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La compétence à produire des écrits professionnels attendue dans l’exercice d’un métier ou d’une profession

Les études collégiales forment de futurs citoyens appelés à agir au cœur d’enjeux déterminants dans leur société. Sur le marché du travail, ils auront notamment à poser des gestes cruciaux et à rédiger des écrits d’une grande importance : des constats et rapports crédibles, des argumentaires convaincants, des manuels d’utilisateur clairs, des notes d’observation fiables, etc.

D’après les résultats de notre recherche Français écrit au collégial et marché du travail – un projet collaboratif soutenu par le Programme d’aide à la recherche sur l’enseignement et l’apprentissage (PAREA)[1] –, force est de constater que le développement de la compétence à communiquer par écrit en lien avec un emploi futur présente de nombreuses difficultés. À cet égard, pour près de 40 % des employeurs de diplômés de la formation technique consultés par le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche, de la Science et de la Technologie, la situation est considérée critique parce que ces finissants ne répondent pas à leurs attentes en matière d’écrits (MESRST et MELS, 2013). Dans le présent article, nous décrirons ces attentes et ferons part de quelques constats et recommandations quant à la contribution de la formation spécifique au développement de cette compétence de rédaction attendue dans l’exercice d’un métier ou d’une profession – la formation générale n’ayant pas été étudiée dans le cadre de notre projet.

Un problème plus marqué du côté des Techniques policières et des Soins infirmiers

Une analyse fine des données du sondage du MESRST et du MELS (2013) nous a permis de calculer les taux de situation critique pour cinq programmes (ou groupes de programmes) à l’étude[2]. Une situation critique s’observe lorsque, pour un aspect donné (soit, ici, la capacité de communiquer par écrit en français), les attentes d’un employeur sont moyennes ou élevées, mais que l’évaluation de cet élément du profil de compétence chez les diplômés est inférieure à ses attentes. On parle alors de « situation critique pour tant de pour cent d’employeurs ». Comme l’illustre la figure 1, le problème est plus marqué du côté des diplômés des programmes menant à des métiers ou professions où les écrits produits sont à dominante informative[3] (Techniques policières et Soins infirmiers) que chez ceux des programmes donnant accès à des métiers ou à des professions où les écrits produits sont à dominante incitative (Graphisme, Technologies du génie électrique et Techniques administratives).

figure 1
Figure 1
Taux de situation critique au regard de la capacité à communiquer par écrit en français des diplômés de la formation technique (MESRST et MELS, 2013)

Si les futurs diplômés éprouvaient déjà des difficultés rédactionnelles au cours de leur formation, et ce, quelle que soit leur discipline (Donahue, 2008; Pollet, 2001; Thyrion, 2011), la non-spécialisation des professeurs en matière d’enseignement de la production d’écrits professionnels explique aussi le problème. Ces écrits, relevant d’une écriture de type communicationnel associée à l’accomplissement d’un mandat (Beaudet et Rey, 2012) et au respect de contraintes énonciatives et pragmatiques de genres en usage dans un milieu professionnel (Rinck et Sitri, 2012), sont certes produits par les étudiants au cours de leur formation technique, mais on peut se demander dans quelle mesure cette formation contribue à développer la compétence à les produire.

Nous avons voulu vérifier l’hypothèse qu’il existe un lien entre la contribution de la formation spécifique des programmes techniques au développement de la compétence à produire des écrits professionnels attendue dans l’exercice d’un métier ou d’une profession (que nous nommons CPEP) et la satisfaction des employeurs quant à la mise en œuvre de cette compétence par les diplômés. Pour ce faire, nous avons revisité le concept de compétence scripturale (Dabène, 1987; Charaudeau, 1982) sous l’angle de la compétence professionnelle (Le Boterf, 2006; Beckers, 2007) et nous avons développé un design de recherche mixte en trois phases. Nous avons ainsi pu recueillir et analyser, de manière parallèle et convergente, des données quantitatives et qualitatives provenant de diverses sources : rapports d’analyse de situation de travail (AST) et devis ministériels (n = 18); enquêtes auprès d’employeurs (n = 214), d’enseignants (n = 239) et de répondants de la réussite (repcar) et de la valorisation du français (repfran) (n = 84).

