
Le classement des verbes dans la grammaire nouvelle
La grammaire nouvelle a redéfini, entre autres, plusieurs fonctions syntaxiques dépendant du verbe. La différence la plus visible concerne la fonction autrefois étiquetée « complément circonstanciel », qui a éclaté en plusieurs fonctions – en particulier, mais pas exclusivement, en complément indirect et en complément de phrase. Or, les fonctions sont à la base du classement des verbes en intransitifs, transitifs indirects, etc., et celui-ci figure systématiquement dans les dictionnaires.
La différence d’analyse essentielle entre la grammaire traditionnelle et la grammaire nouvelle repose sur la notion de « complément sélectionné par le verbe ». Ce type de complément peut être sélectionné syntaxiquement, c’est-à-dire être obligatoire pour l’emploi du verbe (ressembler à sa mère) ou pour un sens du verbe (mourir de faim, au sens figuré, ne signifie pas « perdre la vie »). Un complément peut aussi être sélectionné sémantiquement, c’est-à-dire que le complément est facultatif, mais représente un élément étroitement lié au sens du verbe (partir d’ici ; bourdonner d’activité).
En grammaire traditionnelle, une construction verbale contenant un complément prépositionnel sélectionné par le verbe (aller à Montréal, partir à Sherbrooke, grouiller d’insectes, opiner de la tête, etc.) et ne représentant pas un objet de l’action, mais une circonstance, s’analysait comme un complément circonstanciel. La construction était alors intransitive. En grammaire nouvelle, de tels compléments prépositionnels sont des compléments indirects, et la construction verbale est transitive indirecte.
Le traitement des verbes dans les deux dictionnaires les plus utilisés au Québec
Dans une étude précédente (Piron et Vincent, 2010), nous avons observé l’évolution des classements verbaux dans sept éditions du Petit Larousse illustré, échelonnées sur un peu plus de 50 ans (de 1952 à 2009). Nous avons constaté l’avancée lente, mais progressive, de la grammaire nouvelle. Le classement « transitif indirect » apparaît dans Le petit Larousse au moment de la refonte majeure de 1959, et, dès cette édition, il est attribué à 150 (16,6 %) des 905 constructions avec complément prépositionnel obligatoire que nous avons repérées. Cinquante ans plus tard, dans l’édition de 2009, ce sont 258 constructions (28,5 %) qui sont dites « transitives indirectes ».
À titre d’exemple, voici quelques constructions prépositionnelles et le moment où elles ont changé de classement dans Le petit Larousse illustré (soit du classement « intransitif » à celui de « transitif indirect »).
Construction | Classement transitif indirect dans Le petit Larousse |
---|---|
aboutir à | depuis 1959 |
accéder à | depuis 1968 |
anticiper sur | depuis 1968 |
consister dans, en | depuis 1981 |
bifurquer sur, vers | depuis 1990 |
grouiller de | depuis 1998 |
opiner de | depuis 2009 |
Fait à noter, la progression de la grammaire nouvelle se fait également dans Le petit Robert, mais ne touche pas forcément les mêmes verbes. Ainsi, en comparant le classement de quelques constructions dans les éditions 2012 des deux dictionnaires, on en arrive au portrait illustré dans le tableau 2.
Construction | Classement dans Le petit Larousse 2012 | Classement dans Le petit Robert 2012 |
---|---|---|
aboutir à | transitif indirect | transitif indirect |
accéder à | transitif indirect | transitif indirect |
achopper sur | intransitif | transitif indirect |
anticiper sur | transitif indirect | intransitif |
bifurquer sur, vers | transitif indirect | intransitif |
consister dans, en | transitif indirect | intransitif |
épiloguer sur | intransitif | transitif indirect |
grouiller de | transitif indirect | intransitif |
opiner de | transitif indirect | intransitif |
parvenir à | intransitif | transitif indirect |
Ce qui frappe au premier abord, c’est l’absence de ligne directrice d’un dictionnaire à l’autre, ou même à l’intérieur d’un même ouvrage. Un tel flottement dans l’analyse des classements verbaux démontre bien, comme nous le faisions remarquer en introduction, la difficulté d’appliquer une théorie grammaticale, celle-ci étant généralement basée sur quelques phrases, à l’ensemble des verbes de la langue – avec tous les écueils que cela suppose pour l’analyse. Cependant, l’absence d’uniformité dans l’étiquetage demande à l’usager soit un acte de foi, soit une excellente connaissance des enjeux. De plus, les préfaces des dictionnaires sont muettes autant sur la fluctuation des classements que sur toute la question de la grammaire nouvelle.
