La compétence langagière et le transfert
Dans le contexte de l’apprentissage, on parle de plus en plus du transfert, de l’importance de pouvoir utiliser des connaissances et des habiletés dans des contextes différents. Voilà une définition sans doute incomplète du concept de transfert, mais elle a l’avantage, ici, d’être simple, de cerner le rôle fondamental de l’école et le but central de tout apprentissage, c’est-à-dire faire en sorte qu’une connaissance ou une habileté soient efficaces et utiles. On me reprochera peut-être une tendance utilitariste, on m’objectera qu’il y a des connaissances culturelles qui ne sont pas réutilisables dans des contextes professionnels, etc. Je répondrai que toute connaissance qui permet de comprendre l’être humain et l’humanité est une connaissance qui peut être nécessaire et utile un certain jour donné pour mieux comprendre ou interpréter une situation nouvelle ou un problème inédit.
Mon but, dans ce court article, n’est pas de faire un tour complet du problème du transfert dans tout apprentissage. Je me limiterai au transfert de la compétence langagière, ce qui n’est quand même pas une mince tâche… Actuellement, on entend souvent parler de compétences transversales et de la nécessité pour l’école de les faire acquérir par les élèves. La compétence langagière est une de ces compétences transversales au sujet de laquelle on s’entend tous pour dire qu’elle est importante, car elle est à la base de tout apprentissage. C’est par la langue qu’on accède au savoir.
D’abord, je donnerai des définitions générales des concepts de transfert et de compétence langagière, définitions qui font un certain consensus. Par la suite, j’en décrirai les principales composantes en me centrant particulièrement sur ce qui est en jeu dans le transfert. Finalement, j’essaierai d’esquisser comment on pourrait faciliter le transfert de la compétence langagière, tout en abordant certaines façons de faire qui peuvent, au contraire, nuire au transfert.
Transfert et compétence langagière
Le transfert est un processus dynamique par lequel un individu utilise une connaissance déjà acquise soit pour intégrer une nouvelle connaissance ou un nouveau savoir-faire parmi ses connaissances, soit pour résoudre un problème dans un nouveau contexte. Lorsque je parle ici de connaissances, il faut en distinguer trois types, selon la psychologie cognitive : les connaissances déclaratives, procédurales et conditionnelles. Les connaissances déclaratives correspondent à la question « quoi ? », ce sont des savoirs ; les connaissances procédurales répondent à la question « comment ? », ce sont des savoir-faire ; les connaissances conditionnelles ont trait aux questions « quand ? » et « pourquoi ? », ce sont des connaissances (des reconnaissances) de conditions d’utilisation de savoirs et de savoir-faire. Ces trois types de connaissances ont leur rôle à jouer dans le transfert de la compétence langagière, car elles agissent simultanément en lecture et en écriture. En effet, lire et écrire demandent de recourir aux trois types de connaissances : des savoirs, des savoir-faire et des reconnaissances de situations ou de conditions. Si un individu ne peut reconnaître un participe passé dans une phrase, il ne pourra pas l’accorder, même s’il connaît la règle par coeur.
Avant d’aller plus avant dans le fonctionnement du transfert et de la compétence langagière, il serait bon de définir brièvement ce dernier concept et, surtout, d’en décrire les principales composantes. Pour Chomsky, la compétence langagière est une faculté générique qui permet de « prononcer un nombre infini de phrases différentes[1] ». Au collégial, depuis un certain nombre d’années, et ce à la suite de travaux de différents linguistes et de didacticiens du français, on a retenu la définition suivante du concept de compétence langagière : c’est un ensemble d’habiletés reliées au langage et permettant de produire et de comprendre différents discours. Cette définition conserve le caractère de faculté générique de Chomsky. La compétence langagière englobe trois types de compétences : les compétences discursive, textuelle et linguistique. Ces compétences sont imbriquées les unes dans les autres lors de la production ou de la compréhension de discours. La compétence linguistique renvoie à la connaissance du code, aux règles d’utilisation de la langue. La compétence textuelle correspond à la connaissance des règles d’organisation d’un texte et la compétence discursive, à la connaissance des moyens langagiers permettant de lier un texte à un contexte ou à un type de discours.