La CPEP pour les employeurs : une question d’habiletés et de représentations

Notre analyse nous a conduits à dresser un portrait des attentes des employeurs en termes d’habiletés essentielles et de représentations professionnelles importantes[4], selon que les écrits professionnels produits dans les domaines d’emploi concernés sont à dominante informative ou à dominante incitative. Le tableau suivant présente une synthèse de nos résultats :

Portrait des attentes des employeurs en matière de CPEP
Type d’écrits professionnels à produireHabiletés essentiellesReprésentations professionnelles importantes –
La qualité des écrits professionnels a un impact, positif ou négatif, sur…
Pour les diplômés des programmes de Techniques policières et de Soins infirmiers
Écrits à dominante informative
  • Rédiger avec pertinence
  • Rédiger avec clarté
  • Rédiger avec précision
  • Rédiger avec objectivité
  • Calligraphier lisiblement
  • le respect des obligations légales
  • la crédibilité
Pour les diplômés des programmes de Graphisme, des Technologies du génie électrique et des Techniques administratives
Écrits à dominante incitative
  • Rédiger avec pertinence
  • Rédiger avec clarté
  • Adapter le texte au destinataire
  • Rédiger en conformité aux normes linguistiques et de présentation de texte
  • l’image professionnelle
  • l’efficacité

Un employeur de diplômés de Techniques policières, interrogé lors d’un entretien, affirme qu’un employé compétent en français, « c’est quelqu’un qui est capable de décrire un événement avec des termes clairs, précis et faciles à expliquer », alors qu’un employeur de diplômés de Soins infirmiers soulève que de ne pas calligraphier lisiblement est « un facteur de risque important ». Pour sa part, un employeur de diplômés de Techniques administratives renvoie à l’image professionnelle de l’entreprise : « […] on s’attend à ce qu’il y ait un minimum de décorum dans les courriels », alors qu’un employeur de diplômés de Technologies du génie électrique renvoie à l’image professionnelle de l’employé lui-même : « S’il n’a pas pris la peine de faire son CV comme il faut, quand il va faire une tâche ici, est-ce qu’il va faire ça tout brouillon? ». Par ailleurs, un employeur de diplômés de Graphisme considère que l’efficacité est un enjeu important : « Quelqu’un qui maitrise mal le français, ça cause des dommages à l’entreprise. Et ça, c’est vraiment de l’incompétence, dans notre domaine. »

La contribution de la formation spécifique au développement de la CPEP : constats et pistes d’action

Nos résultats nous montrent que la contribution de la formation spécifique au développement de la CPEP est plutôt lacunaire et nous amènent à proposer quatre pistes d’action en vue de l’améliorer. Ces pistes sont de deux ordres : sur le plan institutionnel, elles ont à voir avec l’élaboration des programmes; sur le plan pédagogique, elles renvoient plus directement aux pratiques d’enseignement. Le tableau suivant résume nos principaux constats et nos recommandations :

