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L’orthographe rectifiée et la responsabilité des enseignants de français

L’orthographe rectifiée et la responsabilité des enseignants de français

L’

enseignement du français, s’il est l’un des domaines les plus conservateurs de l’école, ne s’inscrit pas moins dans des champs de débats et de traditions qui débordent largement l’univers scolaire. Politiciens, journalistes, intellectuels, professionnels, travailleurs de tous horizons et parents prennent tour à tour position sur l’enseignement du français, critiquant ici le laisser-aller des élèves en matière de compétence langagière, reconnaissant là les efforts d’acculturation des enseignants. Au Québec comme en France ou ailleurs dans la francophonie, l’enseignement du français est affaire de débat public, encore plus lorsque l’école doit prendre position sur des rectifications du code linguistique qui concernent autant ses acteurs directs que l’ensemble des acteurs sociaux utilisant la langue qui sera enseignée aux élèves, donc promue comme pratique sociale de référence pour les prochaines générations.

Le débat qui entoure la rectification de l’orthographe adoptée en 1990 à l’unanimité par l’Académie française a longtemps occulté les raisons qui ont amené le Conseil supérieur de la langue française à proposer un nombre important de modifications orthographiques. Les résistants, aujourd’hui encore opposés à ce qu’ils jugent un nivèlement[1] par le bas ou une incitation à la paresse intellectuelle, ancrent le plus souvent leur argumentation dans une nostalgie qui prend bien peu en considération l’argumentation étymologique et morphologique avancée par les promoteurs de l’orthographe rectifiée. À cet égard, l’école doit jouer un rôle de premier plan dans l’explication des recommandations orthographiques, et à plus forte raison les enseignants de français qui constituent, dans plusieurs collèges, les principaux acteurs de changement dans les pratiques langagières.

Quelques contours

La langue française, on s’en doute, n’en est pas à ses premières rectifications orthographiques. Dès le XVIe siècle, on remplaçait les s muets par des accents circonflexes, transformation que l’on retrouve aujourd’hui encore dans plusieurs familles de mots (fenêtre/fenestration ; hôpital/ hospitalier ; fête/festif ; bâton/bastonnade). Au XVIIIe siècle, les terminaisons de l’imparfait -ois et -oit prennent la forme en -ais et -ait qu’on leur connait aujourd’hui. Ces rectifications ne se sont pas imposées d’elles-mêmes. Il faut compter une, sinon deux générations pour que de telles modifications orthographiques passent dans l’usage, ce qui s’explique aisément quand l’on sait l’effort que requiert l’apprentissage de l’orthographe française ; on ne peut donc s’attendre à ce que les francophones modifient des habitudes langagières qu’ils ont mis des années à développer. C’est pourquoi l’Office québécois de la langue française adopte le vocable de « recommandations » orthographiques (Francilettre, no 6, 7 mai 2004), qui reflète bien la réalité représentée.

Il est trop facile de condamner les recommandations orthographiques en les réduisant à une orthographe phonétique qui commanderait maintenant d’écrire au son, dérive démagogique qu’empruntent bon nombre de détracteurs. Ceux-ci n’appartiennent pas nécessairement aux nostalgiques du cours classique, comme on pourrait être tenté de le croire. Dans Le Devoir du 7 juillet 2004, une étudiante de maitrise en psychologie, Julie Monette, rapproche les recommandations orthographiques des compétences langagières des patients cérébrolésés qui apprennent à écrire au son. Ces argumentations, sous couvert scientifique, dissimulent mal une attitude réactionnaire ignorante des fondements linguistiques qui justifient les nouvelles recommandations orthographiques.

Par exemple, lorsqu’on propose de déplacer le tréma sur la lettre u dans les suites -gue– et -gui-, on uniformise l’emploi de ce signe visant à marquer une voyelle sonore qui serait tue suivant l’orthographe de certains mots, comme maïs ou Noël. Ainsi, on lira maintenant ambigüe et ambigüité, pour indiquer la prononciation juste, suivant la règle d’usage du tréma. D’un autre côté, on pourrait relever que la nouvelle règle ne constitue pas une simplification par rapport à l’usage actuel : le tréma sur la première voyelle (ambigüe) ou sur la deuxième (maïs). Il faut plutôt voir que le tréma devient un révélateur fidèle de la prononciation, ce qui est davantage conforme à la logique du système alphabétique, qui note avant tout des phonèmes.