Le traitement des verbes dans Le français vu du Québec
L’objet du FVQ[4] est la description du français standard contemporain en usage au Québec, c’est-à-dire les emplois communs à l’ensemble de la francophonie, auxquels s’ajoutent les spécificités québécoises. À cet ensemble s’additionnent certains usages caractéristiques du français de France.
Lorsque nous avons dû tracer la ligne éditoriale pour le traitement des verbes, le souci premier a été de tenir compte des programmes d’enseignement du Québec. C’était entreprendre un vaste chantier, parce que l’ajustement à la grammaire nouvelle demande la réanalyse d’un très grand nombre de verbes, notamment ceux qui contiennent une construction avec complément prépositionnel sélectionné, c’est-à-dire requis par le verbe. Le FVQ compte près de 60 000 mots, traités dans plus de 46 000 articles. Sur ce nombre, on trouve autour de 5 400 verbes, dont près de 2 000 ont au moins une construction intransitive. Et sur l’ensemble de ces verbes intransitifs, environ le tiers demande un ajustement en fonction de la grammaire nouvelle. C’est la première fois en lexicographie francophone qu’une telle analyse est présentée.
Mais le défi ne s’arrêtait pas là. En effet, un examen de la situation a mis à jour une cohabitation bien réelle de la grammaire traditionnelle et de la grammaire nouvelle, autant dans les compétences des usagers que dans les divers ouvrages de référence. Nous avons donc opté pour une double analyse systématique, de façon à permettre le passage d’une théorie grammaticale à l’autre, et décidé de mettre la grammaire nouvelle au premier plan.
Parce que le FVQ est présenté sous forme électronique, la contrainte de l’espace, classique en lexicographie, n’en était plus une. Nous avons donc tenté, autant que faire se peut, d’exemplifier chacune des acceptions, notamment pour illustrer des cas problèmes, des accords particuliers, etc. De plus, nous avons dégagé les modèles de construction des verbes pour que le dictionnaire puisse être une aide à la rédaction.
Il nous fallait cependant éviter de tomber dans l’excès inverse. Un dictionnaire n’est pas le lieu d’explications détaillées. C’est un ouvrage codé qui doit pouvoir être déchiffré dès la première utilisation, par l’ensemble de la population, sans initiation préalable. Nous devions donc transmettre l’information pour chaque verbe concerné, mais sans alourdir l’article ou noyer les données proprement lexicographiques au milieu de considérations grammaticales. Ainsi, pour le verbe maugréer (figure 1), nous avons défini et exemplifié le sens principal, classé intransitif aussi bien en grammaire traditionnelle qu’en grammaire nouvelle. Puis, nous avons dégagé la construction maugréer contre, intransitive en grammaire traditionnelle et transitive indirecte en grammaire nouvelle. Au premier coup d’œil, l’article est présenté en conformité avec les orientations de la grammaire nouvelle.
Cependant, pour l’usager intéressé, une infobulle « GT » permet de pousser plus loin l’exploration : une fenêtre se déploie et indique l’analyse en fonction de la grammaire traditionnelle (figure 2). De plus, un hyperlien permet d’accéder à un article thématique intitulé Nouvelles orientations grammaticales, qui donne des précisions plus théoriques sur les changements d’analyse proposés par la grammaire nouvelle et leurs implications en matière de didactique.
Ce changement d’analyse peut toucher plusieurs constructions au sein d’un article, et parfois même l’ensemble d’un verbe. Dans ce cas, la catégorie grammaticale et l’infobulle « GT » apparaissent dans la tête de l’article plutôt que devant chaque construction. L’article consister en est un exemple (figure 3).
Figure 3
Article consister
Une des caractéristiques importantes du FVQ est de s’appuyer sur la Banque de données textuelles de Sherbrooke (BDTS), vaste corpus constitué de plus de 52 millions d’occurrences et regroupant majoritairement des textes représentatifs du français écrit standard au Québec (textes scientifiques, techniques, journalistiques et littéraires). En plus de servir de source pour les citations, la BDTS permet entre autres de dégager les constructions verbales les plus courantes. Les constructions possibles étant abondantes pour certains verbes, nous en indiquons seulement quelques-unes, généralement les plus fréquentes, et nous terminons l’énumération proposée par l’abréviation etc., pour montrer que la liste n’est pas fermée (figure 4). Chacune des constructions indiquées est exemplifiée au moyen de cooccurrents, d’un exemple construit ou d’une citation.