Lire et écrire, des habiletés complexes
Lire et écrire sont des habiletés complexes, car plusieurs connaissances et compétences entrent en jeu au même moment : on retrouve les trois types de connaissances pour chacune des compétences langagières. En lecture, un individu doit décoder les signes, reconnaître un mot, en connaître le sens, lier ce mot aux autres, dégager le sens d’une phrase, d’un paragraphe, etc. À l’écrit, il doit planifier ce qu’il veut dire, rédiger en ayant recours à ses connaissances en vocabulaire, en syntaxe, en grammaire du texte tout en s’assurant que son discours est pertinent à la situation de communication et qu’il respecte les règles d’usage. Plus un élève avance dans le système scolaire, plus les connaissances requises en lecture et en écriture prennent de l’ampleur et complexifient les tâches. À cause de cela, il est important que, dès le départ, les connaissances soient bien ancrées et assimilées, car il faudra aller les chercher pour réaliser de nouvelles tâches et plus une connaissance est bien insérée dans le réseau des connaissances de l’individu, plus il est facile de la retrouver.
L’apprentissage du langage écrit est la fonction principale de l’école. En effet, c’est à l’école que l’on apprend les règles et les normes de l’écrit. Cependant, cet apprentissage de la langue n’est pas le premier : il succède à celui de l’oral qui, lui, s’est fait en milieu naturel, souvent par essais et erreurs, par imitation. L’école doit enseigner les caractéristiques de l’écrit. Prendre conscience de l’absence du locuteur, de la nécessité de la clarté des mots pour se faire comprendre d’un inconnu qui ne partage peut-être pas les mêmes connaissances sur un sujet donné sont des éléments à enseigner clairement pour montrer à l’élève que les deux types de discours ont des conditions de réalisation différentes. Dans les copies d’élèves, on retrouve parfois des traces de l’oral, des manifestations démontrant que l’élève ignore certaines règles de l’écrit. En situation de transfert, ces savoirs et savoir-faire sont fondamentaux et ils s’additionnent à plusieurs autres connaissances linguistiques, textuelles et discursives, en plus des connaissances disciplinaires particulières à un sujet donné. L’individu doit s’occuper de tous ces aspects en même temps.
Perrenoud définit une compétence comme une mobilisation de schèmes, un schème étant une totalité constituée ou, selon Piaget, « une structure invariante d’une opération ou d’une action[2] ». On pourrait dire qu’un schème regroupe plusieurs connaissances organisées automatiquement en action. À l’écrit, il y a plusieurs connaissances automatisées, ce qui allège la tâche d’écriture ou de lecture. Vous n’avez qu’à vous souvenir du moment où vous deviez porter énormément d’attention pour reconnaître les signes d’un mot avant d’en déduire le sens. Aujourd’hui, décoder ces signes est une opération automatique et rapide qui permet de vous concentrer principalement sur l’organisation de la pensée. Il y a donc avantage à faire en sorte que certaines connaissances soient automatisées. Pensons principalement aux règles grammaticales simples comme l’accord du pluriel. Mais, comment se fait-il que cette connaissance de base que tout élève du collégial possède ne se manifeste pas toujours dans la production d’un texte ? Sans doute parce qu’il y a un passage à faire entre les connaissances et les reconnaissances.
Le transfert : un exercice de reconnaissance
Des trois types de connaissances que nous avons décrites auparavant, les connaissances conditionnelles sont au coeur du transfert : savoir quand et pourquoi utiliser certaines connaissances. Comment donc aider le transfert de la compétence langagière ? Tardif et Presseau dégagent dans les recherches sur le transfert trois axes d’intervention ou d’action : les caractéristiques de la tâche, les caractéristiques du sujet et les conditions d’apprentissage. Selon le premier axe, on présume que le transfert est favorisé lorsque les tâches à réaliser ont des points en commun. Il s’agit alors de bien faire voir ce qui est commun. Selon le deuxième axe, ce n’est pas tant la tâche que la représentation que s’en fait l’élève qui facilite le transfert. En d’autres mots, c’est la conscience des connaissances et des compétences à utiliser qui pourrait encourager le transfert. Enfin, selon le dernier axe de recherche, ce sont les conditions d’apprentissage qui sont importantes. L’enseignant a d’abord comme rôle de contextualiser tout apprentissage, puis, ensuite, il amène l’élève à recontextualiser un apprentissage, c’est-à-dire à utiliser les mêmes connaissances et compétences dans un contexte nouveau. Ces trois axes de recherche ont en commun la conscience ou la reconnaissance d’utilisation de connaissances acquises dans un autre contexte.