Constats et pistes d’action proposées au regard de la contribution de la formation spécifique au développement de la CPEP
ConstatsPistes d’action proposées
1) Les devis ministériels présentent très peu d’éléments de compétence en lien avec les habiletés jugées essentielles par les employeurs, et ce, dans tous les programmes. Ils comportent cependant certains critères de performance afférents : il s’agit ici d’aspects à évaluer et pas nécessairement à enseigner.Piste 1 :
Définition de la CPEP et plan de mise en œuvre de son développement dans une approche-programme
2) Les enseignants, surtout dans les programmes où les écrits sont à dominante informative, sont plutôt en accord avec le fait qu’ils sont responsables de l’enseignement des habiletés jugées essentielles par les employeurs.Piste 2 :
Mobilisation de tous les acteurs pédagogiques d’un programme d’études (incluant la composante de formation générale) autour du développement de la CPEP
3) Dans tous les programmes, les enseignants considèrent que l’enseignement des habiletés jugées essentielles par les employeurs revient surtout à la formation générale et à l’enseignement secondaire.
4) Le manque de temps explique largement le non-enseignement des habiletés jugées essentielles par les employeurs, surtout dans les programmes où les écrits sont à dominante incitative.Piste 3 :
Accompagnement professionnel des acteurs pédagogiques d’un programme d’études quant à leur contribution au développement de la CPEP à l’intérieur d’une communauté d’apprentissage
5) La prise en charge de l’objet « français écrit » par les enseignants ne s’effectue pas nécessairement dans l’optique du développement d’une compétence professionnelle.Piste 3 :
Accompagnement professionnel des acteurs pédagogiques d’un programme d’études quant à leur contribution au développement de la CPEP à l’intérieur d’une communauté d’apprentissage
Piste 4 :
Stratégies pédagogiques axées sur la réalité professionnelle et reposant sur :- la conscientisation à l’importance de la qualité des écrits professionnels;- la mise en place de situations authentiques actualisées;- l’accompagnement professionnalisant dans la production d’écrits
6) Davantage de pratiques d’enseignement des habiletés jugées essentielles par les employeurs sont mises en œuvre par les enseignants des programmes où les écrits sont à dominante informative. Cela dit, dans tous les programmes, moins d’enseignement théorique et moins de rétroaction sont effectués par rapport aux exercices et à l’évaluation (formative et sommative).
7) Dans tous les programmes, les enseignants guident les représentations professionnelles de leurs étudiants : ils leur font prendre conscience des conséquences de lacunes en français écrit, et ce, pour favoriser leur motivation, notamment. C’est cependant plus souvent le cas dans les programmes où les écrits sont à dominante informative.

Une meilleure préparation requise, peu importe le programme

Nos résultats confirment qu’il existe un lien entre la contribution de la formation spécifique des programmes techniques au développement de la CPEP et la satisfaction des employeurs, mais pas nécessairement celui qui était anticipé. En effet, ce ne sont pas tant les programmes où cette contribution est le plus susceptible d’être efficace (à savoir Techniques policières et Soins infirmiers) qui formeraient les diplômés les plus satisfaisants en termes de CPEP. Il ressort plutôt que ces deux programmes, qui contribueraient le mieux au développement de la CPEP, sont associés à des domaines où les employeurs seraient plus exigeants que les autres, notamment chez les policiers.

Dans tous les cas, donc, nous considérons qu’une meilleure préparation des futurs diplômés est requise en matière de production d’écrits dans l’exercice d’un métier ou d’une profession. Selon nous, les étudiants doivent être bien formés à communiquer autant comme citoyens que comme professionnels, et seul un parcours pertinent et cohérent dans un programme, autant à travers la formation spécifique que la formation générale, rendra cela possible. Cette préparation, bien au-delà de l’enseignement des exigences structurelles et stylistiques des genres professionnels, est une question de transversalité, de multidisciplinarité et de continuité, une question de discours commun et de partage de responsabilité.

* * *

Références

BEAUDET, C., et V. REY (2012). « De l’écrit universitaire à l’écrit professionnel : comment favoriser le passage de l’écriture heuristique et scientifique à l’écriture professionnelle ? », Revue Scripta, no 30, Brésil, PUC Minas.

BECKERS, J. (2007). Compétences et identités professionnelles : l’enseignement et autres métiers de l’interaction humaine, Bruxelles, De Boeck Université.

CHARAUDEAU, P. (1982). « Éléments de sémiolinguistique : d’une théorie du langage à une analyse du discours »,  Connexions, no 38, p. 27-51.

