Accompagnement de l’écrit: pratiques et conceptions d’enseignants de sciences humaines
Dans la foulée, d’une recherche en cours (2013-2015) sur le rapport à l’écrit des enseignants de sciences humaines[1], nous exposons dans le présent article quelques résultats préliminaires susceptibles d’intéresser les enseignants provenant notamment des départements de français. Notre projet concerne la collaboration interprofessionnelle, car « les écarts qui existent entre les différentes situations d’écriture vécues tout au long du cursus scolaire sont parfois source de problème et nécessitent un apprentissage continu » (Boudreau, Dezutter, 2013, p.15) et une vision concertée entre les enseignants des différents ordres de formation et des diverses disciplines. C’est le cas du programme de sciences humaines, qui compte le plus grand nombre d’étudiants dans le réseau collégial et met en scène plusieurs intervenants. Comment les enseignants de ce programme accompagnent-ils leurs étudiants dans le développement de la compétence à l’écrit? Est-ce un accompagnement en fonction des genres textuels propres à leur discipline et des types de lectures et de travaux écrits qu’ils exigent? Quel est leur propre rapport à l’écrit et le possible impact de celui-ci sur leurs pratiques d’enseignement?
Nous partons du principe que pour soutenir efficacement le développement des compétences à l’écrit de leurs étudiants, tant pour ce qui concerne la lecture que l’écriture, les enseignants de toutes les disciplines doivent être convaincus qu’ils ont un rôle important à jouer sur ce plan. Même s’ils ne sont pas des spécialistes de la langue (Blaser, 2007), ils sont théoriquement experts des écrits de leur domaine. Nous faisons aussi l’hypothèse que leur propre rapport à l’écrit peut influer sur l’accompagnement qu’ils vont offrir à leurs étudiants. Ainsi, un enseignant ou une enseignante qui n’aurait pas eu l’occasion de constater que l’écriture a pour effets d’organiser et d’enrichir la pensée pourrait avoir du mal à sensibiliser l’étudiant à ce que les chercheurs appellent la fonction épistémique de l’écriture (Blaser, 2007).
Au cœur de plusieurs travaux[2], dont ceux de Chartrand, Blaser et Gagnon (2006), le concept de rapport à l’écriture a été étendu au concept de rapport à l’écrit pour y inclure la lecture. À la suite de Chartrand et Prince (2009), qui s’appuient sur les travaux initiaux de Barré-de Miniac (2002), nous considérons que le rapport à l’écrit est potentiellement constitué de quatre dimensions : affective (les sentiments éprouvés pour l’écrit sous divers aspects), conceptuelle (les représentations au sujet de la lecture et de l’écriture, les opinions sur l’apprentissage, sur les fonctions de la lecture et de l’écriture), axiologique (les valeurs accordées à la lecture et à l’écriture) et praxéologique (les pratiques de lecture et d’écriture réalisées). Dans le cadre de notre recherche, nous abordons donc la question de l’accompagnement à l’écrit en considérant à la fois les activités de lecture et d’écriture.
Les résultats présentés ici proviennent d’une enquête qui s’est déroulée à l’hiver 2014. Les enseignants de sciences humaines de 11 cégeps provenant de 6 régions métropolitaines de recensement (RMR) ont été invités à remplir en ligne un questionnaire sur leurs conceptions et leurs pratiques quant aux tâches d’écriture et de lecture qu’ils assignent à leurs étudiants. Quatre-vingt-quatre enseignants ont répondu à l’invitation. Les résultats au questionnaire seront complétés dans la suite de notre recherche par l’analyse de treize entretiens individuels. Voici donc les résultats de notre enquête principalement pour le volet écriture, d’abord ceux ayant trait aux pratiques réalisées par les enseignants, puis ceux concernant les conceptions de leur rôle dans le développement de la compétence à l’écrit.