C’est en écrivant ou en lisant que…
Penchons-nous maintenant sur certaines conditions qui pourraient aider les élèves à transférer leur compétence langagière. Lire et écrire souvent. Vous direz sans doute que c’est élémentaire, mais c’est très important. Écrire des phrases complètes, des paragraphes, faire des résumés, etc. Au cégep, il ne devrait jamais y avoir de travaux où l’élève ne doit pas fournir une réponse élaborée. Il serait possible de lui faire voir alors que la structure d’un paragraphe explicatif dans un rapport de laboratoire a des caractéristiques communes avec celui d’une analyse littéraire ou d’un travail de sociologie lorsqu’il s’agit de présenter un phénomène social. S’occuper de la langue au cégep, c’est d’abord et avant tout faire lire et écrire dans tous les cours. Faire en sorte que construire un paragraphe explicatif ou analytique devienne un automatisme. L’élève qui prend conscience des traits communs entre des situations différentes utilisera ce qu’il sait déjà. Cela facilitera l’attention qu’il doit porter à d’autres aspects de la langue, comme la vérification des règles orthographiques ou syntaxiques. L`enseignant peut aider l’élève en lui rappelant l’existence de traits communs.
Prendre connaissance de structures textuelles (compétence textuelle) peut aider à transférer ses connaissances. Mais que faire avec la compétence linguistique, l’utilisation du code ? Des recherches ont démontré que faire prendre conscience du processus d’écriture, des étapes à suivre, peut aider l’élève à mieux contrôler la démarche. On reconnaît trois grandes étapes : la planification, la rédaction et la révision. Lors de la planification, l’élève choisit des idées en tenant compte des consignes du travail (compétence discursive), les organise et les structure (compétence textuelle), choisit des illustrations et élabore des pistes d’explication. Cette étape prépare à la rédaction, où il s’agit de mettre en mots les idées. Si la première étape est bien réalisée, il peut être plus facile pour le scripteur de ne se concentrer alors que sur la rédaction ou la mise en mots des idées en respectant les règles d’orthographe d’usage et d’orthographe grammaticale, car il n’a pas à trouver en même temps des idées et à les organiser, cela est fait. Au cours de l’écriture, le scripteur peut toujours apporter des éléments nouveaux, mais l’essentiel devrait être fait. À l’étape de la rédaction, il s’agit d’écrire pour écrire, c’est à ce moment que l’on utilise sa compétence linguistique.
À la dernière étape du processus d’écriture, la révision, il s’agit de vérifier que ce qui a été écrit est pertinent, en rapport avec ce qui était demandé (compétence discursive) et si c’est bien fait, dans le respect des conventions textuelles et des règles linguistiques. La révision devrait faire appel à des stratégies permettant d’apporter successivement les corrections nécessaires au texte. L’élève devrait se donner une démarche de révision et il devrait s’assurer que chaque partie de cette démarche est bien faite. Il est bon de lui faire savoir qu’un texte non révisé souffre de l’absence d’une étape essentielle. L’enseignant peut aider l’élève à se construire une liste de vérification et l’encourager à la respecter. Cette liste devrait lui permettre de revoir tous les aspects d’un texte, du contenu à la forme. Pour ce qui est de la langue, il serait bon que l’élève connaisse ses points faibles et qu’il développe des stratégies ou des trucs pour les reconnaître et les corriger. Un enseignant pourrait agir comme modèle et expliquer ce qu’il fait pour se réviser et pour s’assurer que son écrit est correct. On peut aussi aider l’élève à développer ses propres stratégies en lui faisant relire sa copie pour trouver ses erreurs tout en lui demandant de trouver lui-même ses solutions pour les éviter. Si l’élève met au point ses propres solutions, il y a plus de chance qu’elles s’insèrent mieux dans son réseau de connaissances et de compétences.
Au début d’un apprentissage, l’enseignant, comme un entraîneur dans les sports ou un maître artisan dans les métiers, devrait aider l’élève à se donner des moyens de vérification, puis progressivement, laisser à ce dernier toute la place et toute la responsabilité du contrôle de ses savoirs. En fait, il s’agit d’amener tout élève à employer les façons de faire de l’expert qui révise son texte ou des façons de faire comparables à ce qu’il fait lui-même dans d’autres contextes quand il veut s’assurer de l’exactitude de ses calculs ou du respect de la mesure en musique, etc. Tout individu développe des expertises de contrôle dans des domaines d’activité, pourquoi ne pas l’encourager à employer les mêmes dans des contextes différents ? Bref, il s’agit de développer la métacognition de l’élève, c’est-à-dire la conscience et le contrôle des actes d’apprentissage.