L’élimination de l’accent circonflexe sur le i et le u suit elle aussi une logique de simplification. Les accents retranchés ne suivaient aucune logique étymologique ou sonore. On ne retrouve aucun mot de même famille dans le français contemporain derrière l’accent de flûte ou de maîtresse – même si, étymologiquement, on retrouve la trace du « s » dans maistre. Par respect justement de cette logique lexicale, les recommandations ne concernent pas les accents circonflexes sur les voyelles a, o et e, parce qu’ils portent les marques des mots de même famille, comme nous l’avons illustré plus haut. On n’élimine pas non plus les accents circonflexes qui reflètent la prononciation plus ouverte de certains phonèmes : plâtre, côte, acariâtre, etc., comme ceux qui distinguent certains homophones : sur/sûr ; du/dû. Enfin, suivant la régularité des terminaisons au passé simple qui prennent l’accent circonflexe à la première et à la deuxième personne du pluriel, on a gardé l’accent sur le i et le u : vous fûtes, comme nous mangeâmes. Même perspective pour l’imparfait du subjonctif, à la troisième personne du singulier : qu’il pût comme qu’il arrivât.

Le redoublement des consonnes t et l dans les verbes à l’infinitif se terminant en -eler et -eter présentait de grandes irrégularités difficilement explicables et entrainait de nombreuses contradictions entre les dictionnaires. On écrira désormais il époussète, il épèle, il nivèle, il étiquète, par souci d’uniformisation. La nouvelle règle génère toutefois de nouvelles ambigüités : voulant ménager la logique qu’elle poursuit et l’usage fermement établi, elle conserve le redoublement de la consonne pour les verbes appeler et jeter et leurs dérivés. Cette décision s’expliquerait, sachant que l’emploi de ces deux verbes est plus répandue, et leur orthographe, probablement bien maitrisée.

La nouvelle orthographe s’intéresse aussi aux noms composés, avec traits d’union, formés d’un verbe et d’un nom ou d’une préposition et d’un nom. L’accord de ces noms composés s’aligne désormais sur celui des noms simples, respectant par là les règles de la morphologie plutôt que celles de la sémantique. Dans la mesure où les composantes d’un nom composé désignent une nouvelle réalité, il est juste de considérer cette nouvelle réalité plutôt que le référent auquel renvoie chacune des composantes. Par exemple, en écrivant un compte-gouttes dans l’ancienne orthographe, on ne tenait compte ni des règles d’accord des noms communs ni de la nouvelle réalité désignée par la juxtaposition du verbe compte et du nom goutte. Ainsi, on écrira désormais un sèche-cheveu et des sèche-cheveux, sans considérer qu’il serait absurde de sécher un seul cheveu, parce que le nom composé sèche-cheveu désigne une nouvelle réalité sémantique qui ne peut se réduire à l’une ou l’autre de ses composantes. Même remarque pour un après-midi et des après-midis.

Nous ne reprendrons pas ici toutes les propositions de l’orthographe rectifiée. Il s’agissait seulement de montrer qu’elles obéissent à une logique linguistique et pratique – qui ne saurait être parfaite, nous l’avons vu – s’inscrivant de plain-pied dans l’esprit de la nouvelle grammaire en voie d’implantation dans tous les ordres d’enseignement au Québec, soit une grammaire qui cherche à comprendre les régularités de la langue française en éliminant dans la mesure du possible les critères de catégorisation confus pour désigner des objets similaires. Il faut donc considérer ces recommandations orthographiques pour ce qu’elles sont : il ne s’agit nullement de règles édictées par des instances soucieuses uniquement de la réussite à tout cran, et ce, au moindre effort. L’Académie française n’a jamais trop péché en ce sens… Il s’agit plutôt de proposer des rectifications orthographiques qui éliminent un nombre considérable de graphies qui ne sont conformes ni à l’usage ni à l’étymologie.