Les pratiques professionnelles des enseignants
Parmi les questions de notre enquête sur les pratiques des enseignants de sciences humaines entourant les activités d’écriture dans leur discipline, nous en avons ciblé certaines pouvant intéresser les enseignants de littérature et de français. D’abord, nous rapporterons les réponses à la question sur les genres de textes à produire en sciences humaines. Suivront celles sur les représentations des enseignants au sujet de la proportion d’élèves en sciences humaines qui arrivent du secondaire en ayant des difficultés en écriture et en lecture. Enfin, nous présentons les résultats portant sur les pratiques avec un étudiant ou une étudiante éprouvant des difficultés à écrire.
Les genres d’écrits évalués propres au programme de sciences humaines
Dans les cours de sciences humaines, les genres de textes évalués le plus fréquemment selon nos répondants sont :
- les réponses écrites dans des examens ou tests écrits (91 % des répondants évaluent ce genre d’écrit dans leur cours);
- le rapport ou travail de recherche (87 %);
- les productions écrites sous forme de texte d’analyse, de dissertation, etc. (83 %).
Pour deux des trois genres d’écrits, les étudiants doivent produire une page et plus – par exemple, le texte d’analyse et le rapport de recherche, qui peuvent compter plus de 20 pages. Il arrive également que certains examens comportent des questions à développement long.
Les genres de textes évalués le moins fréquemment sont :
- les résumés de graphiques, de schémas, de cartes (40 %);
- les questions écrites dans un cahier d’exercices ou dans un manuel (44 %);
- les résumés de documents (trouvés à la bibliothèque, sur Internet ou ailleurs) (49 %).
Certains genres textuels sont propres à une ou deux disciplines. Par exemple, les résumés de graphiques, de schémas, de cartes sont évalués par 75 % des enseignants de géographie et 67 % de ceux d’économie. Les enseignants des autres disciplines de sciences humaines évaluent ce genre textuel dans des proportions variant de 20 à moins de 40 %.
Les critères d’évaluation des productions écrites
Le tableau 1 montre la répartition du degré d’importance que les enseignants accordent à chaque critère d’évaluation. Il ressort que les critères pertinence des contenus selon la consigne donnée et précision des contenus sont jugés les plus importants. Viennent ensuite les critères structure des informations relatives aux contenus, qualité de la langue et respect du protocole. Enfin, le critère auquel les enseignants accordent le moins d’importance est l’originalité des contenus.
Degré d’importance des critères utilisés pour l’évaluation des productions écrites des étudiants selon les enseignants de sciences humaines
La proportion d’étudiants en difficulté en écriture au premier trimestre,
selon les enseignants
Dans un groupe de force moyenne, près de la moitié des enseignants de l’enquête estiment qu’entre 25 % à moins de 50 % des nouveaux étudiants ont des difficultés à rédiger, c’est-à-dire à réaliser des phrases correctes, à produire un texte cohérent et bien structuré, à utiliser le vocabulaire adéquat, à répondre correctement à la consigne, à remettre un travail bien présenté ou relativement bien orthographié et ponctué. Selon ces enseignants, dans une classe de 30 étudiants, 8 à 14 élèves auraient donc ce type de difficultés. De plus, environ le quart des enseignants évaluent que plus de la moitié des élèves admis au cégep ont ces difficultés à leur arrivée dans leurs classes.
Les représentations que se font les enseignants concernant les habiletés en lecture et écriture semblent avoir peu changé depuis une dizaine d’années. En 2004, une recherche sur les représentations sociales des enseignants de sciences humaines à l’égard des élèves au premier trimestre collégial avait conduit à des résultats similaires. Il ressortait de l’analyse des discours des 24 entretiens menés auprès des enseignants que la totalité de ceux-ci percevait les élèves comme faibles à l’écrit. Cette représentation faisait consensus au sein du groupe professoral (Bousquet, 2004).
Les pratiques déclarées avec les étudiants éprouvant des difficultés à écrire ou à lire
Comme le démontre le tableau 2, parmi les réponses proposées, l’énoncé Vous le référez au centre d’aide en français a été choisi par le plus grand nombre de répondants. Le plus souvent, c’est ce que font les enseignants lorsqu’un étudiant ou une étudiante éprouve des difficultés à écrire (87 %) ou à lire (73 %). Environ la moitié des enseignants indiquent qu’ils vont diriger l’élève vers les Services adaptés de leur collège : 48 % pour des problèmes en écriture et 54 % en lecture. Les autres énoncés étaient : Vous le référez au responsable de l’encadrement (39 % difficultés en écriture, 32 % en lecture), Vous le référez à l’aide pédagogique individuelle (24 % en écriture, 27 % en lecture) et Vous l’aidez vous-même (18 % en écriture et lecture). Les enseignants connaissent donc assez bien les ressources qu’offre leur établissement, la référence au CAF (centre d’aide en français) et aux Services adaptés étant les deux pratiques déclarées les plus habituelles.