La motivation : une dimension à considérer
En plus d’une bonne base de connaissances et de la possession de stratégies efficaces de résolution de problèmes, Prawat indique que la motivation peut être un facteur important dans la réussite du transfert[3]. Les élèves faibles en langue sont souvent ceux qui ont une impression d’impuissance, qui pensent qu’ils n’y arriveront jamais, que ce n’est pas de leur faute et que c’est une fatalité, cette faiblesse. Ces élèves se perçoivent négativement et ne rassemblent pas l’ensemble des connaissances qu’ils possèdent tout de même, car cela leur semble extérieur à eux[4]. Voilà pourquoi le fait de développer des stratégies qu’ils contrôlent et dont ils sont conscients peut être un moyen efficace pour hausser leur perception d’eux-mêmes et, de là, leur motivation.
Enseigner pour le transfert
Il est important, au moment de tout apprentissage, de faire voir les transferts possibles. Le transfert s’enseigne, ce n’est pas un acte magique ou un drôle de fantôme qui agit chez certains et non chez d’autres. Prenons l’exemple des parties de l’introduction. On peut faire apprendre ces parties et proposer des modèles, mais il est important de faire voir en même temps différentes façons de faire. Si on insiste trop sur des prescriptions sévères, il est fort possible que dans un contexte nouveau l’élève ne puisse reconnaître la pertinence de ce qu’il sait ou qu’il l’utilise à mauvais escient. Il arrive parfois de voir, à l’épreuve de français, un élève utiliser un plan comparatif pour un sujet à un seul texte… Il se sert mécaniquement d’un modèle, mais il n’a pas développé les stratégies nécessaires pour en évaluer la pertinence. Les enseignants ont un rôle important à jouer au moment de l’apprentissage pour aider l’élève à devenir autonome, à voir des transferts. Lors d’évaluations sommatives aussi, il faut voir à ne pas restreindre les tâches à une répétition exacte d’un même modèle, car cela peut nuire au transfert.
La plupart des chercheurs actuels affirment que pour favoriser le transfert, il faut créer des tâches le plus authentiques possible, c’est-à-dire qui se rapprochent le plus possible de ce qui se fait dans la vraie vie. Toutefois, l’école est un lieu d’apprentissage où il n’est pas toujours possible de reproduire la réalité. L’exercice de l’analyse littéraire sera utile dans la vie de tous les jours pour le critique littéraire ou l’enseignant de français, mais non pour les autres. Par contre, l’habileté de l’analyse est transversale, et on aurait avantage alors à en dégager les caractéristiques et à faire voir comment cela se réalise dans des contextes différents. C’est ce sur quoi il faut insister : voir les traits communs et être conscient des différences des contextes. Cela devrait être fait par l’ensemble des enseignants. Ce sont des stratégies transversales qui n’appartiennent à aucune discipline particulière, tout comme améliorer la compétence langagière est une responsabilité dans toutes les disciplines.
La maîtrise de la compétence langagière s’acquiert progressivement et se développe constamment. J’ai essayé de montrer ici ce qu’on peut faire pour favoriser le transfert de cette compétence dans le temps et dans l’espace. On a vu l’importance de bien ancrer les connaissances, d’aider à recontextualiser les apprentissages, de développer des stratégies personnelles pour résoudre des problèmes. Toutes ces interventions peuvent effectivement favoriser le transfert de la compétence langagière. Bref, il s’agit de rendre tout élève autonome.
- Cité par Philippe PERRENOUD, Construire des compétences dès l’école, Paris, ESF éditeur, 1998, 125 p. (Collection Pratiques et enjeux pédagogiques) Retour
- Philippe PERRENOUD, ibid. Retour
- R.S. PRAWAT, « Promoting access to knowledge, strategy and disposition in students : A research syntheses », Review of Educational Research, vol.1, no 59, p. 1-41. Retour
- Rolland VIAU, La motivation dans l’apprentissage du français, Saint-Laurent, ERPI, 1999, 161 p. Retour
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