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Prose institutionnelle, bureaucratie et xyloglossie. De quoi me parlez-vous?

Dans le contexte de la mission des cégeps, un grand nombre de types de textes guident les activités de l’ensemble des étudiants et du personnel : plans-cadres, plans de cours, devis ministériels, politiques, procédures, statuts et règlements, cadres de référence, plans stratégiques, plans de réussite, conventions collectives, rapports, bilans, référentiels, procès-verbaux, comptes rendus, grilles d’analyse, gabarits – la liste n’est pas exhaustive.

Si ces documents apparaissent d’abord comme des genres textuels autonomes répondant à une variété d’intentions de communication telles que la règlementation, la prescription, l’explication, la description, la planification, l’évaluation, l’information, etc., il reste qu’ils ont tous plus ou moins mauvaise presse : leurs contours bureaucratiques les font souvent paraitre fort éloignés de la réalité du « terrain ».

Depuis une vingtaine d’années, « les établissements du réseau collégial québécois ont été appelés à développer des mécanismes pour assurer la qualité de leurs programmes d’études ainsi que leur mise en œuvre et la qualité de l’évaluation des apprentissages des étudiants[1] ». En 2002, l’adoption de la Loi modifiant la Loi sur les collèges d’enseignement général et professionnel a également placé les cégeps devant l’obligation d’élaborer un plan stratégique et un plan de soutien à la réussite. Ce type de textes, considérés justement par la Commission d’évaluation de l’enseignement collégial (CEEC) comme des mécanismes d’assurance qualité, permet en principe aux collèges d’assumer leurs responsabilités et d’en témoigner publiquement.

Malgré la légitimité indéniable de ces documents, leur accumulation récente, stimulée par l’évolution de l’environnement des cégeps (étudiants en situation de handicap, diversité culturelle, règles concernant les médias sociaux et l’utilisation d’appareils de téléphonie mobile, politique pour contrer le harcèlement psychologique ou sexuel, etc.), ne semble pas militer en leur faveur. C’est qu’ils présentent notamment la caractéristique d’embrasser souvent de façon très large les objets qu’ils se doivent de couvrir; pensons, par exemple, aux règlements et aux procédures. Soulevons par ailleurs un paradoxe à leur sujet : tantôt manquant d’uniformité, ils peuvent en même temps paraitre semblables d’un établissement à un autre, pour peu qu’on les compare. L’empressement pour faire adopter ce type de documents dans la fonction publique — les collèges n’étant pas les seuls — pourrait entre autres expliquer que plusieurs établissements se sont inspirés entre eux ou se sont entraidés pour leur rédaction.

Le style légaliste parfois verbeux, voire jargonnant, de ces textes les place aux antipodes du style de l’information actuelle misant sur l’instantanéité, l’interactivité et l’image; ils font donc plutôt figure de dinosaures, bien qu’il s’agisse de genres somme toute assez récents. Si cette documentation institutionnelle se voit taxée de langue de bois, une telle xyloglossie[2] est sans doute le fruit d’un aplanissement diplomatique du style en vue d’établir des consensus sur leur contenu, ou encore, le résultat des langages propres à tous les domaines couverts par ces documents : pédagogie, gestion des ressources humaines, procédures financières, réglementations diverses, etc. Y a-t-il une voie de salut possible : comment se libérer du carcan des textes bureaucratiques ou se réconcilier avec cet aplanissement stylistique?

La linguistique textuelle[3] nous invite à redéfinir notre rapport aux genres textuels pour les considérer d’abord à travers la lorgnette de leurs fonctions. Ici, le texte institutionnel devrait être envisagé comme gardien des règles, comme trace pérenne des décisions et du discours institutionnels, et comme guide pour l’action. Mieux cerner les visées explicatives, descriptives, prescriptives, prédictives, injonctives de ces documents conduit à renoncer, par le fait même, aux fonctions esthétiques, voire ludiques, associées davantage à d’autres genres textuels littéraires et fictionnels. Concrètement, des éléments de la grammaire textuelle, tels la cohérence, les connecteurs et les marqueurs de relation, les procédés de reprise de l’information, l’organisation du texte en paragraphes et les indices verbaux, devraient être particulièrement travaillés afin que le texte offre une lisibilité maximale venant contrer l’aridité de certains contenus. Un allégement du style par des manipulations syntaxiques (tel le remplacement des relatives par des gérondifs) ou par l’utilisation judicieuse de synonymes est également souhaitable. Enfin, une présentation variée de certaines données (tableaux, listes, schémas, pictogrammes) pourrait endiguer le caractère linéaire de l’information livrée aux lecteurs.

Voilà donc plusieurs défis pour les personnes qui élaborent, mettent à jour ou révisent de tels documents, qui devraient être de prime abord des leviers d’action et non de simples réponses normatives. En effet, il appert souvent que, dès qu’un manque, un défaut ou un problème est décelé, la solution est… d’écrire une politique; or, pour que cette dernière puisse être mise en place, il faut tabler sur sa lisibilité et sur sa clarté, donc sur sa bonne réception dans le milieu. L’enjeu principal de la question de la langue de bois dépasse celui de la simple mise en forme des textes et de leur attrait pour le lectorat visé. Il touche à leur mise en œuvre réelle sur ce fameux « terrain » qui leur permettra de gagner en signifiance.

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  1. COMMISSION D’ÉVALUATION DE L’ENSEIGNEMENT COLLÉGIAL (2015), Évaluation de l’efficacité des systèmes d’assurance qualité des collèges québécois, Gouvernement du Québec.[Retour]
  2. Expression russe pour désigner ironiquement à l’origine la « langue de chêne » de la bureaucratie tsariste. Pour une approche historique de la question, voir Christian DELPORTE (2009), Une histoire de la langue de bois, Paris, Flammarion.[Retour]
  3. Voir R. BLAIN (1995), « Discours, genres, types de textes, textes… De quoi me parlez-vous? », Québec français, n° 98, 1995, p. 22-25, et J.-M. ADAM (2005), La linguistique textuelle. Introduction à l’analyse textuelle des discours, Paris, Armand Colin (coll. Cursus pragmatique).[Retour]

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