Résultats obtenus à la question Que faites-vous ou feriez-vous avec un étudiant qui a des difficultés à écrire et à lire?
Les perceptions de l’écrit et du rôle de l’enseignant de sciences humaines
Que pensent les enseignants de la place de l’écrit dans la réussite de leurs étudiants? Comment perçoivent-ils leur rôle dans le développement des compétences langagières chez leurs élèves? D’abord, la quasi-totalité des enseignants de notre enquête (98 %) considère que la réussite des élèves dans leur discipline dépend des compétences en lecture et écriture de ceux-ci. De plus, 92 % des répondants affirment avoir un rôle à jouer dans le développement des compétences en lecture et écriture. Les enseignants sont d’accord pour dire qu’au cégep, il n’est pas trop tard pour apprendre à lire (88 %) et à écrire (90 %) et qu’écrire s’apprend par la pratique (98 %), par l’enseignement (96 %) et en lisant (91 %). Ce rôle des enseignants sera un des éléments traités dans les entrevues.
De ces données, il ressort que les opinions des enseignants sur l’importance de l’écrit dans la réussite scolaire sont apparemment en cohérence avec le rôle qu’ils se reconnaissent dans le développement des compétences en lecture et écriture. Par ailleurs, quelle serait leur responsabilité quant à l’enseignement d’aspects spécifiques de la langue? En quoi ce rôle se distinguerait-il de celui des enseignants de français? Pour donner un premier éclairage sur ce questionnement qui sera au cœur des entrevues, une des questions de notre enquête était : « Dans quel(s)s cours devrait-on enseigner à écrire au collégial? ». Le tableau 3 présente les résultats à cette question.
Résultats obtenus à la question Dans quel(s) cours devrait-on enseigner à écrire au collégial?
Au premier coup d’œil, selon les résultats du tableau 3, plus de la majorité des enseignants affirment qu’enseigner à écrire au collégial devrait se faire dans tous les cours. Par contre, certaines nuances s’imposent dans la lecture de ces résultats. À l’intérieur de la formation spécifique du programme de sciences humaines, les étudiants peuvent avoir jusqu’à sept cours relevant de disciplines différentes durant leurs deux années de formation. Chaque discipline a son propre vocabulaire, ses manières de décrire un phénomène humain, ses grilles d’analyse pour expliquer, argumenter, ou encore justifier, par exemple, les causes et les conséquences du phénomène étudié. En effet, quatre enseignants sur cinq considèrent que les manières de décrire, d’expliquer, etc., devraient s’enseigner dans tous les cours. Quant à l’enseignement du vocabulaire, environ le tiers pense que le travail sur cet aspect de la langue ne concerne que les cours de littérature (français).
De l’avis d’un peu plus de la moitié des enseignants, structurer un texte selon les conventions devrait s’enseigner dans tous les cours. Selon l’autre moitié, cet apprentissage devrait pour certains se faire dans tous les cours de première année, pour d’autres dans les cours de littérature (français) seulement.
Pour ce qui est de l’enseignement de la présentation des citations et références, les avis sont partagés. D’un côté, un peu plus de la moitié des répondants estiment que cet aspect devrait être enseigné dans tous les cours; la plupart des autres pensent que cet enseignement devrait se faire dans les cours de première année, qui sont des cours d’initiation à la discipline concernée. Quant à ceux de deuxième année, ce sont des cours soit d’approfondissement, soit d’application disciplinaire. Cela pourrait expliquer en partie le pourcentage de 41,7 % en faveur d’un enseignement en première année, certains considérant que la présentation des citations et références est davantage l’affaire des cours d’initiation à la discipline et que cet aspect de l’écriture devrait déjà être acquis quand les étudiants entrent en deuxième année.