On trouvera le détail des recommandations à l’adresse Internet suivante : www.orthographe-recommandee.info.

Le Département d’études romanes de l’Université catholique de Louvain a mis en ligne un abrégé du vadémécum présentant huit-cents (notez le trait d’union !) mots courants touchés par les recommandations : www.fltr.ucl.ac.be/FLTR/ROM/ess.html.

La brochure de la Délégation à la langue française de Suisse romande contient elle aussi nombre d’informations précieuses sur l’orthographe rectifiée qu’on pourra consulter à l’adresse Internet suivante : www.ciip.ch/ciip/DLF/frames.htm.

Le GQMNF (Groupe québécois pour la modernisation de la norme du français) vient de publier le Vadémécum de l’orthographe recommandée (Le millepatte sur un nénufar), une brochure de 40 pages qui explique les règles de la nouvelle orthographe et qui donne la liste de tous les mots touchés par les rectifications.

Le rôle des enseignants de français comme acteurs de changement

On aura compris que les changements proposés rencontreront une certaine opposition dans le milieu scolaire. Certaines personnalités publiques influentes, dont Marie-Éva de Villers (Le Soleil, 9 septembre 2004), mettent sérieusement en doute la pertinence de la rectification de l’orthographe parce qu’on ne traite pas de façon absolue tous les cas d’usage abordés. Pourtant, les flottements ménagés entre l’usage et l’uniformisation reflètent justement la grande complexité de l’objet de la rectification : la langue ne saurait se résumer à des règles mathématiques et systématiques, qui réduiraient toutes ses variantes à des codes simplistes de conduite langagière. On ne peut faire abstraction de l’usage ; tout au plus peut-on tenter d’organiser le chaos linguistique qui y règne plus souvent qu’autrement. À ce sujet, l’école doit occuper une position d’avant-scène en ne se campant pas dans des positions réactionnaires ; celles-ci nuiraient au premier chef aux élèves qui tentent de s’approprier les codes d’une langue fort élégante, oui, mais combien complexe.

L’éthique professionnelle commande de prêter l’oreille aux recommandations orthographiques de 1990, d’autant plus qu’elles ont reçu l’aval de l’Office québécois de la langue française et du ministère de l’Éducation du Québec, ce dernier acceptant dorénavant les nouvelles graphies dans ses évaluations nationales. On ne peut plus souligner comme fautives des formes qui sont maintenant permises par la nouvelle orthographe… Le guide de correction de l’épreuve uniforme de français du collégial présente ainsi toutes les nouvelles graphies.

Les enseignants de français ont un rôle fort important à jouer dans la diffusion des recommandations orthographiques. Ils représentent souvent les seuls porte-paroles (notez le s) de préoccupations linguistiques extrascolaires. À ce titre, ils se révèlent des acteurs de premier ordre en ce qui regarde la diffusion de l’information au sujet des modifications orthographiques. Ils ne sauraient se réfugier ni dans la passivité ni dans une attitude réactionnaire ; ils ont au contraire le devoir professionnel de voir à ce que l’école ne reste pas en marge des conduites langagières qui occupent une place de plus en plus importante dans la société. Il leur revient de comprendre les différentes facettes de l’orthographe recommandée, pour des considérations essentiellement didactiques, qui concernent la maitrise de l’écrit par leurs élèves. Si elle ne règle pas toutes les ambigüités de la graphie française et si elle en crée de nouvelles, l’orthographe rectifiée n’en demeure pas moins une voie privilégiée pour l’enseignement-apprentissage de l’écrit, une voie que les enseignants de français doivent s’approprier de façon fine pour la diffuser dans leur milieu de travail, pour l’expliquer et la démystifier auprès de leurs collègues des autres disciplines, des directions, des élèves et de leurs parents, pour écarter les préjugés tenaces du nivèlement par le bas qu’il fait bon brandir pour de nombreux amants de la langue française.

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  1. Il va sans dire que ce texte adopte l’orthographe rectifiée. Retour

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