DABÈNE, M. (1987). L’adulte et l’écriture : contribution à une didactique de l’écrit en langue maternelle, Bruxelles, De Boeck Université.

DERNAT, S., et A. SIMÉONE (2014). « Représentations socio-professionnelles et choix de la spécialisation : le cas de la filière vétérinaire rurale », [En ligne], Revue internationale de pédagogie de l’enseignement supérieur, vol. 30, no 2. [http://ripes.revues.org/832].

DONAHUE, C. (2008). Écrire à l’université : analyse comparée en France et aux États-Unis, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion.

JAKOBSON, R. (1963 et 1973). Essais de linguistique générale, vol. I et II, Paris, Minuit.

LE BOTERF, G. (2006 [2000]). Construire les compétences individuelles et collectives : agir et réussir avec compétence, Paris, Les Éditions d’Organisation.

MINISTÈRE DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR, DE LA RECHERCHE, DE LA SCIENCE ET DE LA TECHNOLOGIE (MESRST) ET MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION, DU LOISIR ET DU SPORT (MELS) (2013). La formation technique au collégial : les employeurs s’expriment, Québec, Gouvernement du Québec.

POLLET, M.-C. (2001). Pour une didactique des discours universitaires. Étudiants et système de communication à l’université, Bruxelles, De Boeck Université.

RINCK, F., et F. SITRI (2012). « Pour une formation linguistique aux écrits professionnels », Pratiques, no 153-154, p. 71-83.

THYRION, F., éd. (2011). Les voies du discours. Recherche en sciences du langage et en didactique du français, Presses universitaires de Louvain.

  1. Cette recherche collaborative a été menée au cégep de Sherbrooke et s’inscrit notamment dans le cadre des travaux du Collectif CLÉ. Les auteurs tiennent à remercier France Levesque et Richard Moisan, conseillers pédagogiques au cégep de Sherbrooke, pour leur collaboration à cet article et au développement du projet de recherche, dont le rapport final, déposé le 15 octobre 2016, sera accessible en ligne prochainement. [Retour]
  2. Les programmes retenus appartiennent aux cinq familles de classification ministérielle (techniques administratives, techniques artistiques, techniques biologiques, techniques physiques et techniques humaines). Ils sont rattachés à des domaines d’emploi où la compétence à communiquer par écrit est sollicitée de manière variée et leurs finissants obtiennent un taux de réussite à l’Épreuve uniforme de français (EUF) allant de faible à élevé. Il s’agit des programmes Techniques policières, Soins infirmiers, Graphisme, Technologies du génie électrique (plus précisément Technologie de systèmes ordinés, Technologie de l’électronique – Télécommunication et Technologie de l’électronique industrielle) et Techniques administratives (plus précisément Techniques de comptabilité et gestion et Gestion de commerces). [Retour]
  3. Le regroupement des programmes a été effectué selon le modèle des fonctions du langage de Jakobson (1963 et 1973). Dans ce modèle, la fonction informative est orientée vers le contexte (comme c’est le cas dans les rapports d’événement que rédigent les policiers et policières ou les notes d’observation que doivent consigner les infirmiers et infirmières), alors que la fonction incitative est orientée vers le destinataire (pensons, par exemple, aux argumentaires de projet, aux documents promotionnels ou aux courriels de suivi de dossier).[Retour]
  4. Les habiletés, ou savoir-faire, et les représentations sont les deux éléments qui s’ajoutent aux savoirs dans l’exercice de la compétence. La représentation professionnelle est une représentation sociale particulière, une forme de connaissance, une vision commune élaborée et contextualisée dans l’action et dans l’interaction professionnelles (Dernat et Siméone, 2014). Elle oriente les conduites et les communications ainsi que la manière dont un individu se représente la tâche, les autres personnes avec qui il est appelé à interagir et le contexte professionnel lui-même (Beckers, 2007). [Retour]

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