Le portrait encore partiel que donne notre enquête nous laisse penser que la situation est favorable à la mise en place d’un travail de collaboration entre les enseignants de français et ceux de sciences humaines. Nos répondants estiment qu’ils ont un rôle à jouer dans l’enseignement de l’écriture et de la lecture. Enseigner à écrire au collégial est leur affaire, selon une bonne majorité d’entre eux.
Si les étudiants rédigent de nombreux textes dans leurs cours de français, ils en écrivent autant et peut-être même certains de plus grande ampleur à l’intérieur de leurs cours de sciences humaines. Dans le cadre de ces travaux écrits, les enseignants de sciences humaines portent une attention particulière à la structuration des éléments de contenu, à la précision des informations ainsi qu’aux stratégies discursives. Ces aspects relèvent clairement de la compétence scripturale et pourraient donner lieu à un travail conjoint avec les enseignants de français, notamment sur des éléments de grammaire textuelle et le lexique propre à différentes disciplines[3]. Il semblerait utile aussi de mener une réflexion visant à ce que les étudiants prennent conscience des particularités des divers genres textuels[4] à rédiger; par exemple, le modèle de la dissertation littéraire, qui prend beaucoup de place dans le cours de français, ne constituerait pas pour eux l’unique modèle de texte. Voilà quelques pistes qui pourraient certainement être travaillées dans le cadre de formations ou de journées pédagogiques réunissant les enseignants de sciences humaines et ceux de français. Ce travail commun pourrait donner lieu à des interventions concertées en matière de langue, au profit du développement de la compétence d’écriture des étudiants. Pour ce qui est de l’accompagnement à la lecture, la réflexion demeure à poursuivre.
- Ce projet, subventionné par le Programme d’aide à la recherche sur l’enseignement et l’apprentissage (PAREA), s’inscrit dans une programmation de recherches menées dans le cadre du Collectif de recherche sur la continuité des apprentissages en lecture et en écriture (CLÉ) de l’Université de Sherbrooke (voir collectif-cle.com). [Retour]
- Voir R. LAMPRON (2014), « Une formation à l’accompagnement de l’écriture dans sa discipline : leviers et obstacles chez des enseignants du collégial », Correspondance, vol. 20, no 1, octobre 2014, p. 8-13. [Retour]
- www.rfd.fse.ulaval.ca [Retour]
- Voir www.ccdmd.qc.ca/fr/strategies_ecriture et le cours offert bientôt par Performa : Did 875- Atelier de didactique 1 : Accompagner l’écriture des genres de texte dans sa discipline. Cours destiné aux enseignants non spécialistes de la langue. [Retour]
BIBLIOGRAPHIE
BARRÉ-DE MINIAC, C. (2002). « Le rapport à l’écriture. Une notion à plusieurs dimensions », Pratiques, no 113-114, p. 29-40.
BLASER, C. (2007). Fonction épistémique de l’écrit : pratiques et conceptions d’enseignants de science et d’histoire du secondaire. Thèse de doctorat, Université Laval, Québec.
BOUDREAU, J.-P., et O. DEZUTTER (2013). « La continuité des apprentissages en lecture et écriture : un objet de recherche partagé entre les milieux collégial et universitaire », Correspondance, vol. 18, no 2, janvier 2013, p.14-17.
BOUSQUET, G. (2004). Représentations sociales et pratiques professionnelles. Étude auprès du personnel enseignant en sciences humaines à l’égard des caractéristiques des élèves au premier trimestre collégial, Sherbrooke, Collège de Sherbrooke.
CHARTRAND, S.-G., C. BLASER et M. GAGNON (2006). « Fonction épistémique de l’écrit et genres disciplinaires. Enquête dans les classes d’histoire et de sciences du secondaire québécois », Revue suisse des sciences de l’éducation, vol. 28, no 2, p. 275-293.
CHARTRAND, S.-G., et M. PRINCE (2009). « La dimension affective du rapport à l’écrit d’élèves québécois », Revue canadienne de l’éducation, vol. 32, no 2, p. 317-343.
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