Figure 4
Article accourir
Pour éviter la confusion, il est parfois utile de restreindre une construction par l’ajout d’une précision sémantique. Ainsi, pour le verbe migrer (figure 5), seules les constructions prépositionnelles servant à présenter un complément de lieu sont sélectionnées par le verbe. Cela signifie que la construction migrer vers le sud est transitive indirecte en grammaire traditionnelle, parce que vers le sud est un complément du verbe, alors que migrer vers la mi-décembre serait une construction intransitive, parce que vers la mi-décembre est un complément de phrase.
Les infobulles, les modèles de constructions et la présentation des classements modernes ne suffiront pas, bien sûr, à éviter toutes les confusions et à répondre à toutes les questions en matière d’analyse grammaticale. Nous espérons cependant avoir fait quelques pas dans la bonne direction pour simplifier le décodage linguistique et permettre aux utilisateurs, notamment aux élèves et aux rédacteurs, de clarifier leur emploi des verbes.
L’approche en matière de traitement des verbes privilégiée dans le FVQ est conçue en fonction de la terminologie et des critères des programmes scolaires québécois, mais offre aussi à l’ensemble des francophones l’accès à une réanalyse complète des classements verbaux en fonction des avancées de la théorie grammaticale.
- Aussi appelée nouvelle grammaire, grammaire rénovée ou grammaire moderne. [Retour]
- La Communauté française de Belgique a opté pour la grammaire nouvelle dès 1986. La Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin a renouvelé son adhésion à la grammaire nouvelle en 2010, et la France a la particularité, encore aujourd’hui, de marier dans ses programmes des notions modernes à d’autres notions plus traditionnelles. [Retour]
- Voir notamment Boivin et Pinsonneault (2008), Bonenfant (2008), de Villers (2003), Chartrand et collab. (1999). En Europe, la grammaire nouvelle prend également une place de plus en plus importante [voir notamment Éluerd (2004) et Riegel et collab. (2009)], mais le courant traditionnel est encore bien représenté [Delatour et collab. (2004), Bentolila (2005), Grevisse (2009)]. [Retour]
- Le projet s’inscrit dans le cadre des travaux du Centre d’analyse et de traitement informatique du français québécois (CATIFQ), et plus particulièrement du groupe de recherche FRANQUS (Français Québécois : Usage Standard) de l’Université de Sherbrooke. Pour plus d’information, consulter le site du projet : franqus.ca [Retour]
Références bibliographiques
BENTOLILA, Alain (2005). Grammaire alphabétique, Paris, Nathan. Édition originale : 1995.
BOIVIN, Marie-Claude, et Reine PINSONNEAULT (2008). La grammaire moderne. Description et éléments pour sa didactique, Montréal, Beauchemin.
BONENFANT, Christine, avec la collaboration d’André G. TURCOTTE (2008). Boite à outils. Nouvelle grammaire, Mont-Royal, Modulo.
CHARTRAND, Suzanne-G., Denis AUBIN, Raymond BLAIN et Claude SIMARD (1999). Grammaire pédagogique du français d’aujourd’hui, Boucherville, Graficor.
DELATOUR, Yvonne, Dominique JENNEPIN, Maylis LÉON-DUFOUR et Brigitte TEYSSIER (2004). Nouvelle grammaire du français, Paris, Hachette.
DE VILLERS, Marie-Éva (2003). La nouvelle grammaire en tableaux, Montréal, Québec Amérique.
ÉLUERD, Roland (2004). Grammaire descriptive de la langue française, Paris, Armand Colin. Édition originale : 2002.
GREVISSE, Maurice (2009). Le petit Grevisse. Grammaire française, Bruxelles, De Bœck. Édition originale : 1939.
Le petit Larousse illustré 2012 (2011). Paris, Larousse.
Le petit Robert 2012. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, sous la direction de Josette REY-DEBOVE et d’Alain REY (2011), Paris, Le Robert.
PIRON, Sophie, et Nadine VINCENT (2010). « Un demi-siècle d’évolution des classements verbaux dans Le petit Larousse illustré », Actes des 10es Journées internationales d’analyse statistique des données textuelles (JADT), 9-11 juin 2010, Université Sapienza, Rome (Italie), Edizioni Universitarie di Lettere Economia Diritto, p. 1277-1286. www.cavi.univ-paris3.fr/lexicometrica/jadt/jadt2010/allegati/JADT-2010-1277-1286_156-Piron.pdf
RIEGEL, Martin, Jean-Christophe PELLAT et René RIOUL (2009). Grammaire méthodique du français, Paris, PUF. Édition originale : 1994.
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